Hugo avait à peine achevé les "Orientales" qu'il commença un nouveau recueil qui forme avec elles un contraste absolu. Les "Feuilles d'Automne", aussi per- sonnelles que les "Orientales" l'étaient peu, ouvrirent un nouveaa domaine à la poésie lyrique. Hugo s'était marié à vingt ans à peine avec Adèle Foucher qui lui avait apporté une dot de deux mille francs et une rente annuelle que lui servait Louis XVIII. Au début, l'aisance fut loin de régner dans le jeune ménage; ce ne fut qu'après la victoire d'Hernani que la plume de Hugo commença sa fortune. Mais, même dans leur modeste situation, Hugo et sa jeune femme avaient été heureux, et quand le poète âgé de vingt-cinq ans, entreprit une révolution dans la Poésie, il était déjà depuis longtemps père de fomille.
Leç "Feuilles d'Automne" sont remplies de tableaux -empruntés à son propre foyer et des souvenirs de son en|80|fance, des êtres chéris qu'il a perdus, de sa douce mère, de la figure martiale de son père et de Napoléon. Il épanche ainsi son coeur sans dissimuler sa mélancolie et son pessimisme. Parmi les "Feuilles d'Automne" se trouvent aussi quelques poésies amoureuses qui sont de toute beauté. Un jour le poète retrouve ses premières lettres d'amour et les relit mélancoliquement en regrettant "les temps de rêverie, de force et de grâce" de sa jeunesse disparue. Il chante sa jeune femme à qui il a dit "Toujours!" et qui lui a répondu "partout!" Il peint la poésie de son foyer, ce côté de la vie que tous les grands poètes avaient, avant lui, négligé. Shakespeare n'avait point eu de foyer, et sa vie conjugale ne mérite pas d'arrêter notre attention. Schiller et Goethe avaient adressé quelques poèmes à leurs femmes; ils n'en avaient point composé sur la vie du foyer. Ce que Byron avait cru devoir communiquer an public sur ce sujet était peu édifiant. Oehlenschliiger qui, par sa situation personelle et son rôle littéraire, se rapprochait beaucoup de Hugo n'avait pas su donner d'expression poétique à sa vie privée. Dans ses poèmes, il se montre bon époux plutôt que chevaleresque, et dans l'amour qu'il porte à ses enfants il entre un peu d'orgueil paternel. Il parle d'eux comme des princes i)euvent le faire dans leurs proclamations publiques. On sent qu'il se figure que tout le monde doit s'intéresser à leur iDonheur. Victor Hugo a su éviter tous ces écueils.
Dans l'un des poèmes des "Chants du Crépuscule" (Date Lilia) il nous peint une jeune mère, ravissante de beauté, qui promène dans sa chambre ses quatre enfants dont le plus jeune n'avance encore que d'un pas mal assuré: Oh ! si vous rencontrez quelque part sous les cieux Une femme au front pur, au pas grave, aux doux yeux, Que suivent quatre enfants dont le premier chancelle. Les surveillant bien tous, et, s'il passe auprès d'elle Quelque aveugle indigent que l'âge appesantit. Mettant une humble aumône aux mains du plus petit; Si, quand la diatribe autour d'un nom s'élance,
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Vous voyez une femme écouter en silence,
Et douter, puis vous dire: "Attendons pour juger.
Quel est celui de nous qu'on ne pourrait charger?"
Oh ! qui que vous soyez, bénissez-la. C'est elle ! La soeur, visible aux yeux, de mon âme immortelle! Mon orgueil, mon espoir, mon abri, mon recours ! Toit de mes jeunes ans qu'espèrent mes vieux jours ! Toutes ces poésies intimes sont pleines de joyeux ébats et de doux murmures d'enfants: Lorsque l'enfant paraît, le front le plus sombre se déride et "la grande causerie s'arrête en souriant":
Il est si beau, l'enfant — — — — —
Offrant de toutes parts sa jeune âme à la vie
Et sa bouche aux baisers ! Hugo ne veut pas qu'on éloigne de lui les enfants pendant qu'il travaille, sous le prétexte qu'ils pourraient effaroucher sa muse :
Laissez. — Tous ces enfants sont bien là —
Venez, enfants, venez en foule !
Venez autour de moi, riez, chantez, courez.
Croyez-vous que j'ai peur, quand je vois, au milieu De mes rêves rougis ou de sang ou de feu, Passer toutes ces têtes blondes?
Mais non — Au milieu d'eux, rien ne s'évanouit. L'orientale d'or plus riche épanouit
Les fleurs peintes et ciselées; La ballade est plus fraîche, et dans le ciel grondant L'ode ne pousse pas d'un souffle moins ardent
Le groupe des strophes ailées. Le poète revint plus tard à cette première époque de sa vie sous le coup d'un événement douloureux: sa
Brandes, l'öcole romantique, en France. Q
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fille, mariée en février 1843, se noya au cours d'une promenade en Seine au mois de septembre suivant. Son mari, Auguste Vacquerie, se précipita à son secours, mais ne pouvant la sauver, il chercha et trouva également la mort dans les flots. Tous les poèmes qui, dans "Les Contemplations" commencent par ce vers:
"Oh ! je fus comme fou dans le premier moment" pourraient être rangés parmi les "Feuilles d'Automne." Ils nous présentent des tableaux de genre qui, dans leur simplicité, sont aussi admirablement peints que profondé- ment sentis:
Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin De venir dans ma chambre un peu chaque matin. Je l'attendais ainsi qu'un rayon qu'on espère; Elle entrait, et disait: Bonjour, mon petit père! Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s'asseyait Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait, Puis soudain s'en allait comme un oiseau qui passe. Alors, je reprenais, la tête un peu moins lasse, Mon oeuvre interrompue, et, tout en écrivant. Parmi mes manuscrits je rencontrais souvent Quelque arabesque folle et qu'elle avait tracée. Et mainte page blanche entre ses mains froissée; Où, je ne sais comment, venaient mes plus doux vers.
<iu'on lise encore les fragments suivants:
Lorsqu'elle était petite encore.
Que sa soeur était tout enfant — —
Je l'entendais sous ma fenêtre Jouer le matin doucement.
Elle courait dans la rosée. Sans bruit, de peur de m'éveiller; Moi, je n'ouvrais pas ma croisée. De peur de la faire envoler.
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Ses frères riaient .... — Aube pure! Tout chantait sous ces frais berceaux, Ma famille avec la nature, Mes enfants avec les oiseaux!
Je toussais, on devenait brave. Elle montait à petits pas. Et me disait d'un air très grave; J'ai laissé les enfants en bas.
Le soir, comme elle était l'aînée, Elle me disait: — Père, viens!
Nous allons t'apporter ta chaise, Conte-nous une histoire, dis! — Et je voyais résonner d'aise Tous ces regards du paradis.
Alors, prodiguant les carnages. J'inventais un conte profond Dont je trouvais les personnages Parmi les ombres du plafond.
Toujours ces quatre douces têtes Kiaient, comme à cet âge on rit. De voir d'affreux géants très bêtes Taincus par des nains pleins d'esprit.
Tendant que je parlais, leur mère "Les regardait rire, et songeait.
Leur aïeul, qui lisait dans l'ombre. Sur eux parfois levait les yeux, Et moi, par la fenêtre sombre J'entrevoyais un coin des cieux! Dans la prière du soir des enfants, la célèbre ,Prière pour tous" non seulement pour le père et la
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mère, mais encore pour les pauvres et les abandonnés, ridée de la famille se développe et s'étend jusqu'à la grande famille humaine. Le poète chante l'humanité- dans les "Feuilles d'Automne," comme il avait chanté l'inhumanité dans les "Orientales".
Dans ses heures de solitude, lorsqu'il laisse errer son imagination dans le vaste domaine des rêves (,,Sur la pente de la Rêverie") il pense à tous les siens, à ses amis, à tous ceux qu'il connaît et à ceux qu'il ne connaît pas, à tous les hommes, aux cités mortes et aux cités vivantes, jusqu'à ce que son regard, franchissant le temps et l'espace, se perde dans l'infini. L'idée de l'infini que Chénier, le grand précurseur de Hugo, ne comprenait point, les sentiments religieux, inconnus de cet enfant du XVIIIe siècle, reprennent leurs droits chez Hugo, mais délivrés de toutes les superstitions et étroitesses de la période de réaction.
Un jour, le poète gravit le sommet d'une montagne- baignée par l'Océan, et deux voix "confuses et voilées" s'élèvent jusqu'à lui de la terre et de la mer:
Chaque monde avait sa voix, et chaque homme son, bruit. Il entend, mêlé
"dans un fatal hymen.
Le chant de la nature au cri du genre humain !"■
L'Infini n'est plus ici le monstrueux que nons avons rencontré parfois dans les "Orientales"; il se présente sous la forme d'une mer où l'homme ne s'effraye plus de périr,, où, selon l'expression de Léopardi, il est "doux" de mourir.
Tandis que les "Feuilles d'Automne "chantent la poésie intime et la poésie du foyer, les "Chants du Crépuscule" qui suivirent, ont un caractère surtout politique et sont, pour ainsi dire, comme un registre de tous les événements politiques des dernières années. On sait combien souvent Hugo a changé d'opinion politique, — royaliste tout d'abord, il fut, à la fin de sa vie, républicain démocrate, — mais- ces changements ont été plutôt le résultat naturel d'un développement de sa pensée. Il avait été élevé par sa mère^
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ardente Vendéenne, dans l'esprit légitimiste; plus tard son père, général de TEmpire, lui avait inspiré des sentiments bonapartistes, -et T ultra- royalisme de son enfance avait cédé la place à une admiration sans réserve pour Napoléon devenu déjà, à cett« époque, un personnage mythique. Dés 1830, Hugo manifesta ses opinions républicaines et il ne soutint la royauté constitutionelle que parce qu'elle était, à ses yeux, un acheminement à la Eépublique qu'il rêvait; il se laissa même nommer pair de France par Louis-Philippe, puis, quand on voulut l'exclure de la Chambre des Pairs, après cette fameuse histoire d'amour qui fit alors tant de tapage, (l'enlèvement de Madame Liard) il accepta la protection du roi. A cette époque déjà, il était du parti de l'opposition. Il chante les journées de Juillet, ses martyrs, et il s^indigne que la Chambre des Députés ait refusé de faire transférer les cendres de Napoléon sous la colonne de la place Vendôme, un proposition que le gouvernement pourtant était prêt à accepter, et que réalisa plus tard seulement, comme on le sait, le prince de Joinville.
La pièce satirique "à l'homme qui a livré une femme" dirigée contre Deutz qui avait livré à prix d'or au gouvernement la duchesse de Berry, n'atteint pas seulement <lirectement Thiers, mais encore le roi lui-même.
Parfois Popposition de Hugo vient de ses sympathies sociales plutôt que de ses sympathies politiques. La déception du quatrième état, après les journées de juillet, et la haine sourde qui fermentait dans les masses contre les riches ont trouvé leur expression poétique dans le poème "sur le bal de l'Hôtel de Ville", où nous admirons ce tableau superbe de femmes galantes, fardées et demi -nus, "les tleurs au front, la boue aux pieds, la haine au coeur" accourues pour voir passer les dames qui vont au bal.
Rien ne montre mieux quels rapports étroits régnaient entre la poésie de Hugo et cette époque de sa vie que rinterdiction de ses drames par le gouvernement de Juillet comme par la Restauration. "Hernani" sans doute fut joué, parce que Charks X. avait spirituellement répondu
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à celui qui le priait de défendre la pièce que sa place au théâtre était parmi les spectateurs, comme celle de tout autre; mais, malgré l'amitié du roi pour le poète, "Marion de Lorme" fut interdit, parce qu'on craignait que- les relations de Louis XIII et de Richelieu ne fussent interprétées comme une critique de l'asservissement de la royauté par le clergé. — Il faut noter comme l'un de& plus beaux traits de la vie de Hugo que, même après la chute de Charles X, il se soumit longtemps encore à cette interdiction, pour prévenir des manifestations contre le prince déchu, dont il avait été, dans sa jeunesse, le partisan et dont il ne voulait pas contribuer à augmenter le malheur.
L'interdiction de "Marion de Lorme", acceptée par Hugo, fut suivie de l'interdiction illégale du "Roi s'amuse" par le gouvernement de Juillet. Hugo prononça à cette occasion un plaidoyer éloquent d'où nous extrayons ces virulentes paroles :
"Bonaparte, quand il fut consul et quand il fut em- "pereur, voulut aussi le despotisme. Mais il fit autrement. "Il y entra de front et de plain-pied. Il n'employa aucune "des misérables petites précautions avec lesquelles on es- "camote aujourd'hui une à une toutes nos libertés . . . "Il prit tout, à la fois, d'un seul coup et d'une seule main. "Le lion n'a pas les moeurs du renard,
"Alors, Messieurs, c'était grandi ... On disait: Tel "jour, à telle heure, j'entrerai dans telle capitale ; et l'on "y entrait au jour dit et à l'heure dite ... On faisait "se coudoyer toutes sortes de rois dans ses antichambres, "On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur. "Si l'on avait la fantaisie d'une colonne, on en faisait "fournir le bronze par l'empereur d'Autriche. On réglait "un peu arbitrairement, je l'avoue, le sort des comédiens "français, mais on datait le règlement de Moscou . . . Alors, "je le répète, c'était grand, aujourd'hui c'est petit".
Tel nous apparaît Hugo dans ses traits généraux, comme poète politique, aux environs de 1830: déjà, à
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cette époque, il est pour la jeune génération un guide et un prophète.
Pendant ce temps, ses jeunes amis commençaient aussi à se faire un nom. Il semblait que Hugo et sa modeste maison communiquassent le don poétique, car tous ceux qui la fréquentaient se révélaient bientôt poètes. Hugo priait de temps en temps Sainte-Beuve de déclamer quelques vers, et quand il ne pouvait plus résister aux sollicitations de ses hôtes, il lisait lui-même quelques-unes de ses poésies, mais après avoir bien recommandé à la petite Léopoldine et à Charlotte de faire le plus de vacarme possible pendant sa lecture. Un jour, son beaufrère, Paul Foucher, lui amena Musset, âgé de dix-sept ans. Un matin, celui-ci grimpa jusqu'à la mansarde de Sainte-Beuve, le réveilla et lui dit en souriant d'un air embarrassé : "Moi aussi je fais des vers !" Ces vers devaient faire le tour du monde!
Que l'on demande en France à un homme du peuple ou à un écrivain classique ou romantique quel est le plus grand poète des temps modernes, il répondra indubitablement: Victor Hugo.
Que l'on adresse la même question au contraire à un homme des classes supérieures, de la bourgeoisie ou de la bureaucratie, à un savant ou à quelque disciple de la jeune école naturaliste, ceux-ci répondront probablement: Alfred de Musset.
Quelle est donc la raison de ce désaccord et comment devons-nous l'interpréter?
Musset se fit connaître vers 1830, à l'âge de dix-neuf ans, par la publication de ses "Contes d'Espagne et d'Italie" qui traitaient des sujets extrêmement scabreux, par cela même difficiles à anal3^ser. Dans les plus importants d'entre eux (Don Paez Portia etc.) nous ne trouvons d'un bout à l'autre que la tromperie : des femmes qui trompent leurs maris ou leurs amants, des amants qui passent leurs femmes h d'autres, des comtesses qui ne connaissent leurs amants (|ue comme les meurtriers
de leurs maris, — partout une jouissance bestiale j)Our laquelle on se bat à coups d'épée, une sensualité de sexagénaire qui ne connaît ni honte ni pudeur, la perversité d'un libertin qui emploie des philtres amoureux et ne se laisse pas troubler dans la volupté par le râle de la mort, — puis, au milieu de tout cela, une série de poèmes ardents, passionnés, pleins d'arrogance.
Les deux premières oeuvres de Shakespeare ne sont pas plus sensuelles que ces poèmes où la passion la plus fougueuse se montre à la fois raffinée et impudente.
A côté de cette volupté sans frein, Musset étale constamment son incrédulité et son impiété, tout en confessant néanmoins sa faiblesse et en aspirant même, à son insu, après la foi disparue.
Le livre fit scandale et en même temps souleva un grand enthousiasme. Une partie de la jeunesse resta interdite et prêta l'oreille. C'était là un romantisme tout nouveau pour elle, plus libre que celui de Hugo et qui poussait plus loin encore le mépris des règles classiques sur le stvle et la métrique, mais avec un esprit mordant et non plus avec les accents guerriers de Hugo. L'esprit, cet élément qui manquait entièrement à Hugo, et qui est pourtant l'élément le plus français, animait ici toute la polémique. Ce romantisme, railleur et ironique, reposait après le romantisme solennel et pathétique de Hugo. Chez Musset également, il y avait des tableaux d'Espagne et d'Italie, des coups d'épée et des sérénades; mais une impertinence hautaine, un scepticisme, qui croyait à peine ce qu'il disait, ajoutaient à cette poésie un charme nouveau. La célèbre "Ballade à la Lune" devait blesser aussi bien les Classiques par sa libre allure que les Romantiques qui avaient chanté la lune avec tant d'émotion. Le poète semblait y marcher sur les mains et distribuer des baisers de tous côtés. Hugo avait excité le respect par son attitude héroïque; la grâce incomparable de la passion chez Musset, son impertinence géniale dans la plaisanterie attiraient et enchantaient. Les femmes admiraient cette
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poésie démoniaque et irrésistible, où il n'était question que d'elles, où le poète ne parlait que d'elles, non plus comme Hugo, avec la maturité précoce de la fidélité conjugale et de la galanterie chevaleresque, mais, au contraire, avec une passion, une haine, une amertume, une rage, qui prouvait bien qu'il les méprisait et les désirait, qu'elles pouvaient le faire crier, mais qu'il pouvait aussi se venger par ses mordantes railleries et ses malé- dictions.
Il ne fallait chercher là ni maturité, ni santé, ni beauté morale. C'était une jeunesse bouillante qui rappelait l'aveugie-né ébloui subitement par une lumière étincelante et s'écriant: "N'est-ce point là le son de la trompette?" Oui, il y avait dans les vers de Musset, un éclat éblouissant et un bruit de fanfare!
La beauté dans l'art est immortelle, sans doute, mais Ja vie l'est encore à un plus haut degré, et ces premières poésies débordaient de vie.
D'autres plus mûres et plus belles suivirent: le regard du poète s'étendit toujours davantage. Il nous a exposé lui-même sa théorie artistique dans "Après une lecture": Celui qui ne sait pas, quand la brise étouffée Soupire au fond des bois son tendre et long chagrin Sortir seul au hasard, chantant quelque refrain, Plus fou qu'Ophélia de romarin coiffée. Plus étourdi qu'un page amoureux d'une fée. Sur son chapeau cassé jouant du tambourin;
Celui qui ne sait pas, durant les nuits brûlantes Qui font pâlir d'amour l'étoile de Vénus, Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus. Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes, Et devant l'infini joindre des mains tremblantes. Le coeur plein de pitié pour des maux inconnus;
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Que celui-là rature et barbouille à son aise, Il peut, tant qu'il voudra, rimer à tour de bras, Kavauder l'oripeau qu'on appelle antithèse. Et s'en aller ainsi jusqu'au Père-Lachaise, Traînant à ses talons tous les sots d'ici-bas. Grand homme si l'on veut; mais poète, non pas." Sa sortie contre ceux qui chargent et qui ornent leur poésie d'antithèses est surtout dirigée contre Hugo et son école et trahit le sentiment de supériorité du lyrique pur en face du déclamateur de génie; il y a là une exaltation, un enthousiasme pour la poésie, un sentiment d'orgueil qui nous rappelle le "Wanderers Sturmlied" de Goethe.
En développant son talent, Musset révéla de plus eu plus des qualités qui surpassèrent en éclat celles de Hugo. H se conquit les lecteurs par sa profonde humanité. Pendant que Hugo se croyait tenu d'être infaillible, lui confessa ses faiblesses et ses fautes. l\ n'était point un artiste merveilleux comme Hugo, il ne savait point travailler sa langue ni enchâsser ses mots, comme des diamants dans l'or, il écrivait avec négligence, rimait encore plus mal que Heine, mais ne déclamait jamais et se contentait d'être homme. Il chantait la joie et la souffrance avec une vérité qui semblait éternelle. Une de ses pensées égarée parmi d'autres excercerait sur elles l'action corrosive de l'eau-forte; ce serait toujours comme un cri puissant qui s'élève du fond de la poitrine.
A quoi tint-il donc que ce ne fut pas Musset, mais Hugo qui domina la littérature romantique et qui fut salué comme le chef de la jeune école? A ce que les vers ironiques que j'ai cités plus haut peuvent être appliqués en sens inverse à Musset lui-même: grand poète si l'on veut; mais grand homme, non pas. Malgré les variations qu'elles ont subies dans le cours de sa longue existence, les opinions politiques et religieuses de Hugo se sont développées normalement et sans interruption, et ce développement régulier confère au poète
— gi- nne dignité qui ne Tabandonne jamais. En même temps qne la poésie du foyer devient chez lui plus profonde, ses idées sur la société s'aftérmissent chaque jour davantage.
Musset affecte au début une supériorité hautaine et étale, comme je l'ai dit, la plus grande indifférence et la plus grande incrédulité; mais derrière ces airs affectés se montre bientôt une faiblesse réelle.
Qu'on lise les "Confessions d'un enfant du siècle" qui sont les siennes propres. Cet enfant est venu au monde dans un siècle triste, où plus rien n'est debout. Le temps de Napoléon n'est plus, et avec lui ont disparu l'honneur et la gloire. La foi est éteinte: on a brisé la croix d'ébène devant laquelle, jadis, on venait joindre les mains. L'âme est morte parce qu'on ne croit plus aux grands symboles chrétiens.
Cependant, un homme monta à la tribune aux harangues et, comprenant que le temps de la gloire était passé, il vint proclamer qu'il existait une chose plus belle encore que la gloire: la liberté. Les enfants relevèrent la tête et se souvinrent de leurs grands-pères qui en avaient aussi parlé. Il y avait pour eux dans ce mot de liberté quelque chose qui leur faisait battre le coeur comme un lointain et terrible souvenir. Ils tressaillirent en l'entendant; mais, en rentrant au logis, ils rencon- trèrent un convoi funèbre avec trois cercueils où étaient couchés les cadavres de jeunes gens, comme eux, qui avaient prononcé trop haut ce mot de: liberté.
Un sourire étrange voltigea sur leurs lèvres à ce triste spectacle, et, — comme si de la mort des martyrs le seul enseignement à tirer eût été le désespoir et l'indifférence, — ils se précipitèrent, tête baissée, dans tous les excès de la volupté.
Les personnages masculins de Musset, même le génial Lorenzaccio ressemblent tous un peu à "l'enfant du siècle". Kolla, une des figures typiques les plus célèbres de sa jeunesse, est créée aussi sur ce modèle. Il n'est point de poésie où percent mieux les idées incertaines et vacillantes
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de Musset et de son esprit féminin. Le poète adresse- tout d'abord un souvenir ému, mêlé de regret, à l'antiquité grecque avec sa beauté fraîche et naïve, puis à l'antiquité chrétienne, au temps:
Où tous nos monuments et toutes nos croyances Portaient le manteau blanc de leur virginité,
Oii Cologne et Strasbourg, Notre-Dame et St. Pierre, S'agenouillaient au loin dans leurs robes de pierre, Sur l'orgue universel des peuples prosternés Entonnaient l'hosanna des siècles nouveau-nés. Puis viennent les vers célèbres :
Christ ! je ne suis pas de ceux que la prière Dans tes temples muets amène à pas tremblants,
Et je reste debout sous tes sacrés portiques.
Je ne crois pas, ô Christ! à ta parole sainte. Je suis venu trop tard dans un siècle trop vieux.
Les clous du Golgotha te soutiennent à peine.
Ton cadavre céleste en poussière est tombé.
Eh bien! qu'il soit permis d'en baiser la poussière
Au moins crédule enfant de ce siècle sans foi!
Jacques Rolla a été "le plus grand débauché de la ville du monde où le libertinage est à meilleur marché", et il n'est plus rien qui échappe à son mépris. "Jamais fils d'Adam n'a promené sur la terre un plus large mépris des peuples et des rois". Il n'a qu'une fortune médiocre mais des goûts d'autant plus exigeants et plus luxueux. "L'habitude, qui fait de la vie un proverbe, lui donne la nausée." Il divise donc en trois parties le petit héritage que lui a laissé son père et en gaspille chaque année une partie, tout en criant bien haut qu'il "se fera sauter quand il n'aura plus rien". Ce libertin de vingt-deux ans apparaît à Musset "grand, loyal, intrépide
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et superbe". Son amour de la liberté, — sous ce mot il faut entendre l'entier affranchissement de tout devoir, — l'idéalise aux yeux du poète.
Nous arrivons à la description de la nuit du suicide dans le bouge infâme. Nous assistons aux préparatifs de l'orgie, près de cette jeune fille de seize ans que sa mère elle-même est venue sacrifier sur l'autel du vice et nous tressaillons aux plaintes amères et éloquentes du poète sur la corruption profonde de la société, sur la pauvreté qui joue le rôle d'entremetteuse, sur la juste sévérité et la vertu hypocrite des " femmes du monde''. L'apostrophe à Voltaire est assurément ce que nous devons le plus admirer dans le poème:
,,Dors-tu content. Voltaire, et ton hideux sourire Voltige-t-il encore sur tes os décharnés? Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire; Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés. Il est tombé sur nous, cet édifice immense. Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour. La mort devait t'attendre avec impatience. Pendant quatre-vingts ans que tu lui fis la cour:
Vois-tu, vieil Arouet? cet homme plein de vie. Qui de baisers ardents couvre ce sein si beau. Sera couché demain dans un étroit tombeau.
Sois tranquille, il t'a lu. Mais, qu'est-ce que Voltaire vient faire dans la mort de ce triste libertin? Est-il donc responsable de son suicide? Le monde que rêvait Voltaire est-il donc ce monde de fous qui ne veulent plus de maîtres et de femmes qui ont abdiqué toute dignité? Voltaire, le grand philosophe de la raison, dont les mains étaient noircies de la fumée de la poudre, dont toute la vie fut un continuel combat pour la Vérité, doit assumer la responsabilité de cette misère, et pourquoi? Parce qu'il ne cro3^ait plus aux dogmes chrétiens!
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L'incrédulité de Rolla l'excuse donc, aux yeux du poète, de vivre comme une brute et de mourir comme un imbécile. On voit ce qui était resté à Musset, au bout de quelques années, de ses insolentes bravades d'autrefois. Elles avaient fait place à un scepticisme vague et flottant, comme sa négation s'était transformée en désespoir.
Combien saine, combien vigoureuse, combien calme et sereine au contraire était la poésie de Hugo ! Quoi d'étonnant que Hugo continuât à dominer la Littérature romantique ?
Il ne suffit point d'avoir un très grand talent pour prétendre diriger un mouvement littéraire ; il y faut encore une personnalité puissante. Celui-là seul en est capable qui sent battre dans sa poitrine le coeur de son siècle, qui pense comme son siècle, et qui a la ferme volonté de faire servir la littérature à l'expression des pensées et des sentiments qui sont à la fois les siens et «eux de son siècle.
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