Quelques années encore, et la révolution littéraire entreprise par Hugo et ses amis triomphait, mais seulement comme il est possible de triompher dans le domaine intellectuell. Une minorité, de plus en plus réduite, composée des hommes les plus cultivés et des femmes les plus intelligentes de France, comprenait que les questions en litige étaient tranchées, que les règles d'Aristote avaient été mal interprétées, que le temps des poètes de transition était passé, que Delavigne était épuisé et que la génération
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de 1830 seule savait ce qu'elle voulait en littérature. Le fait qu'un mouvement analogue se manifestait en même temps clans la peinture, la sculpture et la musique montrait mieux que toute autre chose combien cette révolution était profonde et irrésistible. Mais ceux qui jugeaient ainsi n'étaient, je l'ai dit, que la minorité. La vieille littérature, raide et empesée de l'Empire, avait encore pour elle tout ce que la France comptait d'hommes attachés à la routine, <le partisans du passé et d'ennemis de toute innovation, de sots et d'envieux, de plus, tout le monde officiel, tous les journaux, à l'exception d'un seul "le Journal des Débats" enfin, la puissance : toutes les situations, emplois, pensions n'étaient accordés qu'aux hommes de la vieille école. La jeune générai ion rencontrait donc encore partout de la résistance ; du reste, le premier grand effort qu'elle venait de déployer avait été suivi d'une certaine lassitude. On était jeune, on avait cru qu'il suffirait de livrer l'assaut à la redoute des préjugés pour s'en emparer, et on se voyait encore au pied des retranchements, décimé, désabusé; on finit par perdre patience et toute envie de combattre. On s'était volontiers engagé dans une lutte désespérée, et on s'était bien préparé aux coups et aux blessures, mais à la con- -dition que le triomphe définitif ne tarderait pas. Maintenant, cette guerre qui traînait en longueur, les sottes railleries d'adversaires qui occupaient toujours dans le domaine de l'art et de la littérature de hautes situations, l'indifférence des lecteurs pour la nouvelle école et leur -enthousiasme persistant pour la vieille littérature, tout cela faisait réfiéchir la jeunesse et arrêtait son essor. Elle se demanda si elle n'était pas allée trop loin dans son ardeur juvénile, si Sa Majesté le public n'avait pas raison, au moins dans une certaine mesure, et elle commença à se faire pardonner son talent par toutes sortes de concessions, ou même par des défections. On abandonna ses amis pour trouver accès dans tel ou tel cercle distingué; beaucoup préparaient leur candidature à TAcadémie et prenaient bien garde de ne pas la compromettre i)ar leur attitude et leurs liaisons.
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Une raison psychologique contribua également à dissoudre le groupe romantique, je veux dire le sentiment d'indépendance qui animait chacun de ses membres. Le lien qui les unissait tous les uns aux autres avait été au début trop étroit. On ne s'était pas contenté d'indiquer en général la nouvelle direction à suivre, on avait encore établi des principes, et les hommes qui avaient fait cela étaient des poètes qui avaient autant de génie que d'étroitesse, mais ce n'était point des penseurs à l'esprit large et impartial. Si sociables que soient les peuples romans, par opposition aux peuples germaniques, une alliance litté- raire ne peut pourtant pas exister, dans ces conditions, au sens le plus étroit du mot. Des hommes de science peuvent s'entendre sur une méthode, mais il faut que l'artiste soit complètement indépendant pour créer ses chefs - d'oeuvre. D'autre part, un individualisme absolu est également impossible dans l'art; consciemment ou inconsciemment, il se forme toujours des écoles, et s'il est vrai que l'artiste doit jouir de son entière liberté, il n'en est pas moins vrai qu'il ne peut atteindre la perfection que s'il s'appuie sur une tradition artistique ou s'il reste uni à ceux de ses contemporains qui ont avec lui une certaine affinité d'esprit. Des talents ou des génies isolés ne tardent pas à languir et à dépérir. Mais, dès qu'une école s'est donné un chef, il ne faut pas que celui-ci méconnaisse et foule aux pieds la liberté des autres ; il doit tout admettre, sauf ce qui serait faiblesse de caractère ou platitude de style. Or, un esprit comme celui de Hugo n'était pas capable de reconnaître une liberté aussi illimitée, et les fanatiques qui se trouvaient parmi ses partisans interprétaient encore plus étroitement que lui la doctrine de l'école. En quelques années les personnalités les plus marquantes de la jeune génération se distinguèrent les unes des autres par un cachet particulier, beaucoup plus qu'on avait pu le prévoir, et leur isolement profita à la vieille école classique.
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La dissolution du groupe romantique eut encore une dernière cause que je dois signaler. La révolution de Juillet avait jeté dans la politique quelques-uns des champions du romantisme et c'est un fait caractéristique, à ce point de vue, que le "Globe" cessa, dès 1830, d'être un journal littéraire pour passer entre les mains des Saints- Simoniens. Les fondateurs et collaborateurs principaux, Guizot, Thiers, Villemain et Vitet devinrent membres du parlement, ministres etc. et, comme la politique donnait plus vite la célébrité que la littérature, les poètes eux- mêmes se laissèrent entraîner vers la tribune. Des poètes lyriques comme Hugo et Lamartine se donnèrent tout à la politique pendant la Restauration. Les écrivains qui Testèrent fidèles aux lettres sentaient que ces deux noms leur portaient ombrage et les éclipsaient; ils en étaient jaloux et s'indignaient parfois de voir ces deux grands poètes regarder maintenant comme chose secondaire la littérature qui était pour eux-mêmes la raison de leur existence.
Ce fut un coup terrible pour les Romantiques que la défection de Sainte-Beuve, le héraut ardent et enthousiaste de l'Ecole. Sainte-Beuve semble, malgré sa nature, mélange curieux d'humilité et d'amour de l'indé- pendance, avoir conservé pendant longtemps dans ses poésies une attitude de respect et de soumission vis-à-vis de Hugo. Mais il finit par s'impatienter de tout cet encens que Hugo exigeait ou du moins attendait. Cependant il était trop faible pour refuser son tribut. C'était moins d'ailleurs, on le sait, l'enthousiasme pour Victor Hugo lui-même que pour sa jeune femme qui retenait Sainte-Beuve dans ce «ercle enchanté. Quand la rupture se produisit entre les deux hommes dans leur vie privée, Sainte-Beuve jugea aussi tout autrement le poète des "Orientales". Regardant les écoles et les partis comme des hôtels où il descendait sans pourtant défaire ses malles, toujours disposé à couvrir de ses sarcasmes ceux qu'il venait de quitter, il ne fit plus désormais que critiquer Hugo sévèrement, souvent aussi
Brandes, l'école romantique eu France. 7
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injustement. Alfred de Musset se procura plus tôt encore- le plaisir d'annoncer sa désertion du camp romantique. Un esprit supérieur comme le sien ne pouvait point fermer les 3'eux à Tétroitesse et à Fimperfection des princij)es de la nouvelle école, encore moins aux puérilités de jeunes étourdis trop ardents. Lorsqu'il lut ses poésies pour la première fois, chez Hugo , deux passages seulement furent applaudis: l'un de "Don Paez" :
"Frères, cria de loin Une dragon jaune et bleu qui dormait dans
du foin."
Ces mots jaune et bleu excitèrent l'enthousiasme,, c'était là ce qu'on appelait la couleur dans le style ; Tautre- du "Lever" :
"Vois tes piqueurs alertes
Et sur leurs manches vertes
Les pieds noirs des faucons."
Ce pittoresque élémentaire plaisait aux jeunes auditeurs^ beaucoup plus que tout l'esprit du poète. Car, c'était par de telles bagatelles qu'on voulait se séparer de la vieille^ école qui ne peignait que les événements eux-mêmes et ne s'intéressait ni au costume, ni à la couleur, ni à tout ce qui n'est qu'extérieur. Les jeunes gens voulaient voir avant tout dans Musset un peintre du monde sensible, mais lui-même sentait que son mérite était ailleurs et n'éprouvait nullement l'envie de rivaliser avec Hugo ou Théophile Gautier.
Musset était en outre surtout gentilhomme et homme du monde et mettait son honneur à regarder la poésie comme un passe-temps. Il ne voulait avoir rien de commun avec les poètes chevelus qui portaient des chapeaux à la Calabraise. Sa vogue avait été tout d'abord incertaine: il avait cherché à surprendre et à taquiner ses lecteurs, ceux-ci maintenant lui témoignaient la plus grande bienveillance et se montraient disposés à tout lui pardonner, même sa
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"ballade à la lune", si seulement il consentait à faire autre visage.
Jaloux de son indépendance, indifférent à l'égard des partis, ennemi de toute doctrine artistique déterminée, classique par tempérament, esprit de la même famille que Régnier et Marivaux, il céda jusqu'à un certain point à la sourde pression exercée sur lui. Il gagna le public en décrivant, avec une indifférence humoristique, ses luttes et celles de ses anciens compagnons. Dans la poésie "Les secrètes pensées de Rafaël gentilhomme français" il se déclare las de combattre dans les deux camps ennemis depuis près de cent ans. Vieux guerrier épuisé, il s'assied maintenant — à vingt et un ans — sur son tambour crevé. Shakespeare et Racine viennent à lui et s'endorment à côté de Boileau qui leur a pardonné à tous deux. Il écrit dans la dédicace à M. Alfred T\*\*\* de "La Coupe et les Lèvres":
| "Aujourd'hui l'art n'est plus, — personne n'y veut croire. | Notre littérature a cent mille raisons | Pour parler de noyés, de morts, et de guenilles. | Elle-même est un mort que nous galvanisons. | Elle entend son affaire en nous peignant des filles, | En tirant des égouts les muses de Régnier. | Elle-même en est une, et la plus délabrée | Qui de fard et d'onguents se soit jamais plâtrée.
Cette violente sortie, dirigée évidemment contre l'imagination dévergondée des Ultra -Romantiques, était d'une brutalité si juvénile qu'elle devait atteindre et blesser toute la poésie contemporaine. Musset parlait ainsi la même année que parut " Marion de Lorme", ce drame si imparfait sans doute, mais si chaste, si spiritualiste, si rempli d'esprit chrétien et dont l'héroïne n'est pourtant qu'une courtisane.
Il n'y avait point là assurément une coïncidence fortuite. Vers la même époque, Musset, de plus en plus désabusé et blasé, raillait tout ce que la jeunesse vénérait
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encore comme son idéal. Presque tous les poètes de la jeune école, Hugo à leur tête, avaient pris parti pour la Grèce défendant son indépendance.
Musset écrivait de son Mardoche:
| "Il aimait mieux la Porte et le sultan Mahmoud, | Que la chrétienne Smyrne, et ce bon peuple hellène | Dont les flots ont rougi la mer hellespontienne, | Et rougi de leur sang tes marbres, ô Paros!
Quelle était la raison de cette indifférence et de ce cynisme? — Un sang trop bouillant, un coeur trop passionné et des désillusions trop tôt venues. Sa confiance en l'humanité avait été ébranlée déjà dans sa jeunesse, et de cette époque datait son amertume et son ironie. Il n'est guère possible de rattacher le pessimisme de Musset à un événement déterminé; mais lui-même croit pouvoir nous en indiquer la source.
Il avait été, nous dit-il, souvent trompé dans sa première jeunesse par une amante et par un ami. Il est vraisemblable que sa sincérité en a vivement souffert, mais, sans doute, tant que la blessure ne fut point cicatrisée, il l'a vue à travers le verre grossissant de la poésie et s'est drapé dans sa douleur. Il était alors d'usage d'avoir des chagrins d'amour et de pouvoir s'en consoler. Cependant, Musset a plus souffert qu'on est disposé à le croire généralement quand on lit ses poésies de jeunesse pleines de hardiesse et d'impertinence; c'est pour ne pas paraître aussi faible qu'il était réellement, pour éviter les railleries des cyniques, qu'il affecta longtemps cette dureté et cette insensibilité extrêmes qui, comme tout ce qui est affectation, produisait une impression pénible et désagréable. Taine a écrit sur Musset un article célèbre où se révèle un enthousiasme aussi aveugle qu'ardent et partial qui se résume dans ces mots: "celui-là au moins n'a jamais menti." Si pourtant on regarde l'affectation dans une supériorité hautaine et dans l'insensibilité comme un mensonge, on ne peut souscrire entièrement au jugement de Taine. Mais, bientôt devait se produire dans la vie |101| de cet " enfant du siècle" gâté et présomptueux un événement considérable. Le quinze août 1833, Rolla avait été publié dans la "Revue des deux Mondes" qui venait de se fonder. Quelques jours après, le directeur de la revue, le Suisse Buloz, offrit à ses collaborateurs un dîner "Aux Trois Frères Provençaux", le fiimeux restaurant du Palais- Eoyal. Beaucoup, et parmi eux une dame, répondirent à l'invitation. On présenta la dame à Musset, sous le nom de Madame George Sand, et on le pria de la conduire à table.
C'était un couple superbe: lui, joli et svelte, blond, avec des yeux bruns et le profil bien net d'une tête de cheval ; elle, brune avec sa chevelure bouclée et luxuriante, son beau teint olivâtre légèrement bronzé aux joues, ses yeux bruns et vifs, ses bras et ses mains d'une éclatante blancheur. Derrière son front tout un monde semblait habiter, et cependant elle était jeune, belle et calme comme une femme qui n'a pas la prétention de passer pour spirituelle. Son costume était simple, seulement quelque peu fantaisiste; elle portait sur sa robe une petite jaquette turque brodée d'or, et un poignard pendait à sa ceinture. En 1870, comme je me trouvais à Paris, un des derniers survivants de ceux qui assistèrent à ce dîner me racontait que ce fut un calcul habile et intéressé de la part de Buloz de rapprocher ainsi Musset et George Sand. Il avait dit auparavant à des intimes: "Il faut qu'ils soient l'un près de l'autre à table; toutes les femmes s'éprennent de lui, tous les hommes s'éprennent d'elle : ils s'aimeront nécessairement. Et quels travaux ils me fourniront alors!" Et ce disant, il se frottait les mains de joie.
C'étaient pourtant deux tempéraments bien différents que Musset et George Sand! Ils n'avaient guère qu'un trait commun: tous deux étaient poètes.
George Sand produisait abondamment et imprimait à toutes ses oeuvres comme un cachet maternel. Son âme était saine, jusque dans ses emportements révolutionnaires, et il régnait un certain équilibre dans ses facultés. |102| Elle pouvait régler sa vie comme il lui plaisait, travailler presque toute la nuit et, le matin, se livrer à un sommeil prolongé qu'elle pouvait commander à volonté et qui la reposait. Il n'y avait pas de grande passion, d'idée révolutionnaire qui eût agité le XIX^e^ siècle et que cette femme n'eût point connue ou éprouvée, et néanmoins elle avait conservé toute sa fraîcheur, tout son calme, et tout son empire sur elle-même. Elle pouvait écrire six heures de suite sans se laisser distraire et sans se fatiguer; elle était si bien capable de se recueillir qu'elle pouvait poursuivre ses rêves au milieu des conversations et des éclats de rire d'une société, et, immédiatement après, quand elle reportait son attention sur son entourage, elle restait à peu près muette, écoutait tout, comprenait tout et absorbait tout en elle comme une éponge absorbe l'eau.
Et Alfred de Musset ! Il était doué d'un tempérament d'artiste extrêmement ardent; ses poésies étaient fiévreuses, son sommeil agité, ses passions violentes. Concevait-il une idée? il ne la couvait point silencieusement, dans l'attitude d'un sphinx, comme faisait George Sand, il en était dominé, terrassé "plus étourdi qu'un page amoureux d'une fée", comme il dit dans la poésie dont j'ai parlé plus haut "Après une lecture". Et quand il commençait à la développer, il était toujours tenté de jeter la plume avec désespoir. Il travaillait trop lentement pour saisir toutes les idées qui s'agitaient tumultueusement en lui, son coeur se mettait à battre furieusement, et il suffisait de la moindre distraction extérieure, d'une invitation à une soirée avec des amis ou de jolies femmes ou à une partie de campagne, pour qu'il en profitât pour fuir le travail, comme on fuit un ennemi.
George Sand "brodait" ses romans, Musset écrivait dans une extase céleste mais fugitive, qui faisait place le lendemain à un profond dégoût pour ce qu'il avait produit la veille; puis il regardait sa plume avec la même haine que le galérien regarde sa rame, sans néanmoins vouloir corriger ce qui lui semblait défectueux. En dépit de son
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impertinence et de son audace juvéniles, il était en proie è, des tortures continuelles, parce qu'il était animé d'un puissant génie d'artiste dont les sentiments étaient trop profonds et trop violents, l'activité trop ardente pour sa constitution délicate, et qui concevait des idées -avec une telle fécondité que sou cerveau ne pouvait les enfanter qu'avec de grandes douleurs. Quand donc le poète se livrait à des excès de tout genre, c'est qu'il voulait surtout étourdir les souffrances que lui causait son ^énie.
A vingt-deux ans, Musset, véritable enfant gâté, entouré de l'affection de ses parents et d'un frère aîné, n'avait eu encore que quelques aventures amoureuses, et pourtant il avait déjà l'expérience, la défiance et la misanthropie d'un homme de quarante ans.
A vingt-huit ans, George Sand, cette petite-fille de Maurice de Saxe, qui sentait couler dans ses veines un sang de prince et de bohème, voyait derrière elle toute sa destinée, elle était arrachée à sa famille, à ses biens, à son foyer et à ses deux enfants restés à Nohant. N'ayant plus d'homme pour la soutenir, elle en était réduite aux "affinités électives"; elle menait une vie de bohème littéraire, sortait sous un nom d'homme, dans un costume d'homme, la cigarette aux lèvres, et, dans les profondeurs de son âme, elle était cependant naïve, calme, bonne, ouverte à tout ce qui était nouveau, comme si elle n'avait point encore vécu, comme si elle n'avait point encore été trompée.
Musset, si original dans son art et si déréglé dans sa vie, avait, à beaucoup d'égards, cette étroitesse de philistin à laquelle sont enclins tous les hommes, et particulièrement ceux qui ont été, dès leur naissance, favorisés par la fortune, qui ont reçu de bonne heure une bonne éducation et qui craignent le ridicule.
George Sand, au contraire, qui, au point de vue purement artistique, n'a rien de révolutionnaire, qui, dans -son genre et dans son style, ne s'écarta jamais des voies tracées, était une vraie merveille d'intelligence féminine
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qui s'était affranchie de tout préjugé. Les femmes qui ont été obligées de toucher aux ulcères de la société et qui n'ont plus à baisser les yeux devant l'opinion publique ont presque toujours l'esprit plus indépendant que les hommes, parce qu'elles ont acheté leur liberté plus cher. George Sand examinait et pesait tout, et en général savait reconnaître l'exacte valeur de chaque chose.
Elle n'avait point la haute culture de Musset. Cet artiste exalté avait une raison incorruptible, tranchante et souple comme la lame d'un sabre de Damas, et aucune phrase, aucune pensée, aucune expression tortueuse ne trouvait grâce devant elle.
Comme femme, George Sand était toujours prête à écouter avant tout la voix du coeur et à se laisser charmer par une noble utopie. Comme femme aussi, elle éprouvait le désir ardent de se dévouer et, dans sa jeunesse, elle chercha constamment des héros vaillants sous l'étendard desquels elle pourrait combattre. Elle n'aspirait point à être la muse célébrée par le monde aristocratique, elle voulait, au contraire, battre le tambour comme la fille du régiment. Mais, son esprit n'ayant reçu qu'une culture incomplète,, elle en vint à vénérer comme des prophètes des hommes qui n'avaient que des idées étranges et confuses, et particulièrement ce pauvre Pierre Leroux philosophe socialiste, qui était si maladroit, mais si foncièrement honnête et qu'elle regardait comme un père.
En sa qualité de gentilhomme, Musset se sentait au-dessus de ces prophètes qui ne savaient même point s'exprimer correctement, tandis que George Sand se laissait prendre à leurs paroles onctueuses. George Sand enfin,, si supérieure à Musset sous beaucoup de rapports, lui était inférieure comme artiste. Il manquait à son génie artistique la force virile créatrice qui dit impérativement: "que cela soit!", sans motiver ses ordres.
Lorsque tous deux se trouvaient devant un tableau^ Musset qui n'avait pourtant point le sens particulier du pittoresque en saisissait aussitôt le mérite et savait le définir en quelques mots justes et précis. George Sand,
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au contraire, hésitait longtemps et n'exprimait souvent son jugement que sous une forme vague et paradoxale. Lorsqu'ils écoutaient un opéra, c'était aux éclats de la passion et à l'originalité de l'artiste que Musset était sensible. George Sand se laissait séduire plutôt par le chant des choeurs, par le caractère d'universalité de la pièce. Il fallait en quelque sorte que son esprit fût en contact avec d'autres pour se mettre lui-même en mouvement.
Ses romans étaient trop prolixes, pendant que chacune des phrases de Musset ressemblait à une pièce d'or fortement frappée avec bord ciselé.
En recevant "Indiana" Musset n'eut rien de plus pressé que de rayer avec un crayon sur les premières page& vingt ä trente épithètes inutiles. Plus tard George Sand revit le livre et en fut, dit-on, plus indignée que reconnaissante.
Six mois environ avant sa rencontre avec Musset, elle avait presque appréhendé de faire sa connaissance. Elle avait d'abord commencé par prier Sainte-Beuve de l'introduire chez elle, mais dans le postscriptum d'une lettre du mois de mars 1833 elle écrit: "Tout bien con- sidéré, je ne désire pas que vous m'ameniez Alfred de Musset: il est trop dandy; nous ne nous accorderions pas ensemble; j'aurais voulu le connaître, mais plus par curiosité que par sympathie, et il ne faut pas songer à satisfaire toute curiosité." On sent dans ces mots comme une appréhension vague et mystérieuse.
Musset, de son côté, comme tous les écrivains, craignait et fuyait les femmes auteurs. Il est hors de doute que le nom de "bas-bleus" par lequel on désigne ces femmes leur a été donné par quelque collègue masculin. Pourtant la puissante attraction qu'un esprit féminin supérieur exerce sur un esprit masculin est incontestable. L'exaltation qui résulte d'une profonde intelligence réciproque de deux esprits de sexe différent se trouva ici accrue par une passion subite.
Si l'on envisage au point de vue historique les relations de Musset et de George Sand, on est tout d'abord frappé
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de voir combien elles ont subi l'influence de l'esprit du temps et de cette ivresse artistique qui rappelle le Carnaval de la Renaissance et qui s'était emparée des esprits en France pendant la période romantique. Des artistes de génie, qui regardent comme leur premier devoir de rompre avec la tradition dans le domaine de leur art, se sentent souvent tentés de braver également les usages sociaux. Mais la génération de 1830 était, dans cette révolte contre la banalité régnante, encore plus ardente, plus fougueuse qu'aucune autre dans les siècles précédents.
Il y a dans tout artiste un bohème ou un enfant: c'est sous la forme du bohème et de l'enfant que les artistes romantiques nous apparaissent surtout. C'est un fait très intéressant à noter que Musset et George Sand, aussitôt après s'être trouvés et après leurs premières heures d'extase, se plaisent à se déguiser et à mystifier leurs amis. Quand Paul de Musset fut invité pour la première fois à une soirée par le nouveau couple, il trouva Alfred habillé et poudré comme un marquis du XVIII^e^ siècle, et George Sand travestie en Adrienne avec un corsage baleiné. Un autre jour, dans leur premier déjeuner d'amis, George Sand sert elle-même à table, sans se faire reconnaître, sous le déguisement d'une servante normande et, pour procurer un partenaire à son hôte d'honneur, le professeur de philosophie Lerminier, elle invite Debureau, le pierrot incomparable du théâtre des Funambules qu'on n'avait vu jusqu'ici que sur la scène, et elle le présente comme un membre distingué de la Chambre des Communes, chargé d'un message secret pour l'Autriche. Afin de donner à Lerminier et au prétendu diplomate l'occasion de montrer leurs connaissances, on amène la conversation sur la politique; mais, en vain les noms de Robert Peel, de Lord Stanley etc. sont prononcés; l'étranger s'obstine à garder le silence ou répond par monosyllabes. Quelqu'un de la société enfin emploie l'expression d'" équilibre européen." Sur ce, l'Anglais |)rend la parole et dit: "Voulez-vous savoir
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comment, dans la grave question actuelle, en Angleterre et sur le continent, je comprends l'équilibre européen? "et, aussitôt, il jette sa soucoupe en l'air, la reçoit sur la pointe de son couteau et s'amuse à la faire tourner. On conçoit l'étonnement des autres invités. Ce trait, si insignifiant qu'il soit, ne nous montre-t-il pas combien Musset et George Sand étaient jeunes encore? Un rayon de la Renaissance semble tomber sur eux, et nous sentons que nous sommes avec eux en France, en plein romantisme.
Leur liaison intime eut son côté banal qui est trop connu pour que je m'y arrête longtemps. Tout le monde sait qu'ils voyagèrent ensemble en Italie, qu'il la fit souffrir par sa jalousie, qu'elle, en revanche, le soumit à une surveillance sévère, que leur existence commune ne fut pas heureuse, qu'elle le trompa pendant qu'il était malade et qu'il revint en France tout abattu. Mais cette liaison a, pour nous, un autre côté plus intéressant, un côté psychologique et esthétique. On compte, dans l'histoire générale de la littérature, bien des liaisons entre des hommes et des femmes de grand talent; toutefois, celle de George Sand et de Musset se distingue de toutes les autres par un caractère particulier. Ici c'est un génie masculin de premier ordre qui a déjà parcouru une partie de sa carrière d'artiste et qui, cependant, est ,encore tout jeune, et d'autre part, un génie féminin, si riche, si vaste que jamais femme n'avait eu jusque-là une telle puissance créatrice, qui exercent l'un sur l'autre une action profonde dans l'exaltation de leur amour. La psychologie n'a pu encore établir qu'imparfaitement la différence qui existe entre l'imagination de l'homme et celle de la femme, et elle sait encore moins comment se manifeste leur influence réciproque. Pour la première lois, dans le cours de l'histoire, se rencontraient, dans leur plein épanouissement, deux esprits poétiques de sexe différent. C'étaient l'Adam et l'Eve de l'art qui cueillaient ensemble le fruit de l'arbre de la science. Puis vint la
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séparation, c'est-à-dire la rupture, et chacun alla sod chemin, seul, mais tout autre qu'il n'était avant leur liaison. Leurs dernières oeuvres témoignent encore de leur mutuelle influence. Musset s'éloigne, déchiré, désespéré, trompé, armé d'un nouveau grief contre le sexe féminin et convaincu dans son âme que la femme n'est que fausseté. George Sand se sépare de lui avec une profonde douleur, déchirée, elle aussi, mais néanmoins à moitié consolée et contente d'avoir vécu cette époque tourmentée, confirmée dans sa conviction que la femme est supérieure à l'homme et que "l'homme n'est que faiblesse".
En la quittant, Musset n'éprouve plus de nouveau que du dédain pour toutes les rêveries utopiques et humanitaires, plus convaincu que jamais que l'art doit être la seule préoccupation de l'artiste. Cependant, au contact de cette grande âme féminine, son talent s'était vivifié. Tout d'abord la douleur le rendit sincère; il renonça à son égoïsme et à sa dureté affectés. Puis, l'influence de la franchise de George Sand, de sa bonté, de son enthousiasme pour l'idéal se révéla dans ses oeuvres postérieures, dans l'enthousiasme républicain de Lorenzaccio, dans toute la vie sentimentale d'André del Sarto, peut-être même dans la protestation que Musset lança contre les lois sur la presse de Thiers.
George Sand, de son côté, l'abandonne, plus persuadée encore que l'homme est essentiellement borné et égoïste, plus disposée que jamais à se dévouer à de grandes idées. Elle consacra son talent au Saint-Simonisme dans "Hor.vce" ; elle écrivit "le Compagnon du Tour de France" en laveur du socialisme; elle écrivit enfin en 1848 des Bulletins pour le gouvernement provisoire. Mais ce n'est qu'en fréquentant Musset, dont la langue était si nette et si claire, qu'elle acquit la pureté de son style classique. Elle apprit par lui à aimer la forme et à rechercher le beau pour lui-même. Et quand Dumas fils dit qu'une phrase de George Sand semble "peinte par Léonard de Vinci et chantée par Mozart", il faut ajouter que c'est la critique de Musset qui a conduit sa main et formé son oreille.
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Lors de leur séparation, tous deux ont atteint leur maturité d'artistes. Musset est désormais le poète au coeur brûlant, George Sand, la sybille à l'éloquence de prophète.
A partir de ce moment, elle renonça à ses folles conceptions, à son style parfois étrange, à son vêtement masculin pour n'être plus qu'une femme et lui, de son côté, abandonna son costume de Don Juan, son admiration pour Rolla, ses bravades puériles pour n'être plus qu'un homme et qu'une intelligence.
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