Le poète chez qui se manifesta tout d'abord l'influence de Chénier fut un des esprits les plus audacieux, au point de vue artistique, de l'Ecole romantique et l'un de ses premiers chefs: Alfred de Vigny, le poète lyrique incomparable.
Chaste, pure et sévère, la poésie de Vigny justifie toutes les définitions symboliques qu'on en a données: elle a la blancheur du cygne, l'éclat de l'ivoire, la pureté
*) Quand Sainte-Beuve, dans sa comparaison de Che'nier et de Mathurin Régnier (cf. La Poésie au XVTe siècle) dit qu^ "La Liberté" fut composée par le poète, après son retour de Londres, il commet une erreur. Comme l'a établi Becq de Fouquières, il est probable que Chénier n'a pas été à Londres avant 1790.
— Ti- de l'hermine; son art est aussi grave, sa couleur aussi sobre, sa forme aussi concise et aussi travaillée que celle de Cliénier dont il ne voulait pas cependant reconnaître l'influence. Car, bien qu'il n'eût rien publié avant 1819, il a cependant donné une date bien antérieure, qui remonte parfois jusqu'à 1815, à un certain nombre de poésies qui portent très visiblement l'empreinte de Chénier et qui ne furent publiées que plus tard. Mais, sans compter que quelques poèmes de Chénier avaient déjà paru dans le "Génie du Christianisme" de Chateaubriand ou comme supplément aux poésies de Millevoye, tout nous indique que de Vigny, malgré d'ailleurs sa sévérité extrême, a antidaté ses poésies, à l'exemple de Schack Staflèldt pour faire croire à son originalité. Les quelques poèmes isolés, en effet, qu'il a publiés avant son premier recueil sont bien inférieurs à ceux qui portent la date la plus ancienne, si inférieurs même que le poète les a supprimés dans les éditions suivantes. L'influence de Chénier sur de Vigny est donc incontestable; de Vigny s'est approprié beaucoup des qualités du maître et en même temps s'est aflranchi de l'archaïsme hellénique qui arrêtait son vol. Le poème "La Dryade" qu'il désignait lui-même comme une "idylle d'après Théocrite" est en réalité une idylle d'après Chénier. Ce qui distingue tout particulièrement et absolument de Vigny de Chénier, c'est son spiritualisme bien tranché et son fier et stoïque amour de la solitude qu'il a exprimé dans "Moïse", "La colère de Samson" et "La Mort du Loup". C'est du fond de son âme qu'est sorti le cri de douleur de Moïse:
Seigneur, j'ai vécu puissant et solitaire. Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre! Dans la colère de Samson sur la perfidie de Dalila, je crois entendre les plaintes de l'amour-propre blessé du poète. Sa Dalila, à lui, c'était Marie Dorval, la grande actrice. Trois fois déjà il lui avait pardonné, et, néanmoins elle était encore plus confuse qu'étonnée d'obtenir si vite son pardon.
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Car la bonté de l'homme est forte et sa douceur Ecrase en l'absolvant, l'être faible et menteur. Je retrouve de même le stoïcisme de Vigny et en même temps l'excuse de son "improductivité" dans les paroles du loup qui meurt sans pousser un cri: A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse Seul, le silence est grand, tout le reste est faiblesse. Il y a sans doute quelque affectation dans cette attitude; mais le poète l'a prise par fierté, par noblesse d'àme pour mieux exprimer la pureté et la gravité de sa pensée.
Le véritable disciple de Chéiiier, celui qui développa particulièrement son style lyrique, fut un autre poète de génie plein de hardiesse et de confiance en lui-même, comme Chénier et de Vigny.
Victor Hugo était alors dans sa vingt-troisième année et déjà les premiers rayons de la gloire étaient venus illuminer son front. Dans un poème des "Chants du Crépuscule" à M"*^ J . il a peint lui-même l'enivrement avec lequel il aborda le domaine de la ]»oésie lyrique:
Alors je disais aux étoiles:
"0 mon astre, en vain tu te voiles.
Je sais que tu brilles là-haut!"
Alors je disais à la rive:
"Vous êtes la gloire, et j'arrive.
Chacun de mes jours est un flot!"
Je disais au bois: " Forêt sombre,
J'ai comme toi des bruits sans nombre!"
A l'aigle: "Contemple mon front!"
Je disais aux coupes vidées:
,.Je suis plein d'ardentes idées
Dont les âmes s'enivreront!"
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Tandis que tout me disait: "Aime!" Ecoutant tout hors de moi-même, Ivre d'harmonie et d'encens, J'entendais, ravissant murmure, Le chant de toute la nature Dans le tumulte de mes sens.
La terre me disait: "Poète!" Le ciel me répondait: "Prophète! Marche ! parle ! enseigne ! bénis ! Penche l'urne des chants sublimes ! Verse aux vallons noirs comme aux cimes Dans les aires et dans les nids!"
Hugo s'empara du vers qu'avait créé Chénier, de cet organe transparent de la beauté pure qui, animé par son souffle, rayonna de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Chose singulière, ce fut encore de la Grèce, mais cette fois de la Grèce moderne que vint l'inspiration. Hugo écrivit ses "Orientales" sous l'impression de la guerre d'indépendance que la Grèce soutenait alors. Mais combien sa langue ressemblait peu à celle de Chénier!
Les mots étaient chatoyants, fulgurants, " dorés d'un rayon de soleil "comme la belle juive du poème, ils chantaient et résonnaient comme s'ils avaient été accompagnés d'une musique turque.
C'est Goetbe qui, le premier, avait ouvert l'Orient à la poésie ; mais l'Orient du "westöstliche Divan" avait été le lieu de refuge d'un vieillard. Goethe avait surtout saisi le côté contemplatif de la vie orientale et avait fait entrer dans son poème des chants allemands. Riickert, le grand virtuose de la langue allemande, avait suivi plus tard les traces de Goethe. Oehlenschläger avait représenté l'Orient des Mille et une Nuits, un Orient à moitié persan et à moitié danois, l'Orient du livre de |74| contes à l'usage de l'enfance. On y voyait des esprits sous forme de lampes et d'anneaux merveilleux, des- boisseaux de diamants et de saphirs, toutes les inventions d'une imagination sans frein, le tout groupé autour de quelques types poétiques immortels. Puis était venu Byron. Pour le poète de "Childe Harold" l'Orient n'avait été que le décor qui convenait à la passion sauvage et mélancolique. Hugo nous présenta un Orient tout autre, un Orient b;irbare, mais étincelant de couleur et de lumière.
Sultans et muftis, derviches et califes, hetmans, pirates et klephtes, autant de sons agréables pour son oreille, detableaux charmants pour ses yeux. Le temps lui est indifférent car l'antiquité, le moyen-âge aussi bien que les temps modernes lui appartiennent. Il en est de même de la race qui peut être hébraïque, mauresque ou turque, du lieu qui sera Sodome, Grenade ou Navarin et descroyances. Hugo dit lui-même dans sa préface: , .personne n'a le droit de demander au poète s'il croit en Dieu ou aux dieux, à Pluton, à Satan ou à rien." Ce que le poète veut avant tout c'est peindre, et son génie ne lui laisse point de repos que l'Orient ne soit sur son papier tel qu'il le voit en esprit. D'oii vint à Hugo l'idée première des " Orientales"? Une étude sérieuse de ces poésies nous le dira. Les " Orientales" n'ont pas été composées dans Tordre on elles ont paru dans le recueil; la première est vraisemblablement celle qui porte le numéro- XXIII et qui est intitulée "la Ville prise". Elle fut écrite en 18'24. En 1826 et 1827, d'autres suivirent qui traitèrent des sujets se rapportant à la guerre grécoturque. C'est seulement en 1828 que la fantaise du. poète s'allume véritablement et se donne libre cours. Alors son horizon s'étend, sa matière s'enrichit. "La Ville prise" qui doit son origine au mouvement de sympathie générale provoqué par le martyre de la Grèce présente par là un rapport frappant avec la peinture romantique française. En 1824, Eugène Delacroix avait exposé son |75| célèbre tableau "le massacre de Sldos" tableau saisissant si peu exact poétiquement, mais pourtant si profondément senti, peint avec tant d'audace et de force, si riche de- couleurs éblouissantes.
Peu après, Hugo écrit "La Ville prise", poésie qui ressemble à un récit qu'un esclave fidèle fait, les mains- jointes, dans l'attitude du respect:
La flamme par ton ordre, ô Roi, luit et dévore. De ton peuple en grondant elle étouffe les cris;
Pères, femmes, époux, tout tombe sous le glaive: Autour de la cité s'appellent les corbeaux,
Les mères ont frémi ! les vierges palpitantes, calife! ont pleuré leurs jeunes ans flétris,
Les tout petits enfants écrasés sous les dalles Ont vécu: de leur sang le fer s'abreuve encore . . . Ton peuple baise, ô Roi, la poudre des sandales Qu'à ton pied glorieux attache un cercle d'or !
Voilà le premier ton, ton aigu et perçant, des "Orientales" de Hugo, mais le poème, dans son ensemble^ est manqué parce qu'il n'est pas vrai ; jamais esclave n'a parlé de la sorte: l'indignation personnelle du poète éclate dans ces vers. Les poésies postérieures "Les- tâtes du sérail", "Enthousiasme" et "Navarin" témoignent de l'influence des événements contemporains sur l'origine des "Orientales". Mais aussi, dès ce moment, le poète fait un grand pas en avant: sa muse va s'inspirer chez les Turcs.
,,La douleur du pacha" est un premier essai poétique à demi ironique. Derviches et "bombardiers",. |76| odalisques et esclaves, chacun à sou jwiiit de vue se demande pourquoi le pacha reste immobile dans sa tente, muet et sombre, les yeux gonflés de larmes. Mais aucun n'en devine la vraie raison: sa favorite n'a point commis d'infidélité, il ne manque point une tête dans le sac du Fellah. Non — son tigre de Nubie est mort. — Mais ce n'est là qu'un commencement. Le poète ne s'est pas encore complètement affranchi de lui-même. C'est toujours lui qui apparaît sous ce ton badin qui détruit le tableau. Avec "La Marche turque", au contraire, nous sommes en plein Orient. Les vers qui sont de toute beauté, sont encadrés dans le refrain célèbre:
Ma dague d'un sang noir à mon côté ruiselle.
Et ma hache est pendue à l'arçon de ma selle.
Toute la pièce d'ailleurs, on Tamour filial même
trouve son expression, est plus grave que sauvage ; elle
repose sur une conception de l'honneur qui, pour être
différente de la nôtre, n'en est pas moins profonde.
La marche s'ouvre par ces vers:
J'aime le vrai soldat, effroi de Bélial:
Son turban évasé rend son front plus sévère;
Il baise avec respect la barbe de son père,
Il voue à son vieux sabre un amour filial ....
Plus loin le poète continue : Celui qui d'une femme aime les entretiens; Celui qui ne sait pas dire dans une orgie Qu'elle est d'un beau cheval la généalogie ; Qui cherche ailleurs qu'en soi force, amis et soutiens, Sur de joyeux divans se couche avec mollesse, Craint le soleil, sait lire, et par scrupule laisse Tout le vin de Chypre aux chrétiens.
Celui-là, c'est un lâche, et non pas un guerrier. Ce n'est pas lui qu'on voit dans la bataille ardente Pousser un fier cheval à la housse pendante. Le sabre en main, debout sur le large étrier.
|77| Ces vers ne sont pas d'un poète enthousiaste de la Grèce ni d'un homme de l'occident raillant la barbarie turque; Hugo nous apparaît ici simplement comme un poète dramatique qui a à son usage une langue virile et énergique et dont la brutalité dans l'emploi de la couleur locale n'a été atteinte par aucun poète du nord.
Ce n'est point là de la poésie sentimentale, c'est une musique en ton majeur, rude et sauvage, même quand la femme et l'amour y mêlent leurs chants. Des figures féminines cruelles et barbares, comme cette sultane juive, insatiable du sang de ses rivales, qui a toujours quelque nouvelle tète à demander, se trouvent confondues avec de douces lilles d'Eve, comme cette captive qui soupire après sa patrie et pourtant aime à laisser errer ses yeux sur "les palais de fées" de Smyrne et à respirer jour et nuit, en toute saison, l'air tiède et parfumé de l'Orient.
Parfois, ce sont des apparitions charmantes et gra- cieuses comme dans "les adieux de l'hôtesse" arabe où l'amour voilé et chaste, mélange de tendresse, de super- stition puérile, de respect et d'adoration, est désespéré de ne point trouver d'écho et s'exprime avec une noble fierté et une élégance plastique.
Depuis le moment où le poète est passé du camp des Grecs dans celui de leurs adversaires, il lâche entière- ment la bride à son imagination. Après nous avoir donné des tableaux de la cruauté turque, il se tourne vers d'autres sujets, vers les superstitions de l'islamisme, comme dans le poème "les Djinns," cette merveille de virtuosité artistique, où les vers s'élevant de deux à dix syllabes, pour se réduire à la fin, de nouveau, à deux syllabes, peignent admirablement l'approche de "l'essaim" sauvage des Djinns, leurs hurlements farouches au-dessus de la maison et le bruit de leurs pas dans le lointain. De la vie du sérail, Hugo nous transporte au milieu des libres Bédouins, du désert d'aujourd'hui au désert tel qu'il était quand Bounaberdi le couvrait de l'ombre de ses aigles. Son imagination lui montre des plaines immenses de sable et d'eau, de grands mouvements de
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iroui^es, des sièges et des prises de villes à l'architecture étrange, et ces tableaux de ruines colossales l'amènent tout naturellement à l'antiquité biblique où il a puisé ses plus belles inspirations. De tout temps, Victor Hugo s'était senti attiré par le monstrueux, mais son Pégase reste toujours un monstre aimable.
"Feu du ciel", le premier poème du recueil a été composé un des derniers. Nous voyons d'abord s'avancer dans le ciel "la nuée au flanc noir." D'où vient-elle? Personne ne le sait. Elle passe par-dessus les mers et demande au Seigneur si elle doit les dessécher. — Non, répond-il, et "elle reprend son vol sous le souffle de Dieu." Elle glisse par-dessus les golfes "aux vertes collines" et l'Egypte " toute blonde d'épis," par-dessus- les déserts et les ruines de l'ancienne Babel. Est-ce ici? dit-elle. — Plus loin, répond le Seigneur. Et ainsi, "dans la brume des nuits" elle atteint les deux cités soeurs de Sodome et de <jomorrhe endormies dans la débauche et la volupté. Sur un signe de Dieu "la nuée éclate"; des torrents de soufre et des pluies de feu tombent sur la terre et "fondent comme cire porphyre, marbre et idoles"; tout ce qui vit devient la proie des flammes
On dit qu'alors — — — — ■ — —
On vit de loin Babel, leur fatale complice
Regarder par-dessus les monts de l'horizon. Toute cette poésie de Hugo est, je l'ai dit, une musique en ton majeur: on l'a même accusée injustement d'être froide. Le pinceau du poète ressemble à ce pin que Heine voulait arracher des falaises de Norwège et plonger dans le gouffre enflammé de l'Etna pour écrire au ciel le nom de son "aimée".
Les "Orientales" servirent de modèle à l'Ecole roman- tique. Hugo avait osé exprimer la souffrance, le laid, le terrible (ro âsLvôr, comme disaient les Grecs), convaincu qu'il pourrait leur donner une forme poétique et faire dis-
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paraître toutes les ombres dans un grand océan de lumière. Ce lyrisme tout particulier nous est expliqué par un de ses poèmes postérieurs "sur le globe terrestre" où passent sous nos yeux les tableaux d'une terre inculte, ingrate et pierreuse, qui ne donne à l'homme sa nourriture qu'à force de travail, de déserts brûlants, de plaines de glaces, de «limats inhospitaliers, de la mort, spectre aveugle qui en- lève tout d'abord les plus vertueux d'entre les hommes, de la mer où les vaisseaux sombrent la nuit, de pays où la guerre brandit sa torche et où les peuples se ruent les uns sur les autres. Tout cela pourtant, conclut le poète, est une étoile au firmament!