L'école romantique en France (1902)

|45| Chapitre V. Coup d'oeil rétrospectif - Influences étrangères.

La nouvelle source de l'art et de la science qui jaillissait se trouva bientôt enrichie par tout ce qui lui vint de l'étranger et de la France même. L'influence étrangère sur le romantisme français mérite particulièrement d'attirer notre attention.

La jeune génération s'éprit des littératures étrangères qui, malgré leur passé, n'étaient point encore, pour ainsi dire, connues en France, aussi bien que de toutes les idées nouvelles, avec d'autant plus d'ardeur qu'elle voulait rompre avec la régularité de la littérature classique ; pour la nouvelle école, il se forma alors comme un foyer lumineux où tous les rayons venaient se réfracter également et par conséquent se transformer.

Les Romantiques se rallièrent tout d'abord autour du nom de Shakespeare. Guillaume Schlegel avait frayé la voie, en glorifiant le grand dramaturge anglais dans ses célèbres "Leçons sur l'art et la littérature dramatiques." qui furent publiées aussi en français. Mercier "le prophète du romantisme" se déclara bientôt en France l'admirateur passionné de Shakespeare, puis Villemain et plus tard Guizot suivirent. Imitations et traductions, ces dernières plus fidèles que celles du siècle précédent, contribuèrent à faire connaître le nom et les oeuvres de l'illustre poète.

Tout au commencement du nouveau siècle encore, des acteurs anglais qui essayaient de jouer les pièces de Shakespeare au théâtre de la Porte St. Martin furent accueillis avec des pommes et des oeufs pourris, pendant que les spectateurs criaient: "Parlez français! A bas Shakespeare, le lieutenant de Wellington!" — \*)

\*) cf. — Stendhal : "Racine et Shakespeare" page 216.

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Mais nous avons vu que leurs successeurs, quelques- années après seulement, reçurent à Paris un accueil enthousiaste. C'est dans cet intervalle que Beyle engagea une lutte acharnée en faveur de Shakespeare et que se fonda le journal "Le Globe," organe de la jeune génération, qui parut d'abord trois fois par semaine avant de devenir quotidien, et qui combattit vaillamment pour les nouveaux principes.

Bevle qui, malgré ses paradoxes, était un des esprits les plus indépendants de son temps, manifeste franchement son admiration pour Shakespeare, sans toutefois rabaisser Eacine qu'il lui oppose. Il montre que Shakespeare réussit plus souvent que Racine à produire sur la scène l'illusion complète et que la véritable jouissance, que l'art nous procure, dépend de cette illusion et de l'impression qu'elle laisse en nous. Or, ce qui détruit surtout l'illusion c'est Tadmiration qu'excitent les beaux vers. Il faut se demander quel est le devoir du poète dramatique : Est-ce de se livrer à de beaux développements en vers harmonieux ou de traduire fidèlement les émotions de l'âme? Répondant à cette question, Beyle va plus loin que n'iront plus tard Hugo et Dumas dans leurs tragédies romantiques, puis qu'il proscrit absolument le vers du drame tragique.

La tragédie cherchant l'effet par la peinture exacte des sentiments humains, il est nécessaire qu'elle vise à la clarté, et le vers justement s'oppose à la clarté.

Beyle cite les paroles de Macbeth à l'ombre de Banquo: "La table est pleine" et ajoute qu'aucune rime ne pourrait en rehausser la beauté.

Assurément ce n'est pas Hugo, mais Vitet qui, par la suite, s'est rapproché de cet idéal dramatique.

Beyle ne conseille à personne d'imiter Shakespeare. Ce qu'il faut imiter chez lui ce n'est que son don d'observer le monde et son habileté à donner à ses contemporains précisément la tragédie qui leur convenait.

En 1820 aussi, on aspirait après une forme propre de drame, bien que, intimidé par la gloire de Racine on

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n'osât point encore la demander au nouveau poète. On n'est en effet réellement romantique que lorsqu'on étudie et qu'on satisfait les goûts de son époque, car le "romanticisme" est l'art de donner au peuple les oeuvres qui peuvent lui procurer la plus grande jouissance possible, en tenant compte de l'état des moeurs et dès idées, tandis que le classicisme lui offre une littérature qui a fait les délices des générations passées. Racine était en son temps romantique, Shakespeare aussi est romantique parce qu'il a mis sur la scène pour les Anglais de 1590 les guerres civiles avec leurs sanglantes horreurs et qu'il leur a donné une série de peintures morales très profondes et faites de main de maître.

Le romantisme ne consiste donc pas à imiter l'Angleterre ou l'Allemagne mais à donner à chaque peuple une littérature créée à son image et faite spécialement pour lui, comme les vêtements sont faits pour l'individu. Le romantisme est ainsi pour Beyle presque synonyme d'art moderne.

J'ai déjà noté la tendance des peuples latins ou "romans" au classicisme; il est tout à fait caractéristique que, pour eux, le romantisme doit être dans les idées, pour obéir aux "exigences des temps", et que le classicisme doit régner dans la langue, qui est chose de tradition et par- conséquent immuable. D'après ce principe, il faudrait s'efforcer d'écrire comme Pascal, Voltaire et La Bruyère.

Les principaux rédacteurs du "Globe" définissent différemment le romantisme militant, mais, au fond, ils s'accordent tous entre eux et avec Beyle. Pendant que Hugo était encore royaliste catholique et conservateur, le "Globe" se montrait déjà révolutionnaire, philosophe et libéral.

Le premier qui dressa un programme dans le "Globe" fut Thiers et, comme il arrive à l'avènement d'une nouvelle littérature, le mot d'ordre qu'il choisit fut nature et vérité. Thiers condamne dans Fart plastique la régularité trop absolue et la symétrie, il demande pour le

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drame la vérité historique — à peu près ce que plus iard on comprit sous le nom de couleur locale, Duvergier de Hauranne, dans un article "sur le romantique" définissait le classicisme une routine, et voyait dans le romantisme la liberté pour les talents les plus divers (Hugo et Beyle, Manzoni et Nodier) de se développer dans toute leur individualité propre. Pendant que pour Ampère le classicisme est une imitation, le romantisme, au contraire, un art original, un autre rédacteur anonyme du "Globe" (vraisemblablement Sismondi) essaie une définition plus exacte et fait remarquer que le mot "Romantisme'' n'a pas été créé pour désigner les oeuvres littéraires d'un certain cercle et d'un certain groupe, mais bien toute la littérature, image fidèle de la civilisation moderne. Or, cette civilisation étant essentiellement spiritualiste, on peut définir le romantisme le spiritualisme dans la littérature.

Avec son ardeur et sa hardiesse juvéniles, Vitet, le futur auteur des "Barricades", alors âgé seulement de vingt ans, se fait aussi le champion du romantisme qu'il regarde tout simplement comme l'indépendance dans l'art et la liberté individuelle dans la littérature. "Le Eomantisme, dit-il, c'est le protestantisme dans les lettres et les arts." Il ne s'agit donc, à ses yeux, que de secouer le joug de l'Eglise — Le romantisme, continue-t-il, n'est ni une théorie littéraire, ni une doctrine de parti, c'est la loi de la nécessité, du changement, du progrès.

"Dans vingt ans toute la nation sera romantique, je "dis toute la nation, car les jésuites n'appartiennent pas "à la nation."

Il n'y a, comme on le voit, 'qu'une différence à peine sensible entre toutes ces définitions et celle de Hugo: "Le Romantisme, c'est le libéralisme en littérature", et on ne s'étonnera point que le "Globe" ait salué de cette exclamation la Préface de Cromwell: "Voilà aussi Mr. Hugo dans le mouvement." En réalité, la victoire était déjà gagnée à ce moment.

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Après Shakespeare, l'influence de Walter Scott sur le romantisme français fut, sinon la plus profonde, au moins la ])lus manifeste. Walter Scott s'était fait connaître en France comme dans les autres pays d'Europe; déjà il avait trouvé en Allemagne, en Italie et en Danemark des admirateurs qui, remplis du plus pur sentiment patriotique et d'un haut idéal moral, commençaient à l'imiter.

"Waverley" parut en 1814; en 1815, La Motte Fouqué l'imite en lui donnant un cachet germanique. De 1(^25 à 1826, Manzoni publia "Les Fiancés"; en 1826, Ingemann, pour relever le sentiment national et dynastique, se mit à écrire ses histoires romantiques dans l'esprit de Walter Scott et le style du poète de Fiésole.

Dès qu'il parut, " Waverley" obtint également en France un succès immense. Scott fut bientôt si goûté, dans les vingt premières années du siècle, c|ue les directeurs de théâtres priaient les poètes d',, arranger" ses romans pour la scène. LTn drame qui échoua à la représentation, 1',, Emilie" de Soumet, l'un des poètes de l'époque de transition, était une adaptation d'un roman de Walter Scott. Ce que goûtait d'ailleurs tout particulièrement la jeune génération romantique dans le romancier écossais, c'étaient des qualités qu'on n'avait point aussi bien appréciées dans les pays protestants, tels que le talent descriptif et pittoresque et la peinture fidèle du moyen-âge. Walter Scott plut en France parce qu'on retrouva chez lui les cuirasses, les armes, les costumes du moyen-âge avec ses châteaux- forts et leur architecture romantique; mais on ne vit point, ou plutôt on ne goûta point sa conception prosaïque de la vie, sa morale protestante qui lui gagna des lecteurs dans les pays du nord et en Allemagne. Beyle, le premier, critiqua sévèrement Scott et lui prédit une gloire éphémère malgré le bruit qui se faisait à ce moment autour de son nom. Scott, d'après lui, savait mieux peindre des costumes et des visages que des sentiments et des passions. L'art ne peut et ne doit jamais imiter la nature trait pour trait, il embellit toujours; mais Walter Scott embellit.

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trop : ses personnages semblent avoir honte de leurs passions, il leur manque la sûreté et l'audace parce qu'ils ont trop peu de traits naturels.

De bonne heure, on reprocha à Scott, comme le fit plus tard si souvent Balzac, de ne ])Ouvoir peindre la femme avec ses passions, ou du moins de ne point oser décrire les passions féminines avec leurs joies et leurs souffrances, par égard pour une société trop prude.

Les romans traitant des sujets modernes passèrent inaperçus, on s'en tint à Ivanhoë, Quentin Durward et quelques autres. On prisa beaucoup dans Walter Scott la nouvelle forme, qu'il inaugura, du dialogue dramatique dans le roman, pour remplacer les deux formes usitées jusqu'à présent: la forme du récit, où le titre d'un chapitre indique toujours son contenu et où l'auteur apparaît constamment, et la forme de la lettre, où la passion se trouve condensée entre l'en-tête et la signature. Les plus grands talents parmi les jeunes romantiques français trahirent l'influence du romancier écossais.

Celui d'entre eux qui, au point de vue moral, rap])elle le plus les poètes anglais, Alfred de Vign}-, écrivit un roman "Cinq-Mars" dont l'histoire se passe sous Eichelieu, ouvrage intéressant, aujourd'hui vieilli, où le contraste du bien et du mal efface tous les autres contrastes, et où se révèle un manque frappant d'intelligence pour le rôle politique de Richelieu. On ne trouve pas dans "Cinq- Mars" l'universalité qui caractérise Scott, mais, au lieu de cela, une note lyrique dominante, la glorification d'une chevalerie intrépide et bouillante, de la vieille bravoure française'. En même temps que de Vigny, Mérimée subit l'influence du grand romancier écossais dans sa "Chronique du règne de Charles IX" dont la tendance cependant est tout autre que celle des romans de Scott. Mérimée recherche, pour elles-mêmes, dans l'histoire, les passions les plus violentes avec l'intention secrète, qui marque bien le caractère du romantisme français, d'exaspérer les bourgeois philistins par ses peintures brutales, vives et

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«concises, froides et insensibles, sans tenir aucun compte de la délicatesse morale.

On sait qu'Alexandre Dumas, dans plus d'un roman léger et amusant, comme dans "Les trois mousquetaires" s'est approprié le coloris et le style historique de Walter Scott; mais ce qu'on sait moins, c'est que Balzac, qui inaugura le roman français moderne, subit également, tout comme de Vigny et Mérimée, l'influence du maître écossais.

Il voulut le suivre, sans cependant se contenter de l'imiter; il crut pouvoir rivaliser avec lui dans l'art descriptif que le romantisme avait remis en honneur et essaya d'animer le dialogue d'une vie plus intense.

Walter Scott n^avait créé qu'un seul type de femme; en France, au contraire, les auteurs de romans historiques pouvaient opposer les moeurs corrompues d'un catholicisme brillant extérieurement, à l'austérité sombre du calvinisme dans la période la plus agitée de l'histoire nationale.

Il était donc facile à Balzac d'éviter la monotonie de ce côté. A la fin, cet esprit ardent, né pour la lutte et le travail, conçut le dessein de représenter chaque époque, depuis Charlemagne jusqu'aux temps modernes, dans un ou plusieurs romans qui formeraient une chaîne continue, comme plus tard Frey tag, dans ses "Ancêtres," tenta de faire revivre tout le passé de l'Allemagne. Le premier roman que Balzac publia sous son nom "Les Chouans," et qui avait pour sujet les guerres de Vendée pendant la Révolution, devait être un anneau de cette chaîne. Il parut en 1829, la même année que "Cinq- Mars" et la "Chronique du règne de Charles IX." D'autres fragments de cette grande oeuvre furent publiés par la suite: "Sur Catherine de Médicis." " Maître Cornélius", un roman où Balzac fait jouer à Louis XI le rôle principal, pour réparer l'injustice commise envers lui par le romancier écossais. Ces romans qui, considérés en eux-mêmes, ont quelque valeur et renfeniient des figures vivantes, étudiées à fond, montrent pourtant que, si Balzac avait réalisé son

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projet de ressusciter le passé, il n'aurait été qu'un écrivain de second ordre et qu'on en aurait fait tout simplement un disciple de Scott.

L'oeuvre de Walter Scott inspira aussi à Victor Hugo- l'idée d'écrire un grand roman historique ; il résolut d& lui donner comme centre la vieille cathédrale de Paris^ dont le recrépissage lui semblait un crime, et dont il était autant épris qu'autrefois Goethe l'avait été de la cathédrale de Strasbourg et Oehlenschläger de la cathédrale- de Boeskild.

Aux termes du traité conclu avec son libraire, cette- oeuvre, aujourd'hui si célèbre, devait être terminée en avril 1829; mais Hugo ne put tenir son engagement. Il obtint tout d'abord un délai de cinq mois, puis un nouveau délai jusqu'au premier Décembre 1830, à la condition qu'il paierait 1000 francs pour chaque semaine en plus. Le 29 Juillet, il avait fini son ébauche et commençait son travail de correction quand, le lendemain, la Révolution éclata. Pendant que, pour échapper aux balles, il se réfugiait dans une autre maison, un cahier de notes- destinées à son roman s'égara.

Il obtint un nouveau délai de trois mois. Alors il ferma sa porte pour un temps indéterminé, fit serrer se& habits noirs pour ne pas pouvoir sortir, endossa son veston de travail, acheta une bouteille d'encre et travailla, sans faire ni recevoir de visites, jusqu'au 1-4 Janvier 1831,. jour oii la bouteille d'encre se trouva vide et le roman achevé. Une seule fois, il s'était permis de sortir pour assister à la condamnation des ministres de Charles X, mais pour rester fidèle à sa résolution, il avait revêtu ce jour-là l'uniforme de garde national.

Dès sa première jeunesse, Hugo avait été fortement impressionné par Walter Scott. Dans une critique de "Quentin Durward", qu'il écrivit à l'âge de vingt et un an, il exprime la plus haute admiration pour le sens^ historique qui s'y révèle, le sérieux moral et la forme

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dramatique. Il indique, en même temps le pas qu'il veut «ncore faire faire à l'art.

,, Après le roman pittoresque mais prosaïque de Scott, dit-il, il en reste un autre à créer qui, à mon avis, sera encore plus beau et plus achevé. C'est le roman qui €st à la fois épopée et drame, pittoresque et poétique, réel et idéal, vrai et grand, qui unit Scott et Homère."

Ces derniers mots qui dépassent le but, à force d'exagération, ne doivent pas nous empêcher de reconnaître la perspicacité avec laquelle îe jeune poète aperçoit déjcà ce qu'il fera dans le roman. Il semble en effet pressentir que ses romans seront plutôt de grands poèmes en prose et des légendes pittoresques que des tableaux de la réalité, comme les romans de Scott. "Notre Dame de Paris", Cjui devait peindre la vie à Paris au XV^ siècle, est l'oeuvre d'une imagination extraordinairement puissante et architectonique. La prédilection de Hugo pour le monstrueux a trouvé ici l'objet qui lui convenait.

L'auteur anime la vieille cathédrale, la remplit de son esprit et en fait un être vivant, de telle sorte qu'elle peut donner une idée du Paris disparu, comme une seule vertèbre permet de reconstituer tout un squelette. Foi et superstition, moeurs et arts, lois et sentiments, toute cette époque est retracée par Hugo en traits larges et puissants, sinon très vifs, et avec un art qui est de la magie. Les personnages, qui sont tous de grandeur presque surnaturelle, sont esquissés avec le coup de pinceau du génie, dans un style épique. La bourgeoisie honnête et moyenne de Scott est remplacée dans "Notre-Dame de Paris" par les créations d'un génie artistique épris de couleur; son sens religieux, par un grand mouvement passionné qui continuellement représente cette nécessité aveugle et implacable, cette l'crayxf , gravée dans les murs de la cathédrale et qui, dans tous les temps, nous écrase tous sous son pied d'airain, le prêtre comme la bohémienne, la beauté comme Panimalité, Phébus comme Quasimodo.

L'influence de Byron sur le romantisme français fut plus profonde encore que celle de Scott. La

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jeunesse rassemblée autour de Hugo se laissa charmer et enchanter par la passion violente qui débordait dans les- poèmes de Byron et qui était en si parfait accord avec la vie déréglée et désordonnée du poète. Childe Harold et Lara surtout, cette mystérieuse et mélancolique figure- qui traîne de pays en pays son orgueil et ses tourments, devinrent ses héros préférés. Elle voyait dans Byron lui- même un type poétique que l'imagination entourait de mythes et de légendes. Quelques critiques seulement, comme Beyle, qui d'ailleurs était un admirateur de Byron,, firent observer que "comme auteur de drames mortellement ennuyeux, en général" on ne pourrait en faire le chef des romantiques. Immédiatement après sa mort, tous les poètes français de premier et de second ordre, s'étaient mis à exploiter ces deux sujets "La Grèce" et "Byron",, et ils avaient chanté ce dernier avec tant d'enthousiasme mais si peu d'intelligence de son vrai caractère que Sainte Beuve dut protester dans le "Globe" contre l'abus des mots: Byron, liberté, hymne funèbre. A la nouvelle de la mort de Byron, Hugo aussi bien que Lamartine maniifestèrent l'un, dans un article critique, l'autre, dans un poème, leurs sentiments d'admiration. Tous deux ne voyaient encore en lui, à cette époque, que le poète du scepticisme et du pessimisme; les dernières oeuvres de Byron ne semblent pas les avoir beaucoup impressionnés. Comme tant d'autres, en 1824, ils ne comprirent point la mor- dante satire politique et religieuse renfermée dans "Don Juan"; mais pendant que Hugo s'attache avant tout à opposer la poésie de Byron à celle du XVllP siècle (,,La différence entre le rire de Byron et celui de Voltaire, dit-il, vient de ce que Voltaire, n'avait pas souffert"), Lamartine plus- élégiaque et à demi-croyant, voit encore dans Byron l'ange- déchu.

Comme nous le voyons dans le " Cinquième chant de- Childe Harold" qui veut imiter Byron, Lamartine se croyait,. lui aussi, comme le lord anglais, un héros romantique. Il se couvre du masque de Byron pour exprimer les doutes

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et les sentiments révolutionnaires qui ne font que se montrer timidement dans ses "Méditations poétiques" et qu'il devait exprimer bientôt en son propre nom. 11 est vraisemblable que c'est le souvenir de Bryon qui a attiré ses regards cumme ceux de Hugo vers l'Orient: Hugo se contenta de chanter l'Orient et de le parcourir ainsi poétiquement; Lamartine fît plus, il le visita, déployant dans son voyage un luxe princier.

Les derniers actes et la mort de Byron, sinon ses dernières oeuvres, eurent une profonde répercussion sur les idées politiques de Hugo et de Lamartine. On trouve également des traces de l'influence de Byron chez la plupart des jeunes poètes de l'époque; mais ceux-ci étaient doués d'une originalité si vive, si puissante et si active que le trouble fiévreux et la passio]i morbide du giand poète anglais, que tant de littératures imitaient comme un modèle séduisant, n'avaient point de prise sur eux. Un seul d'entre eux, en entendant les ciiants de Byron résonner à son oreille, y reconnut la voix d'une âme soeur, et clio-^e eurieuse, c'était le Parisien le ijlus élégant et le plus imprégné de parisianisme, i\ltVed de Musset. Beaucoup de ces jeunes talents étaient nés hors de Paris: Hugo et Nodier à Besançon, George Sand dans le Berry, Balzac à Tours, Gautier à Tarbes, Lamennais en Bretagne, Sainte-Beuve ä Boulogne, et ils apportaient avec eux de leur ])rovince un caractère particulier qui résistait mieux à l'influence de P.y'ron, bien que George Sand et Gautier la subissent sous les formes les plus diverses. Mérimée qui était aussi parisien sut, grâce à sa froid raison, échapper à cette influence; ce n'est guère qu'indirectement, et par l'intermédiaire de Stendhal que le scepticisme de Byron agit sur lui. Personne donc plus que Musset, ce pâle enfant de Paris, plein de toutes les faiblesses et de la grâce délicate qui caractérise les derniers rejetons d'une race noble à son déclin, ne se laissa séduire par la poésie de Byron. Celui-ci, en vrai Anglais qu'il était, avait commencé par être spiritualiste et pessimiste; la vie des

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sens n'occupe que peu de place dans ses poésies de jeunesse. C'est seulement quand il eut atteint l'âge viril, qu'il eut visité l'Italie et qu'il se fut établi en pays romantique que sa poésie, comme celle de Goethe, pendant son séjour à Venise, devant sensuelle, audacieuse et fouguense. Musset au contraire, dès ses débuts, part du réalisme brutal qui parfois perce dans les dernières oeuvres de Byron et devient de plus en plus idéaliste. Une fois à la hauteur de son art, il est, comme observateur et comme poète erotique, beaucoup plus délicat que Byron ; sa poésie a une beauté raphaëlique que Byron n'a ni atteinte ni cherchée. C'est un Byron français plus faible, plus tendre, plus gracieux, comme Heine est un Byron allemand moins grand , mais plus arrogant et plus spirituel, comme Paludan-MüUer est le Byron danois, satirique orthodoxe et conservateur. Musset souffre comme un jeune homme et se plaint comme une femme; le sculpteur Préault l'appelait un jour avec raison: "Mademoiselle Byron."

Shelley dont le nom ne pénétra en France que beaucoup plus tard fut inconnu à toute cette génération des premiers romantiques français. Pour ce qui est de l'école des lacs (lakists), Sainte-Beuve, initié de bonne heure à la littérature anglaise, et le plus doué de l'esprit critique, fut le seul qui en reconnut la valeur, qui chercha à s'en approprier les niérites, avant tout la peinture fidèle de la nature et de la réalité, et qui s'efforça de la faire connaître par des traductions. Le poète breton, Brizeux, rappelle les lakists, mais sans les avoir connus.

L'Allemagne exerça une influence moins profonde et moins directe que l'Angleterre sur le romantisme français. Ses vieilles forêts de chênes semblaient encore la couvrir de leur ombre; autour de ses sources dansaient encore les elfes, laissant traîner dans l'herbe humide de la rosée du matin leurs longues robes blanches; les gnomes continuaient à habiter ses montagnes où les sorcières célébraient leur sabbat. L'Allemagne était toujours le pays de la nuit de Walpurgis.

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Un seul ouvrage de Goethe, Werther, phit en France par l'expression violente de la passion. Werther, quoique beaucoup plus âgé, parut un autre René et cette comparaison lui enleva sa fraîcheur et le rapprocha du type de "Chikle Harold". La figure de Faust se trouva affaiblie de la même manière. Pendant que toute l'Europe l'admirait, elle resta complètement étrangère aux Français qui ne surent jamais en saisir l'essence intime. Les luttes et les souffrances d'un esprit avide de vérité n'avaient jamais séduit la muse française. Ce docteur allemand, assez naïf pour voir le diable dans son caniche, qui, sur le seuil de Marguerite, éprouve des accès religieux et qui cependant est assez criminel pour abandonner la malheureuse et tuer son frère dans un duel déloyal, ne devait pas être compris en France.

On peut se laire une idée des critiques que l'école classique adressa à "Faust", en voyant les réponses qu'y firent les Eoniantiques: "Combien de personnes, dit Duvergier de Hauranne, la seule pensée du pacte avec le diable ne rend-elles pas déjà insensibles aux beautés de ce chef- d'oeuvre. Elles ne comprennent pas qu'on puisse excuser une telle invraisemblance, et pourtant, depuis leur enfance, elles ont vu Agamemnon immoler sa fille pour obtenir un vent favorable!'' On était bien habitué à la superstition classique, mais on ne voulait point admettre celle du moyen-âge. Beaucoup rejetaient les oeuvres de Goethe comme informes et grossières, sans se donner la peine de les lire.

Le naïf adversaire des romantiques, Auger, secrétaire de l'Académie française, faisait rire encore en 1825 les membres de l'Académie par sa violente sortie contre les Romantiques, "ces adorateurs de la belle nature qui "donneraient volontiers l'Apollon du Belvédère pour une "statue monstrueuse de saint Christophe et qui sacrifieraient "avec le plus grand plaisir Phèdre et Iphigénie à Faust "et à Goetz". Il prononçait ces derniers noms comme -des noms barbares. L'admiration des Romantiques pour

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"Faust" fut pourtant stérile, comme je l'ai déjà dit. Bien que Gérard de Nerval en traduisît la première partie, à l'entière satisfaction du vieux (loethe, malgré le tableau de Delacroix qui représentait " Faust et Méphistophélès" chevauchant dans les airs et qui fit également l'admiration de Goethe, l'influence de Faust est à peine sensible (sauf chez Quinet) dans la littérature française de ce temps.

Quoique Schiller, par son affinité avec Rousseau et sa langue déclamatoire, pût paraître plus accessible aux Français, son action fut cependant moindre encore que celle de Goethe sur la jeune génération romantique. On remania ses drames sans doute pour la représentation, mais avant que l'école romantique proprement dite fût fondée; les poètes à demi romantiques de la période de transition les taillèrent à leur fantaisie pour en faire des tragédies régulières conformes au goût régnant et les mutilèrent, au lieu de les faire comprendre dans leur originalité. De "la Pucelle d'Orléans" et de "Don Carlos, Soumet tira sa "Jeanne d'Arc" et son "Elisabeth de France". Ancelot maltraita de même Fiesko, et Liadières "Wallenstein." Mais personne, parmi les classiques ou les romantiques, ne se sentait satisfait du résultat, et le sévère Be3^1e, lui-même, qui avait pourtant l'habitude de remonter aux sources, écrivait que Schiller avait trop sacrifié au goiit français du moyen-âge pour pouvoir (Tonner à ses compatriotes le drame qu'ils demandaient. La vraie grandeur de Schiller lui échappait; il comprenait évidemment trop peu l'allemand pour pouvoir goûter Wallenstein, et d'ailleurs, comme tant d'autres des jeunes disciples du romantisme, il louait de prélérence les oeuvres qui scandalisaient le plus les classiques. Le "Luther" de Werner était pour lui le vrai drame moderne, celui qui se rapproche le plus de Skakespeare, et Werner était à ses yeux un bien plus grand poète que Schiller.

Après Goethe, celui de tous les écrivains allemand qui eut le plus de vogue en France fut Hoffmann. Hoff|51|mann fut pour les Français tout simplement l'Allemand. Tieck était trop vague, ÎSTovalis trop my^stérieux pour trouver des lecteurs en France, comme il en avait trouvé eu Danemark; Hoffmann unissait au fantastique absolument inconnu aux Français la sûreté et la vigueur du dessin qu'ils aimaient et qui leur rappelait leur compatriote, le lorrain Callot. Le courage artistique d'Hoffmann, qui poursuit vaillament son idée jusqu'au bout était iait pour leur plaire. Hoffmann était audacieux, ne reculait point devant les effets les plus violents, et cependant dans ses extravagances restait un peintre aussi réaliste et aussi fidèle que Breughel ou Téniers, quand ils représentent les tentations de saint Antoine Par opposition à Novalis, Hoffmann, apportait aux Français son rationalisme berlinois; il y avait une espèce de raison même dans sa folie. C'est pourquoi, de tous les écrivains allemands, il fut le seul qui eut en France des successeurs et presque des disciples. Son influence se manifesta chez Nodier, comme nous l'avons vu, mais encore plus chez Gérard de Nerval et dans les Nouvelles de Gautier. Malgré toute son originalité, Gautier avait cependant, sans comprendre un mot d'allemand, subi l'influence de la littérature allemande, à différentes époques de sa vie. Ses nouvelles de jeunesse- "Romans et Contes" rappellent Heine. Il avait une profonde admiration pour le "Westösiüchc Divnn" de Goethe, mais ce qu'il aimait surtout en Goethe c'était sa haute sérénité artistique pendant ses dernières années.

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