L'école romantique en France (1902)

Chapitre X. Alfred de Musset.

Alfred de Musset mourut à quarante-sept ans, mais, à l'exception de trois petits drames charmants et de quelques poésies, il n'a plus rien produit après sa trentième année ; la plupart de ses oeuvres datent des six années qui suivirent sa rupture avec George Sand. La cruelle expérience qu'il venait de faire, lui inspira une haine de plus en plus profonde pour la tromperie et la trahison et le fit renoncer à son attitude affectée de blasé. On sent, dans les oeuvres de cette époque et jusque dans le choix des sujets, combien il lutte pour rejeter le masque qui le gêne.

Le premier grand travail auquel il se livra après son retour d'Italie, et dont son séjour à Florence lui avait donné l'idée, est le drame "Lorenzaccio."

Lorenzo de Médicis est le cousin d'Alexandre, ce duc de Florence débauché cruel et bestial. C'est un caractère noble, énergique, seulement un peu exalté, qui veut, à l'exemple de Brutus, affranchir la ville d'un tyran. Dans ce but, il feint de s'abandonner, lui aussi, à tous les

|110|

dérèglements de la passion, de se faire le conseiller et le corapagon de débauche d'Alexandre, comme Hamlet feignait la démence pour saisir plus sûrement sa victime. Mais ce masque finit par se coller à lui comme une tunique de Nessus. Peu à peu, il devient réellement ce qu'il ne voulait que paraître, et il éprouve un profond dégoût de lui-même en contemplant sa vie. Cependant, malgré sa lâcheté apparente, il continue à poursuivre son plan d'assassiner Alexandre, à l'heure propice, et d'établir la République.

Il est consumé d'un ardent mépris de Fhumanité; il méprise le prince qui est un roué et un homme sanguinaire ; il méprise le peuple qui supporte un pareil tyran, il méprise les républicains, enfin, qui n'ont ni énergie virile, ni sens politique. Son rêve est d'expier sa vie de libertin et de se purifier par une grande action, le meurtre du duc; il dépose donc son masque d'emprunt et frappe comme l'ange exterminateur. Le pessimisme politique de Musset se révèle dans ce qui suit. La tête de Lorenzaccio est mise à prix et c'est un vulgaire assassin qui lui donne la mort; les républicains sont trop lâches, le peuple est tombé trop bas pour profiter du meurtre du duc; il se livre luimême, pieds et mains liés, au premier tyran qui se présente.

Dans ce mépris des républicains on reconnaît nettement les idées de 1830. Musset avait assisté lui-même à une révolution qui semblait conduire à la République et qui n'avait abouti qu'à une nouvelle forme monarchique. Pourtant les républicains sont, dans le drame, plus mal- traités, qu'ils le méritent. La veille du meurtre, Lorenzaccio leur dit bien, sans doute, à quelle heure il tuera le duc, mais peut-on leur en vouloir de ne s'y point préparer? Puisque cette grande nouvelle ne leur est annoncée que par le complice du duc lui-môme, le bouffon de sa cour, quoi d'étonnant qu'ils se contentent de hausser les épaules !

Les jugements sévères et injustes de Musset à cet égard trahissent donc l'influence de sentiments tout personnels. Mais ce qui importait au poète avant tout, c'était

|111|

de représenter Loreiizaccio avec un grand et noble caractère sous son masque repoussant. Lorenzaccio ne rougit point des traits sous lesquels Musset l'a idéalisé,-il aspire à s'élever toujours davantage, et croit à la puissance expiatrice de l'action. Ce qui l'ennoblit dans sa mort, ce n'est point un accident lortuit, comme le baiser ardent et pur de Kolla, c'est une action à laquelle il s'est préparé pendant toute sa vie.

Dans "le Chandelier", nous nous trouvons au milieu d'une société plus perverse encore; mais sur ce fonds sombre se détache d'autant plus clairement la figure principale, le jeune Fortunio, avec son amour sans bornes pour Jacqueline. Celle-ci et Clavaroche abusent de lui pour couATir leurs infamies, il découvre leur jeu, mais il n'en aime pas moins Jacqueline, et il est tout prêt à braver la mort pour la sauver avec son rival. Il a le courage d'un héros, et sa pureté touche enfin jusqu'à Jacqueline elle-même qui revient à lui et se détache de Clavaroche. Fortnnio est le type de l'amoureux jeune et bouillant.

Octave dans "Les caprices de Marianne" est un jeune libertin qui ne peut ni ne veut aimer sérieusement, qui ne veut même pas mettre plus de temps à faire la conquête d'une femme qu'à déboucher une bouteille de vin. Il n'a gardé toute la fraîcheur et la naïve confiance de l'enfant que dans un seul sentiment, celui de l'amitié. Il aime en effet son ami, le jeune Coelio, si ardemment qu'il veut mourir pour lui ou venger sa mort, et si fidèlement qu'il repousse avec dédain les faveurs d'une dame que Coelio aime en vain. Autant il est sceptique en amour, autant il est ardent dans son amitié : il est le type du véritable ami. Près de lui est ce jeune Coelio qui incarne un autre côté de l'âme de Musset; Coelio est le jeune amoureux dont l'amour est une adoration langoureuse, un désir si violent que, quant il n'est point satisfait, il semble causer la mort. Un romantisme shakespearien éclaire son front; sa langue est une pure musique. Il se peint lui-même dans les lignes suivantes: "Il me manque le repos, la

|112|

<loiice insouciance qui fait de la vie un miroir où tous les objets se peignent un instant et sur lequel tout glisse. Une dette i)our moi est un remords. L'amour, dont vous autres vous laites un passe-temps, trouble ma vie entière." Dans toutes ces figures d'hommes, on sent le talent du poète se développer et mûrir. Musset ne veut plus peindre seulement les passions bouillantes de la jeunesse avec toute leur escorte de mensonges, de trahisons, de violences, — il s'arrête longtemps et de préférence aux sentiments innocents et profonds, qui ne deviennent coupables que par suite de circonstances extérieures, à l'amour, qui est pur dans son essence, et qui n'apparaît criminel que lorsqu'il se heurte à la société humaine, à l'amitié qui n'est également par essence que pur dévouement, même quand elle se présente sous la forme grossière de l'entremetteur, bref à tout ce -que l'on désigne sous le nom d'idéal.

Musset ennoblissait ses figures de femmes en même temps que ses figures d'hommes. Tout d'abord, la femme avait été chez lui une Eve ou une Dalila. Mais sa tendance croissante à représenter la beauté intellectuelle et la pureté morale se manifesta aussi bientôt dans ses caractères de femmes. Il est à noter que la femme qu'il peignit immédiatement après sa rupture avec George Sand, et en partie d'après elle, Madame Pierson des "Confessions d'un Enfant du Siècle", est une reproduction très idéalisée du modèle. Les Nouvelles, dont trois au moins "Emmehne", "Frédéric et Bernerette", et "le Fils du Titien" comptent parmi les meilleures du siècle, trahissent très nettement l'inteiition du poète d'idéaliser l'amour et la femme. Il prend, par exemple, l'extérieur de l'une ou l'autre grisette qu'il a connue, d'une créature bonne et simple, légère et enjouée, et en fait une "Mimi Pinson" à qui il donne une grâce virginale que le modèle a perdue depuis longtemps, ou bien il en fait une jeune femme pleine de coeur, naïve jusque dans ses faiblesses, sincère et délicate dans ses manières, simple dans sa mort, comme cette Bernerette dont peu ont lu la dernière lettre

|113|

sans pleurer. Musset est un poète erotique pour qui l'amour règne tellement en souverain qu'il lui subordonne l'art lui-même. Aimer, c'est, à ses yeux, beaucoup plus qu'être artiste, et d'après sa conception de l'idéal, l'art ne devrait être consacré qu'à glorifier l'amour.

Dans la Nouvelle "le Fils du Titien" le héros, un artiste de i aient, est détourné du vice par l'amour d'une noble femme, et, pour exprimer sa reconnaissance, il ne veut plus, dans un tableau qui doit transmettre son nom à la postérité, que peindre les traits de sa bien-aimée. Il écrit en son honneur un sonnet où il chante sa beauté et la pureté de son àme et déclare qu'il ne veut plus peindre d'autres femmes et que, si beau que soit le portrait, il ne vaut pourtant point encore un baiser du modèle.

"Emmeliiie" est, sans contredit, la plus charmante de toutes les Nouvelles de Musset. C'est un petit récit dont le point de départ fut une liaison d'amour, heureuse mais de courte durée, que le poète noua aussitôt après sa rupture avec George Sand, et dont il a retracé les traits principaux. Un jeune homme conçoit la plus vive passion pour une jeune femme, dont l'ensemble séduisant est peint avec les couleurs les plus délicates et les plus naturelles

— Il n'y a dans la littérature moderne que les femmes les plus éthérées de Tourguénef qui puissent donner une idée de cet art; mais celles de Musset sont plus intellectuelles, il les voit davantage avec les yeux d'un amoureux, il les représente avec moins d'audace artistique.

— Longtemps donc, le jeune homme admire sans espoir celle qu'il aime; elle finit pourtant par répondre à son amour et par se donner à lui tout entière. Mais bientôt,, ils se séparent pour toujours, parce qu'elle est trop sincère pour tromper son mari, et lui, trop délicat pour rester près d'elle dans ces conditions. Il y a dans cette Nouvelle un poème que l'amoureux présente à sa dame et qui me semble la perle de toute la poésie erotique de Musset; C'est le célèbre poème: "Si je vous disais pourtant que

Brandes, l'école romantique en France. ft

— lU -^

Je vous vaime'V Musset ïi'a rien > écrit de plus seiiiti -que

CBS' vers»" : ■ il.-:- ■•:/,■• .■■. .■■.•^; • ..^m'-i;; :

"J'aime, et je saisv répondre avec indiflërence; .\*•.. ;

J'aime, et rien ne le dit, j'aime, et seul Je le saig;

Et mon secret m'est cher, et chère ma souffrance;

Et j'ai fait le serment d'aimer sans espérance,

Mais non pas sans bonheur; — je vous vois, c'est assez."

En même temps que Musset écrit ses ravissantes Nouvelles, comme sur des pétales de roses, il compose quelques petits drames oii l'amour est représenté comme une puissance terrible avec laquelle il ne faut pas badiner, comme un feu avec lequel il ne faut pas jouer, comme l'étincelle électrique qui foudroie, ainsi que d'autres drames où tout son esprit et son éducation d'homme du monde brillent dans un style expressif comme des pierres précieuses enchâssées dans l'or\*)

De tous ces drames "Un Caprice" est le plus achevé et le plus spirituel; il n'est point d'autre pièce de Musset où la peinture de l'être moral et physique soit aussi parfaite, et on a eu raison d'en graver le titre avec tant d'autres, sur le tombeau du poète au Père-Lachaise. Dans "Un Caprice", l'inconstance en amour est disciplinée par le mariage. L'homme ici est frivole et volage; les deux femmes au contraire ont le coeur haut placé, et l'une a, en outre, une supériorité intellectuelle et aristocratique qui séduit. Madame de Léry est la Parisienne que personne n'a peinte avec la même originalité que Musset: tout à fait dame du monde en même temps que femme.

\*) Le voyage de Musset en Italie avec George Sand dura de l'automne 1833 jusqu'en avril 1834. Il écrivit cette année-là: "On ne badine pas avec rameur" et "Lorenzaccio"; en 1835 "Barberine" (son drame le plus insignifiant) "le Chandelier", "Confessions d'un Enfant du Siècle", et "la Nuit de Mai": en 1836 ,.Emmeline" et "On ne doit jurer de rien"; en 1837 "un Caprice" "les deux traîtresses" et "Frédéric et Bernerette": en 1838 "le Fils du Titien": en 1845 "Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée"; eu 1851 "Bettine"; en 1852 "Carmosine".

|115|

Ce qu'on se plaît à admirer en ce portrait, c'est la nature vraie qui apparaît. à travers tous les raffinements de la vie sociale^ ■malgré. tout r«sprLt!.;péiillant rie Madame dé Léiy et son expérience -précoce' et amère, et jusque dans ses. artifices et dans la petite comédie qu'elle joue avec une habileté toute féminine.

"Ah!" s'écrie Goethe quelque part, "comme il est bien vrai que rien n'est fantastique, rien, n'est grand, rien n'est beau comme ce qui est naturel!" La Parisienne de Musset est restée naturelle sous le vernis que lui a donné la société. "Un Caprice" repose sur une pensée morale. Mais, pendant que, pour beaucoup de poètes, Tamour est Tin sentiment solide et durable qui peut servir de base à toute une vie, il n'est pour Musset, même là oii il est le plus moral, que l'essence la plus délicate, la plus forte mais aussi la plus subtile de la vie, qui peut par conséquent aussi bien tuer que se volatiliser. Dans ses derniers drames, Musset glorifie chez la femme la fidélité et la pureté auxquelles il croyait sans les avoir jamais rencontrées. Il avait, il est vrai, présenté déjà dans "Barberine" le modèle d'une épouse fidèle, comme l'Imogen de Shakespeare, mais "Barberine" n'otîrait aucune espèce d'intérêt, A la fin de sa carrière dramatique il crée encore deux grandes et belles figures de femmes. Dans le petit chef-d'oeuvre "Bettine", il a su, avec une habileté incomparable, résoudre une des plus grosses difficultés qui se présentent au peintre de caractères. Lorsque Bettine paraît et qu'elle a prononcé irois ou quatre phrases, nous sentons que nous avons devant nous une femme énergique, pleine de coeur et d'ùme, bien plus, un génie d'artiste enivré de son triomphe qui se sait supérieur à son entourage et qui est habitué à ne tenir aucun compte des sottes convenances. C'est son jour de noces ; elle s'avance en chantant sur la scène oîi le notaire l'attend déjà, va droit à lui et se met à le tutoyer à son grand étonnement "Ah! te voilà. Cher ami, as-tu tous nos papiers sur toi?" La dignité de l'officier public lui en impose si peu qu'elle n'hésite point à lui témoigner sa joie. Sa bonté et son enjouement naturels débordent à la moindre occasion- Elle n'est pas spirituelle comme

|116|

if \ une dame du monde; mais elle a l'indépendance, la grandeur, la naïve confiance d'une véritable artiste et sa belle humanité contraste d'autant plus vivement avec la perversion morale que représente son froid et prétentieux fiancé.

Le beau petit drame "Carmosine", imité d'une Nouvelle de Boccace*), montre comment l'amour le plus fort et le plus ardent, séparé de son objet par les circonstances, peut être guéri par une bonté supérieure et une noble condescendance.

Carmosine est une simple fille qui aime sans espoir le roi Pierre d'Aragon et que sa passion consume. Elle refuse sa main à Pedrillo qui l'adore, pour mourir sans se plaindre. Mais, son ancien camarade d'enfance, le chanteur Minuccio, révèle par pitié son amour au couple royal. Loin de s'en indigner, la reine se rend chez Carmosine incognito et essaie de calmer sa douleur et de la consoler en soeur. Elle lui dit qu'un si grand et si profond amour est trop beau pour être détruit, que la reine ellemême la prendrait volontiers parmi ses demoiselles d'honneur pour lui permettre de voir le roi chaque jour, car l'amour qui élève l'âme rend meilleur. "C'est moi, Carmosine, qui veux vous apprendre que l'on peut aimer sans souffrir, lorsque l'on aime sans rougir, qu'il n'y a que la honte ou le remords qui doivent donner de la tristesse, car elle est faite pour le coupable, et, à coup sûr, votre pensée ne l'est pas." Le roi lui-même vient, sous le prétexte de voir Maître Bernard, le père de Carmosine, et il s'adresse à cette dernière en présence de la reine: "C'est donc vous, gentille demoiselle qui êtes souffrante et en danger, dit-on? Vous n'avez pas le visage à cela .... Vous tremblez, je crois. Vous défiez-vous de moi?

Carmosine. Non, Sire.

Le Roi.

Eh bien! donc, donnez-moi la main. Que veut dire ceci, la belle fille? Vous qui êtes jeune et qui êtes faite

*') Décaniérou — 10, 7.

|117|

pour réjouir le coeur des autres, vous vous laissez avoir du chagrin? Nous vous prions, pour l'amour de nous, qu'il vous plaise de prendre courage, et que vous soyez bientôt guérie.

Carmosine.

Sire, c'est mon trop peu de force à supporter une trop grande peine qui est la cause de ma souffrance. Puisque vous avez pu m'en plaindre, j'espère que Dieu m'en délivrera.

Le Koi.

Belle Carmosine, je parlerai en roi et en ami. Le grand amour que vous nous avez porté vous a, près de nous, mise en grand honneur; et celui qu'en retour nous voulons vous rendre, c'est de vous donner de notre main, en vous priant de l'accepter, l'époux que nous vous avons choisi.

Après quoi, nous voulons toujours nous appeler votre chevalier, et porter dans nos passes d'armes votre devise et vos couleurs, sans demander autre chose de vous, pour cette promesse, qu'un seul baiser.

La Reine, à Carmosine.

Donne-le, mon enfant, je ne suis pas jalouse.

Carmosine, douuant son front à baiser au roi,

Sire, la reine a répondu pour moi."

Dans quel monde ceci se passe-t-il, où règne cette droiture, cette humilité, cette noblesse, cette courtoisie chevaleresque, cette fidélité et cette bonté? où existe-t-il un tel roi et une telle reine?

Sans nul doute, dans le pays de l'idéal, où Musset, le railleur que nous connaissons, aborde à la fin comme poète, et dont comme homme, il était encore bien éloigné. Car, pendant que ses poésies prenaient un caractère de plus en plus idéal et moral, il marchait rapidement à sa ruine en s'étourdissant lui-môme et en se laissant dominer par ses passions. La poésie put un moment arrêter sa chute, mais fut incapable de l'empêcher.

— lis —

Musset avait beaucoup espéré de la royauté de Juillet j il s'était attendu à un gouvernement protecteur des arts^ à une politique libérale, à un relèvement de l'honneur national, à une nouvelle floraison de la littérature. On peut se figurer combien amère fut sa déception. Une cour qui aurait aimé les arts et la poésie, et qui aurait attiré Musset près d'elle, aurait pu le forcer à veiller davantage sur le décorum, elle aurait mis du raffinement dans ses jouissances et même dans ses excès. Mais Louis- Philippe, ce roi i)acifique, si cultivé d'ailleurs, n'était point sensible à la poésie. Il ne sut pas plus s'attacher Musset que Hugo. Musset qui avait été le camarade de classe de son fils Ferdinand d'Orléans, avait en 1835, après l'attentat de Fieschi, composé un sonnet qui, sans avoir été imprimé, tomba cependant entre les mains du duc d'Orléans. Celui-ci le trouva fort à son goût et voulut absolument le lire au roi. Mais Louis -Philippe ne sut jamais quel en était l'auteur, parce que, avant d'arriver à la signature, il fut si indigné de se voir tutoyé par le poète qu'il ne voulut pas entendre la fin. Pour réconcilier Musset avec le roi, le duc le fit inviter au bal des Tuileries. Là, Louis-Philippe s'avança vers lui et lui dit d'un ton de joyeuse surprise: "Vous venez probablement de Joinville? Je suis très heureux de vous voir". Musset était trop homme du monde pour laisser percer son étonnement. Il s'inclina profondément et se mit à réfléchir sur le sens de ces paroles. Il se souvint alors qu'un de ses parents éloignés était Inspecteur des Forêts royales à Joinville. Le roi, qui ne voulait point charger sa mémoire de noms de poètes, connaissait très bien, en revanche, tous les employés de ses domaines. Pendant onze années consécutives, il revit, chaque hiver, avec le même plaisir, le visage de ce singulier Inspecteur des Forêts, et Taccueillit avec un sourire qui faisait pâlir d'envie bien des courtisans et qu'on regardait comme un hommage rendu à la Poésie. Ce qui est certain pourtant, c'est que Louis-Philippe ne s'est jamais douté qu'il y avait en France, sous son gou-

|110|

vernement, un o-i-and poète qui portait le même nom que son Inspecteur des Forêts.

Un règne aussi terne que celui de Louis-Philippe ne devait inspirer que de l'horreur à Musset. Sa réponse martiale au "Rheinlied" de Becker, révèle, sous son fier et sauvage accent, un talent lyrique qui aurait pu se développer dans d'autres circonstances politiques. 11 dut se borner à être le poète de la jeunesse et de l'amour, mais, quand la jeunesse disparut chez lui, il lui fut impossible de se rajeunir. Ses vertus contribuèrent à sa ruine tout autant que ses vices. Plein de fierté et de distinction, il n'avait rien de cette ambition qui ménage les forces de l'esprit, rien de cette cupidité qui stimule au travail, rien non plus de cet égoïsme dominateur qui pousse le poète à faire de son Moi le centre de l'Univers. Il vivait si fiévreusement qu'à vingt-quatre ans il était déjà las de l'existence comme un sexagénaire, sans avoir trouvé le calme ni la sagesse. Son épuisement ph3^sique précoce fut bientôt suivi d'un épuisement intellectuel. 11 manquait à Musset le noble égoïsme du poète vivant uniquement pour son art, aussi bien que l'esprit politique qui excite à l'action et à l'accomplissement du devoir. Il savait si peu se maîtriser qu'il résistait rarement à une tentation. Comme homme et comme poète, il allait dans la vie à l'aventure sans direction marquée, et il était d'une nature trop obstinée et trop peu contemplative pour qu'il pût faire de son dévelop])ement individuel, tel que Goethe le comprend, le but qui, au besoin, remplace tous les autres.

Lorsqu'il mourut en 1857, il y avait déjà plusieurs années que sa muse l'avait abandonné.

Du kan slå ord fra Brandes' tekst op i ordbogen. Aktivér "ordbog" i toppen af siden for at komme i gang.