L'école romantique en France (1902)

Chapitre VI. Coup d'oeil rétrospectif - Influences nationales.

Ce ne furent pourtant pas les influences étrangères qui contribuèrent le plus à la renaissance de la Littérature en France, mais bien plutôt la découverte d'un génie |60| national que personne ne soupçonnait. Comme les premières découvertes des cbefs-d'oeuvre de la sculpture antique, depuis si longtemps ensevelis, avaient été le point de départ de l'humanisme italien, la ])ublication des poésies d'André Chénier en 1819 fut le signal d'une révolution poétique complète en France. Un voile tomba des yeux de tous, quand parurent, plus de 26 ans après la mort de l'auteur, ces poésies grecques, si pleines de vie et d'àme. Toutes les idoles de l'Empire, Delille et les autres poètes descriptifs et didactiques, furent précipitées de leur piédestal, et se brisèrent en morceaux. Une brise printanière soufflait sur la France de l'antique Hellade, la Grèce véritable, et vivifiait l'atmosphère. L'alexandrin, si flasque au XVIII ° siècle, si raide, si empesé et si symétrique au XVII "^j avait dans Chénier des harmonies mystérieuses, une fermeté tendre et souple, une grâce audacieuse et sensuelle, et, parce que la césure ne tombait plus régulièrement après le sixième pied, et que la phrase ne se terminait plus toujours avec le vers, une richesse et une variété de formes qui provoquaient l'admiration. Les, pensées et les sentiments étaient modernes, mais l'esprit et l'art étaient antiques. Il y avait dans ce mélange la force impulsive nécessaire pour produire dans la poésie française une révolution semblable à celle dont Ronsard avait été l'instigateur au XVI® siècle. L'esprit moderne et l'esprit antique se rencontraient chez Chénier, mais bien loin de la voie où ils s'étaient cherchés au siècle de Louis XIV. Le nom d'André Chénier surpassa en éclat tous les noms célèbres jusque-là. C'était comme un esprit qui surgissait du tombeau, la tête ceinte de l'auréole du martyr et éclairée des rayons du génie, et qui montrait ä la jeune génération le chemin de la terre promise de la nouvelle poésie.

André Marie de Chénier était né à Constantinople (Galata) en 176'2; sa mère était une Grecque, jolie, ardente et spirituelle, qui s'appelait de son nom de famille Santi l'Homaca; son père était consul général de France en |61| Turquie, et en même temps un savant distingué. Encore tout petit, André vint en France et fut élevé dans un beau château du Languedoc. Il oublia bientôt sa langue maternelle, mais, quand plus tard il dut l'apprendre de nouveau dans un collège de Paris, il la comprit si vite qu'à l'âge de seize ans il la maîtrisait entièrement et se plongeait avec délices dans la Littérature grecque. Le grec lui devint aussi familier que le français, A vingt ans, il entra dans l'armée comme cadet gentilhomme, c'est-à-dire comme sous-lieutenant, vécut en garnison à Strasbourg et employa son temps libre à l'étude des langues. Mais le service abrutissant et la vie terre à terre des officiers lui devinrent bientôt odieux. Au bout de six mois il revint à Paris et, comme à ce moment il fut atteint d'une maladie dont la guérison exigeait une vie régulière, il sollicita son congé. Mais le désoeuvrement et Pinaction ne convenaient guère à un jeune homme qui unissait à toutes les passions de la jeunesse, l'amour de l'art et de la science et un esprit toujours en éveil. Il entreprit avec joie un voyage de deux ans en Suisse et en Italie, et s'arrêta très longtemps à Rome. Une rechute le retint à Naples et l'empêcha de poursuivre son voyage jusqu'en Grèce où tendaient toutes ses aspirations. Lorsqu'il revint à Paris en 1785, il trouva rassemblée dans la maison de ses grands-parents la meilleure société; il y fit la connaissance du poète Lebrun, du peintre David du chimiste Lavoisier et de tout un groupe d'hommes politiques que la Révolution devait rendre célèbres; il fréquenta en outre quelques jeunes gentilshommes d'un grand talent, et, pour partager son temps à peu près également entre le travail et la distraction, rechercha la société la plus légère de l'époque, celle qui se composait de grands seigneurs, comme le duc de Montmorency, le prince de Czartorisky e^c, société étrange, dont Rétif de la Bretonne a décrit la vie, et qui devait bientôt tomber sous le couperet d^> la guillotine. A ce même moment, Chénier fit encore la connaissance d'un homme

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<[ui, iiartageaiii sun amour de la liberté et sa haine de la tyrannie, i:e tarda pas à se concilier son amitié, je veux (lire, la (-(»iinaissance du poète italien Alfieri qui se trouvait alors à Paris en compagnie de la comtesse d'Albany.

Il entra en même temps en relations avec la femme qu'il a chantée, louée et maudite dans un grand nombre de ses poésies et qui fut l'amante de sa jeunesse, Madame de Bonneuil, à laquelle l'attacha une passion fougueuse et constante.

A l'âge de vingt -quatre ans, André avait vécu quelque temps près d'elle à la campagne et avait passé de longues heures à ses genoux, pendant qu'elle chantait sur la harpe une romance de l'époque sur la volupté et les délices de l'amour. En 1787, il fut nommé attaché d'ambassade à Londres; mais il regretta bientôt son ancienne indépendance et ses anciennes habitudes. Quand la Kévolution éclata, il en accueillit la nouvelle avec enthousiasme et revint à Paris plein des plus grandes espérances. Déjà il avait senti s'éveiller son talent, poétique; il s'essaya alors dans des poésies de tout genre plus étendues et tout à fait selon le goût antique. Depuis ses origines, la Littérature française avait deux fois cherché à se rapprocher de l'antiquité; la première fois, avec Eonsard, elle l'avait fardée du clinquant de la renaissance italienne ; une autre fois, sous Louis XIV, elle l'avait recouverte de toute la pompe et de tout l'éclat du grand siècle. André Chénier qui avait du sang grec dans les veines, qui parlait et écrivait sa langue maternelle comme le français, qui était peut-être le seul en France qui ne vît point l'ancienne Hellade à travers le pastiche des Eomains ou la poussière des perruques du XVIP siècle, renversa sans etfort, avec la naïve et audacieuse confiance d'un jeune Apollon les idées régnantes sur l'antiquité et l'essence de la Poésie. Il se rendait compte que les poètes grecs avaient parlé et écrit dans la langue populaire et qu'ils avaient atteint la perfection |G3| artistique par un juste sentiment de la mesure et non par le respect idolâtre de traditions poétiques arbitraires.

Comme rénovateur, André Chénier est pour la poésie du XVIIP siècle ce qu'est Tliorwaldsen, pour la scul])ture ; comme Tliorwaldsen, il fut, sous beaucoup des rapports, un imitateur de l'antiquité, mais il lui est bien supérieur par la vivacité du sentiment, la sensualité ardente, le pathétique.

Avant 1789, Chénier nous apparaît déjà comme poète erotique avec une certaine pointe de sensualité et aussi comme poète élégiaque et idyllique. Quand la Révolution fit trembler tout le pays de ses sourds grondements, il était parvenu à sa maturité comme homme et comme poète. Il avait été élevé dans l'esprit philosophique du siècle de Voltaire; avec tant d'autres de ses compatriotes, il avait embrassé la cause des Etats-Unis d'Amérique dans leur lutte contre l'Angleterre; aujourd'hui il saluait avec le plus pur enthousiasme l'ère nouvelle qui s'ouvrait à la liberté, et qu'il avait attendue si longtemps. La liberté, c'était pour lui avant tout la liberté absolue de croire et de penser. Instruit suiïisamment "par l'expérience de 18 siècles qu'ont ensanglantés les absurdités théologiques, convaincu que les prêtres, à quelque religion qu'ils apartiennent, se sont conjurés contre le bonheur et la tranquilité des peuples, il veut briser le joug despotique", mais il était assez naïf et assez généreux pour se figurer que cela pouvait se faire sans violence.

Pendant toute la première année de la Révolution la poésie l'occupa à peu près exclusivement. Il avait conçu une inclination passagère pour une dame jeune et jolie, Mme Gouy d'Arcy qu'il a célébré dans une élégie bien connue; mais bientôt la politique l'absorba entièrement.

En 1792, André qui pressentait la Terreur prochaine, prit violemment à partie les Jacobins. Et comme son frère ^iadet, le poète Marie-Joseph Chénier, qui jouait un rôle au Club des Jacobins, se crut obligé de défendre ses

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compagnons, André releva fièrement le gant. Des amis réussirent à rapprocher, sinon à reconcilier complètement les deux frères jusqu'ici unis par une affection si étroite. Pour André, comme pour les anciens Eomains, les liens du sang devaient se briser quaud la politique l'exigeait. Au commencement de la Révolution, il avait accepté la dédicace d'un drame de son frère "Brutus et Cassius" et, avec la naïveté de l'époque, il s'était persuadé que le drame reproduisait fidèlement les propres paroles de Brutus. Les héros de la pièce étaient cà ses yeux "de nobles criminels, de grands meurtriers de tyrans que les matamores de notre temps ne comprennent plus". Il s'était, en un mot, déclaré partisan du régicide toutes les fois que celui-ci devient nécessaire. Mais le procès de Louis XVI excita toute son indignation. Il demanda la permission de le défendre, et, à diverses reprises, protesta contre les procédés de ses adversaires. Lorsque la sentence de mort eut été prononcée, ce fut lui encore qui écrivit la belle et digne lettre oii le roi priait l'Assemblée Nationale de faire ratifier le jugement par le peuple. Selon la remarque de Becq de Fouquières, il est tout à fait caractéristique que ce sont trois des plus grands poètes de l'Europe : André Chénier, Schiller et Alfiéri, qui avaient été également les adversaires de l'absolutisme et qui avaient salué la Révolution avec enthousiasme, qui en 1792 s'offrirent à défendre Louis XVI. Marie-Joseph Chénier était un esprit de moindre envergure qui aimait à suivre le courant et dont le talent s'adaptait merveilleusement à cette époque. André avait un courage qui allait jusqu'à la bravade; il était de l'étoffe dont l'histoire fait ses martyrs. L'approche du danger ne le rendit que plus audacieux dans ses attaques contre les hommes qui tenaient le pouvoir entre leurs mains et qui lui semblaient déshonorer la France. Il publia sous son nom un hymne plein d'ironie à l'occasion de la fête que les Jacobins donnèrent aux Suisses du régiment de Châteauvieux qui venaient d'être 'graciés après avoir été condamnés aux galères pour des crimes

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ignobles. Après le :;ieurtre de Marat, pendant que 44000 autels s'élevaient partout en Thonneur de "l'ami du peuple", seul de tous les poètes français, André Chénier osa exalter Charlotte Corday. Il fallait alors un grand courage pour se permettre cette audace: "La (jrèce, ô Fille illustre! admirant ton courage,

Epuiserait Paros pour placer ton image

Auprès d'Harmodius, auprès de son ami;

Et des choeurs sur ta tombe, en une sainte ivresse.

Chanteraient Némésis, la tardive déesse.

Qui frappe le méchant sur son trône endormi.

Mais la France à la hache abandonne ta tête!

C'est au monstre égorgé qu'on prépare une fête." Depuis l'exécution du roi il était devenu impossible à André de rester h Paris. Son frère lui chercha un refuge à Versailles dans une petite maison solitaire et il alla y vivre quelque temps en paix. 11 composa dans cette retraite quelques fragments de son grand poème "Hermès" auquel il travaillait déjà depuis 10 ans et écrivit pour Fanny (Madame Laurent Lecoulteux), une jeune dame du voisinage, ses dernières poésies amoureuses qui se distinguent par un nouveau trait qu'on n'avait point encore remarqué chez lui: la mélancolie de l'amour platonique. T"ne noblesse d'àme très délicate et une grâce toute féminine donnaient à ces vers sombres et chastes un charme particulier. Cependant la vie paisible de Versailles n'était pour Chénier que le repos avant la tempête. En voulant sauver une dame condamnée par le Comité révolutionnaire, il fut lui-même jeté en prison. A Saint-Lazare il employa son temps à revoir ses manuscrits et écrivit encore quelques-uns de ses plus beaux et de ses plus célèbres poèmes, comme les deux qu'il adressa à la duchesse de Fleury née Coigny ("La Jeune Captive" et le poème qui, dans les éditions, porte le titre inexact de "Mademoiselle de Coigny") ainsi que l'admirable fragment qui commence par ces vers:

Brandes, l'école lomaiitiiiue en France. 5

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"Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyro Anime la fin d'un beau jour,

Au pied de l'échafaud j'essaie encore ma lyre. Peut-être est-ce bientôt mon tour.

Peut-être avant que l'heure, en cercle promenée, Ait posé sur l'émail brillant,

Dans les soixante pas où sa route est bornée, Son pied sonore et vigilant,

Le sommeil du tombeau pressera ma paupière.

Le lendemain il fut accusé par le tribunal révolutionnaire comme "ennemi du peuple" "parce qu'il avait écrit contre la liberté", et le soir du 7 thermidor 1794, la veille par conséquent de la chute de Robespierre, qui l'aurait sauvé si elle était arrivée un jour plus tôt, André Chénier monta sur l'échataud. On dit que dans la charrette qui le conduisait au supplice il s'adressa en ces termes mélancoliques au poète Roucher qui mourut avec lui: "Hélas! je n'ai rien fait pour la postérité!" Ce qui est vrai, c'est que, sur l'échafaud, il se frappa le front en disant: "Pourtant j'avais quelque chose là!"

Pendant que les écrits en prose d'André Chénier avaient à l'étranger un retentissement extraordinaire — Wieland lui envoyait ses salutations, le roi de Pologne lui décernait une médaille d'honneur — ses poésies étaient à peu près inconnues. Il n'avait publié que deux poèmes: un hymne à David à l'occasion du serment du jeu de paume et l'hymne ironique sur les "Suisses de Châteauvieux."

Depuis le jour où sa tête était tombée sur l'échafaud son nom avait été oublié, son souvenir semblait disparu. Mais un jour de Tannée 1819, on proposa à quelques libraires de Paris qui préparaient une édition des oeuvres dramatiques, aujourd'hui vieillies, de Marie-Joseph Chénier de compléter le volume avec "les Poésies d'un frère inconnu de Chénier". Les éditeurs prièrent Henri de Latouche de lire attentivement les vers qu'on leur oifrait et celui-ci, de plus en plus surpris et enthousiasmé, se mit en quête de tous les manuscrits d'André. Il réussit à les exhumer

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Tun après l'autre, et il en fit, avec le plus orrand goût, Vin recueil qui révolutionna le sentiment poétique en France. Du même coup le nom d'André Chénier devint célèbre dans tout le pays; la jeunesse s'enthousiasma pour le nouveau poète qui venait de se révéler à elle. Toute la poésie lyrique du dernier siècle fut dédaignée; les premières méditations poétiques de Lamartine elles-mêmes, qui paraissaient vers cette époque, furent reléguées au second plan. La poésie de Chénier ne quittait point la terre et ne se perdait plus dans les nuages comme celle de Lamartine: elle était pure sans être religieuse, expressive, sans sensiblerie, sans mysticisme comme sans irréligiosité.

Dans les premières oeuvres d'André Chénier, un jeune païen adorateur d'Apollon et d'Artémis autant que d'Aphrodite se montrait déjà en opposition marquée avec le fondateur de l'école séraphique; ce n'était pas un idéaliste comme celui-ci, mais un épicurien au sens antique du mot. Les premières femmes qu'il chanta n'étaient point €omme celles de Lamartine, des Elvire pleines d'esprit et de poitrine délicate, mais des jeunes filles au sang ardent ou bien de jeunes et jolies courtisanes de l'époque. Cependant la sensualité de Chénier ne fut jamais lascive ni frivole comme celle qui régnait alors. Décrit-il une "orgie", comme dans la vingt-huitième élégie, c'est un bas-relief du grand siècle artistique de la Grèce qui l'inspire. Sa jeune femme aux longs cheveux épars est peinte avec la chasteté d'une ménade grecque, et, dans ce tableau sobre et net, l'orgie se transforme en une bacchanale athénienne sculptée sur un marbre de Paros. Toutes les créations poétiques de Chénier portent l'empreinte de la beauté pure ^t de la simplicité parfaite. Le laid que Hugo introduisit dans la poésie lyrique et pour lequel Lamartine lui-même trouva une ex^îression poétique est banni complètement de la poésie de Chénier comme le sentiment religieux et le mysticisme.

Mais l'homme qui se révélait dans les oeuvres postérieures du poète était également en opposition avec la ((— r,8 —))

poésie lyrique qu'on admirait en 1819. Les femmes qu'iî glorifiait dans des poèmes immortels étaient des héroïnes ou des victimes de la Révolution. Il y avait dans ses iambes une rhétorique virile qui rappelait les poètes iambiques de la Grèce, et dans les fragments de son grand poème- "Hermès" s'exprimait une conception de la vie qui, par la gravité scientifique et l'amour antique de la vérité, contrastait absolument avec l'exaltation romantique et fan- tastique de Lamartine. Pour André Chénier les étoiles ne sont plus des fleurs célestes: ce sont tout simplement des mondes qui roulent dans l'espace; il parle de "leur poids, de leurs formes, de leurs distances", des lois de l'attraction qu'il sentait aussi dans son âme. La Providence ne parle plus à l'homme des hauteurs azurées; les prières de la terre ne montent plus vers elle. Tout aboutit à une impression profonde d'unité et de régularité dans l'univers.

La poésie d'André Chénier qui, à maint égard, fait pressentir celle du XIX^ siècle, — car elle est essentiellement lyrique, et le XVlll^ siècle n'a point produit eu France d'autre vrai poète lyrique que Chénier, — porte cependant des traces manifestes de l'influence des deux grands esprits- du XVIII^ siècle, Rousseau et Voltaire.

Chénier rappelle Rousseau dans ses scènes idylliques- et pastorales qui ne sont sans doute empruntées à Théocrite,. que parce que Rousseau avait déjà ramené les esprits au goût de la nature simple et primitive. Voltaire lui avait donné cette passion de l'universalité qui le faisait s'enthousiasmer des découvertes de Newton pendant qu'il essayait de rivaliser avec Lucrèce dans un poème didactique sur la nature.

Mais c'est autant par des qualités d'ordre purement esthétique et artistique qu'André Chénier affranchit et renouvela la Poésie du XIX^ siècle. L'alexandrin, chez lui, fut tout différent de l'alexandrin de Racine; l'enjambement l'avait rendu plus souple, plus libre et plus varié ; la césure et le rejet avaient été employés dans ses poésies

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dithyrambiques d'une façon tout à fait nouvelle et surprenante, et le résultat en avait été un élan lyrique jusqu'ici inconnu. Lamartine sans doute avait déjà tenté la plupart de ces réformes métriques, mais inconsciemment pour ainsi dire et sans la régularité, sans la forme brillante et polie qui charmait la jeunesse dans la poésie de Chénier. Tous ceux qui étaient capables d'apprécier ce mérite juraient par son nom. Ils partageaient involontairement les écrivains de l'époque en deux groupes : l'un se rattachant à Madame de Staël, la féconde improvisatrice, qui, sans se soucier de l'harmonie de l'ensemble, avait jeté dans le monde un tourbillon de pensées et de mots; et l'autre, l'école nouvelle, qui se réclamait d'André Chénier, et qui érigeait Part en principe.

La poésie de Chénier ne se distingue pas seulement par la perfection rhythmique, mais encore par une langue colorée et vivante. On avait jusque-là employé dans le vers le mot abstrait, vague, immatériel et sentimental pour le mot propre, matériel et pittoresque; on avait dit par exemple "le ciel en courroux", Chénier écrivit "un «iel noir, couvert de nuages"; on avait dit "de beaux doigts "Chénier écrivit "des doigts blancs et effilés."

Ajoutez à cela parfois, dans des tableaux d'une clarté presque matérielle, une demi-obscurité absolument nouvelle dans l'expression, des mots et des tournures mystérieuses «t énigmatiques qui subitement ouvrent des horizons infinis.

Ce qu'au point de vue humain plus qu'au point de vue artistique on voudrait trouver davantage chez Chénier «'est l'expression de la souffrance. Sa poésie, pourtant si ardente et si brûlante est trop pleine de mesure, trop attique. Le laid en est exclu trop rigoureusement et, pour le poète, comme pour les anciens Grecs, la souffrance est une forme du laid. Ce n'est, en effet, que par quelques notes isolées et quelques lettres que nous savons combien Chénier souffrit à Londres de la perte de son indépendance: il n'en dit pas un mot dans ses poésies. De même si, dans sa jeunesse, il sentit l'humiliation de

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la pauvreté, il se contenta d'y faire allusion dans des poèmes comme l'idylle "Liberté" où un berger brise sa flûte, fuit la danse et les chants des jeunes filles et repousse toute consolation parce qu'il est esclave.\*)

"Le jeune malade" dont le sujet rappelle la 3 ® scène du premier acte de la Phèdre de Racine peut nous donner une idée de toute la poésie d'André Chénier. Il est impossible de donner à une situation aussi pathétique une solution plus simple.

Tout ce que nous avons admiré dans Chénier: la noble simplicité de la langue, l'exactitude et la justesse du dessin, le rhythme grec, les belles lignes du bas-relief, la pureté des couleurs et la forme sévère, tout cela nous le retrouvons au fond de la nouvelle Ecole romantique.

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