Depuis 1824, il existait à l'extrémité de Paris, dans le voisinage de TArsenal, un modeste salon appelé les petites Tuileries, les Tuileries de l'école romantique, où Hugo, Dumas, Lamartine, Sainte-Beuve, Musset et Vign}^ se réunissaient presque tous les dimanches soir. Le maître appartenait, par son grand âge, à la génération précédente, car il était né en 1780, mais il n'en était pas moins partisan déclaré de la nouvelle Littérature qu'il prenait ouvertement sous sa protection. C'était Charles Nodier.
Nodier avait été témoin dans son enfance, à Besançon et à Strasbourg, de toutes les horreurs de la Kévolution; plus tard il avait composé des chants contre Napoléon, avait été enfermé quelque temps comme suspect et livré à toutes sort-es de vexations, et cette existence tourmentée avait fortement excité son imagination. A dix-huit ans, linguiste et naturaliste précoce, il avait déjà publié un ouvrage sur les onomatopées de la langue française et un autre sur les antennes et les organes auditifs des insectes: il apprit ainsi de bonne heure à maîtriser sa langue et à pénétrer dans les détails et les secrets des choses. Son premier essai poétique, "le Peintre de Salzbourg", une des premières werthériades françaises, appartient à ce genre d'ouvrages que j'ai résumés sous le nom de "Littérature -d'émigrés" et qui, en France, désignèrent une sorte de
Braudcs, l'école romantique, eu France. 3
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romantisme avant le Romantisme et furent comme l'introduction de la grande école romantique. Mais de tous ces précurseurs du Romantisme, Nodier est le seul qui- ait non seulement vécu, mais encore écrit dans la génération suivante. Sa vie, je l'ai dit, fut très agitée; il s'était d'abord réfugié, comme émigré, dans le Jura, puis- avait fondé un journal en lUyrie, et enfin était devenu bibliothécaire à Paris,
Ce qui le caractérise tout particulièrement commfr écrivain, c'est qu'il fut toujours en avance de dix ou devingt ans sur les mouvements littéraires de son époque. Son roman "Jean Sbogar" une histoire de brigands dont le héros est une sorte de Charles Moor\*) illyrien et qui fut ébauché en Illyrie en 1812 et publié en 1818, est^, tout en manquant de vie et d'intérêt, cependant bien curieux, parce que l'auteur, longtemps avant Proudhon et Tapparition du communisme moderne en Europe, a mis- dans la bouche de son héros quelques-uns des sophisme» les plus fameux de cette doctrine. Jean Sbogar dit: "Le pauvre qui vole ne fait que reprendre légitimement une pièce d'argent ou un morceau de pain des mains du premier voleur. Montre-moi une force qui se donne le nom da loi je te montrerai un vol qui porte le nom de propriété.
Qu'est-ce donc que la loi fondamentale d'égalité?' Est-ce la loi agraire? Non, c'est un contrat de vente^ rédigé par des intrigants qui espéraient dcA'enir riches, et qui livre le peuple aux riches.
La liberté n'est point si rare qu'on le dit. L'homme- fort la possède dans son poing et le riche dans sa bourse. Tu es maître de mon argent, je suis maître de ta vie. Donne-moi l'argent et tu auras la vie sauve",
Jean Sbogar n'est pas, on le voit, un brigand ordinaire, mais un brigand philosophe: le trait le plus réaliste en sa personne est qu'il porte des boucles d'oreilles, et encore- s'en est-il fallu de bien peu que MS^ Nodier ne le fît
\*) le héros des "Brigands" de Schiller,
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disparaître. Ordinairement Nodier se réglait aveuglément sur le goût et les désirs de sa femme; mais quand d'aventure il lui prenait fantaisie de lui désobéir et qu'il prétextait qu'une fois n'est pas coutume, elle ne manquait pas de lui dire: "N'oublie pas que tu n'as pas voulu me sacrifier les boucles d'oreilles de Jean Sbogar". Il parait que ce furent là les seules querelles littéraires des deux époux.
"Jean Sbogar" était déjà tombé dans l'oubli quand on lut dans les mémoires de Napoléon qu'il avait charmé la captivité de l'empereur à S^ Hélène.
Pourtant Jean Sbogar ne révélait pas encore les qualités distinctives de Nodier qui ne se développèrent qu'au moment oii se créa la véritable école romantique. II n'était encore, pour ainsi parler, que sur le seuil de la nouvelle Littérature.
Le jugement de Nodier sur le roman de jeunesse de Hugo "Han d'Islande" est un petit chef-d'oeuvre de critique, où la supériorité intellectuelle est tempérée par une grâce aimable et prévenante: ce fut l'origine de l'amitié qui unit les deux poètes. Hugo y est si parfaitement jugé qu'un lecteur d'aujourd'hui pourrait croire que Nodier a connu les ouvrages postérieurs de l'illustre poète, et il fallait réellement un grand don de divination pour les pressentir dans "Han d'Islande",
Les Contes de Nodier ont une grâce et un charme tout à fait particuliers dans la Littérature française. Le sujet qu'il aime à traiter avec une délicatesse extrême, c'est le premier éveil de l'amour dans le coeur du jeune homme ou de la jeune fille: ses contes sont donc comme la première rosée du matin qui vient se poser sur les, âmes neuves; ils rappellent l'arôme des bois au printemps.
On est, on le sait, souvent bien embarrassé pour trouver dans la Littérature française des ouvrages de quelque valeur à l'usage des jeunes filles, — car la Littérature française n'est point faite heureusement pour ces aimables lectrices, — mais des Contes comme la "Thérèse Aubert" ou les "Souvenirs de Jeunesse" de Nodier forment
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des exceptions. On pourrait craindre tout au plus que ces livres aussi langoureux que chastes n'excitent trop l'imagination des jeunes filles: l'amour n'y est encore qu'une amitié vague et indéfinie, mais il est si puissant qu'il s'empare de tout l'être humain. Le charme de la vie sentimentale qui y est décrite vient de ce que l'expérience n'a point encore fait naître la défiance, qu'un orgueil vrai ou faux ne ferme point encore le coeur. Comme toutes les "Nouvelles" reposent sur des souvenirs de jeunesse de l'auteur, sur ses expériences personnelles, la Revolution avec toutes ses horreurs en forme toujours le fond sombre et terrible. Elles se terminent régulièrement par la séparation forcée ou la mort de l'amante.
Le caractère de Nodier était fait surtout de sentimentalité puérile. Toute sa vie, ce conteur fut un grand enfant et garda une pudeur virginale.
A cette fraîcheur et à cette naïveté de sentiment s'allia chez Nodier une imagination si étrange et si féconde qu'on pouvait se figurer qu'il était toujours soumis à des hallucinations ou à des rêves. Il avait ce défaut particulier, commun à beaucoup d'écrivains, de ne pouvoir presque jamais dire la vérité. On ne savait jamais exactement — et il ne le savait pas lui-même — si ce qu'il disait était vrai ou inventé. Il y avait toujours place chez lui pour la plaisanterie.
Il n'y eut point de Français plus amusant que lui, il n'y en eut point qui s'indignât moins, quand on lui disait qu'on ne croyait pas un mot de tout ce qu'il racontait. Au cours d'un voyage que Nodier et Hugo firent avec leurs femmes dans le midi de la France, ils descendirent dans un hôtel à Essonnes pour déjeuner. C'était là précisément qu'on avait arrêté Lesurques, exécuté en 1796 comme criminel, et dont l'innocence avait été reconnue plus tard. Nodier qui l'avait connu ou du moins prétendait l'avoir connu, parla de lui avec tant d'émotion que les larmes vinrent aux yeux des dames et que toute la joie du dîner s'en trouva gâtée. Voyant Madame Hugo pleurer Nodier détourna la conversation: "Vous savez. Madame,
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dit-il, qu'on n'est pas toujours sûr d'être le père de son enfant, mais avez-vous déjà entendu dire que parfois on n'est pas sûr non plus d'être sa mère? — Comment? D'où vous vient cette réflexion? — Du billard que vous voyez ici. "On lui demanda des explications, et Nodier raconta avec animation que deux ans auparavant une voiture s'était un jour arrêtée à ce même endroit, amenant à la campagne des nourrices et des nourrissons de Paris. Pour manger tout à leur aise, les nourrices avaient déposé les enfants sur le billard; mais pendant qu'elles étaient dans la grande salle des voyageurs, des voituriers étaient entrés et avaient, pour s'amuser, mêlé et confondu les nourrissons sur le banc.
Lorsque les nourrices voulurent partir, elles furent bien embarrassées pour les reconnaître, car ils étaient encore si petits qu'on ne pouvait les distinguer. Elles durent donc s'en remettre simplement au basard en s'assurant seulement du sexe de cbacun des enfants. Et voilà comment il se fait qu'une douzaine de mères en France trouvent chez des enfants absolument étrangers une ressemblance frappante avec elles-mêmes ou avec leurs parents. "Quelle histoire épouvantable, dit Madame Nodier, soupirant. Le linge n'était donc pas marqué ? — Si vous demandez la vraisemblance, vous ne trouverez jamais la vérité" reprit Nodier, sans se déconcerter, et content du résultat qu'il avait atteint.
Lui-même ne s'inquiétait point de la vraisemblance; il vivait dans un autre monde, dans le monde de la légende, des contes fantastiques et humoristiques. Si jamais fée a veillé sur le berceau d'un mortel, ce fut sur le berceau de Nodier: toute sa vie il crut à cette fée, l'aima avec passion, et celle-ci en retour l'assista et s'intéressa à tout ce qu'il écrivit. Son mariage bourgeois ressemblait, idéalement parlant, à celui de Dante avec Gemma Donati ; sa véritable épouse et sa véritable Béatrice fut la fée Belkis, l'antique reine de Saba qu'il a si souvent chantée (comme l'a chantée après lui Gérard de Nerval)
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Le monde où il vit est celui où Obéron et Titania dansent la danse romantique des elfes, où la musique des mille et une nuits se mêle aux accords célestes d'Ariel, où le lutin prépare son lit dans un bouton de rose, pendant que les fleurs exhalent leur parfum dans la nuit d'été; c'est le monde où tous les êti-e^ ^^ela vie réelle se présentent agrandis ou rapetisses, comme géants ou comme nains; suivant la conception de l'enfant ou l'intention du rêveur.
Dans ce monde, dit Nodier lui-même, Ulysse, l'exilé errant sur les mers, est transformé en petit Poucet et il se contente de traverser à la nage une jatte de lait; la barbe d'Othello, ce terrible meurtrier, devient bleue et lui-même se change en seigneur Barbe-bleue; Figaro qui, par ses ruses, maîtrise si audacieusement les puissants est devenu le Chat Botté; pourtant le vrai Chat Botté, quoique moins amusant, est psychologiquement presque aussi intéressant que celui-ci.
Il n'est point d'écrivain français de la période romantique qui se rapproche plus que Nodier du romantisme allemand ou anglais. Celui qui ne le connaît point peut s'en faire une idée en se rappelant les histoires et contes fantastiques de Scott et Hoffmann. Cela poutant ne suffit point à le caractériser: Nodier traite les sujets romantiques non pas à la manière romantique ordinaire, mais bien plutôt à la manière strictement attique, avec toute la simplicité classique, sans couleur, sans passion, sans le voile des brumes d'Edimbourg comme Scott, sans la fumée des tavernes de Berlin comme Hoffmann. Pendant que, tout autour de lui, les jeunes Romantiques se servaient d'un langage plus imagé, métaphorique, il exprime les pensées romantiques les plus étranges dans la langue claire et simple de Pascal et de Bossuet. Tout zélé partisan qu'il fût des nouvelles tendances en littérature, Nodier resta toujours conservateur dans la forme: audacieux à l'extrême, avec des conceptions qui frisaient la folie, il est toujours dans son style net et circonspect. "Un conte de Nodier, dit justement Mérimée, ressemble au rêve d'un Scythe raconté par un poète grec."
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Son "Inès de las Sierras" est une histoire de revenant qui surpasse toutes les autres du même genre par la beauté parfaite du sujet. Le charme exercé par la grâce touchante du spectre tempère l'impression d'effroi qu'il produit d'abord. Ces deux traits, la grâce et l'horreur ne se détruisent point mutuellement dans la mystérieuse Apparition d'Inès, mais se trouvent au contraire combinés de la manière la plus heureuse; et c'est par cette combinaison que Nodier obtient en général les plus grands effets. C'est seulement dommage qu'il ait gâté ce joli conte par une conclusion choquante et invraisemblable et par une explication rationnelle du spectre. Ce n'est point la célèbre danseuse assassinée, il y a plus de 300 ans, qui apparaît à minuit dans le château désert, mais une jeune Espagnole, pleine de vie, qui se trouve porter le même nom et qui vient danser en robe blanche par suite des circonstances les plus inimaginables et les plus incroyables.
Dans cette explication apparaît, mais seulement pour la forme, le vrai rationalisme latin. Sous tout autre rapport, "Inès de las Sierras" marque un progrès immense sur le XVIII ^ siècle si hostile au surnaturel que Voltaire se regardait comme un réformateur audacieux, quand dans sa "Sémiramis" il faisait débiter en plein jour, au moyen d'un porte-voix, quelques alexandrins par l'ombre ridicule de Ninus.
Parmi les contes fantastiques de Nodier "la fée aux miettes" me semble de beaucoup le plus achevé et le meilleur. Il est assurément trop long, car on éprouve quelque peine à lire une histoire fabuleuse et décousue <:|ui remplit 120 pages in-quarto; cependant l'intérêt ne languit point, et on se sent souvent enchaîné. Le cadre «st formé par le récit d'un pauvre vieillard, faible d'esprit, de l'hôpital de Glascow qui raconte naïvement sa vie; mais les détails tout féeriques nous le font complètement oublier. C'est toute la vie humaine que nous avons devant nous, mais la vie humaine la plus incroyable et
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la plus fantastique, la vie à l'envers, la vie des songes, des visions, des hallucinations.
A Granville en Normandie vivaient le brave Michel un habile charpentier et une petite naine, vieille, ratatinéeet laide qui vivait des miettes jetées par les enfants- et était connue, pour cette raison, sous le nom de "fée- aux miettes," Il y a quatre ou cinq siècles qu^on l'avait vue pour la première fois et elle s'était montrée depuis- à différents intervalles. Le jeune Michel lui donnait parfois quelques petites sommes d'argent et il en recevait,, en échange, toutes sortes de bons conseils; elle lui disait qu'elle l'aimait éperduement, qu'il devait lui promettre de l'épouser pour retrouver un jour son argent. Elle lui donna son portrait, une image enchantée qui ne lui ressemblait nullement, qui ressemblait plutôt à la fée Belkis, l'ancienne reine de Saba qui fut aimée si passionnément par Salomon.
Le jeune homme ne tarda point à s^éprendre de cette image séduisante ; le nom de Belkis le poursuivait partout ; il le donna à son vaisseau quand il se décida à voyager, et il parcourut le monde rêvant à son amante comme nous rêvons à un idéal que les autres traitent de chimère.
Injustement accusé d'un meurtre commis dans un hôtel, où il était descendu pour passer la nuit, le pauvre Michel fut condamné à mort et conduit au gibet sous les- huées de la foule. Là, au pied de la potence déjà dressée, on annonce que, selon l'ancienne coutume, le criminel sera sauvé si une jeune fille a pitié de lui et consent à l'accepter comme mari. Aussitôt Folly-Girlfree, la gaie jeune fille, qui a toujours aimé Michel, s'approche et veut l'arracher à la mort. Mais Michel réfléchit. Il l'aime lui aussi, car elle est bonne et belle, mais son coeur brûle en secret pour une autre, pour un idéal qu'il n'a jamais vu, pour Belkis; il jette sur Folly un regard d'amitié et de reconnaissance, pèse le pour et le contre et enfin demande à être pendu. Ces réflexions sous le gibet, cette décision "plutôt pendu que mal marié"
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(comme dit Shakespeare\*) tout cela est décrit avec un humour si gai et si aimable, avec une philosophie de la vie si naïve et si idéale qu'on ne les oublie jamais.
Michel tend donc le cou au lacet quand la fée aux miettes accourt en criant, suivie de tous les gamins des rues et apporte la preuve de l'innocence du condamné. Celui-ci l'épouse par reconnaissance, mais à peine, dans^ la nuit de noces, a-t-il fermé la porte entre lui et sa femme que Belkis lui apparaît près de sa propre couche- avec le voile nuptial.
"Ah! Belkis, je suis marié, marié avec la fée aux "miettes.
" — ("est moi la fée aux miettes.
^ — Oh! non, c'est impossible, tu es presque aussi
grande que moi " — c'est parce que je m'étends.
^ — Mais cette superbe chevelure dorée qui s'épand suites épaules, ce n'est point la chevelure de la fée aux miettes! " — Non, je ne la montre qu'à mon mari. ^ — Mais les deux dents puissantes de la fée, je ne les retrouve pas entre tes lèvres fraîches et parfumées. ^^ — Non, c'est un luxe qui ne convient qu'à la vieillesse. ^^_ Et cette félicité suprême que j'éprouve dans tes embrassements, je ne l'ai jamais sentie près dfr la fée. ^^_ Non, car la nuit tous les chats sont gris."
Et Michel vécut ainsi le jour, avec la vieille fée, et la nuit avec la belle reine de Saba jusqu'au moment où il trouva la mandragore et que, accompagné de ses chants, il s'éleva de sa prison dans le ciel de la fée et de Belkis- Voilà, n'est-il pas vrai de la démence, mais une démence singulière et merveilleuse! Qu'est-ce donc que-
\*) "many a good hanging prevents a bad marriage.
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C'est quelque chose de tout cela et c'est pourquoi la fée aux miettes peut se transformer en jeunesse, en beauté, en félicité. Telle est à peu près la conception et la création de Nodier.
L'imagination du conteur s'élève parfois d'un vol libre et hardi, et ne se contente pas de produire des extravagances mais aussi se crée une forme baroque et prolixe plus bizarre encore. Il n'est pas un Français qui, plus que Nodier se rapproche de ce que les Allemands et les Anglais appellent l'humour. De temps en temps il se laisse dominer et posséder par l'imagination la plus dévergondée, et alors il se plaît à renverser les rapports de l'existence, à jouer avec son propre récit, à se moquer de ses contemporains, à donner toutes sortes d'indications étrangères au sujet, à disserter sur les déceptions de la vie et tout cela au milieu de son récit. Il recourt même cà tous les moyens que lui fournit l'imprimerie pour bien faire ressortir le côté fantastique de son oeuvre ou, plus exactement, pour mettre en évidence la souveraineté absolue de son moi sur sa matière. Il employa toute une imprimerie pour sa célèbre nouvelle : "le roi de Bohème et ses sept châteaux" Il n'est point jusqu'à la forme même des lettres qui ne varie avec son état d'âme. Parfois elles atteignent des proportions gigantesques; parfois, au contraire, elles deviennent presque microscopiques; quand il parle avec véhémence, elles semblent se lever timidement, quand la mélancolie le saisit, elles paraissent s'affaisser; en d'autres endroits, elles se changent en illustrations qu'on ne peut séparer du texte; elles sont tantôt latines, tantôt gothiques selon la disposition du moment; parfois, elles sont renversées, et il faut tourner le livre pour les lire; parfois aussi elles sont étagées comme les degrés d'un escalier:
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Là-dessus,
le héros
descendit
l'escalier, tout abattu. Il est intéressant de rechercher dans la vie de Nodier (écrite par sa fille) la source et Forigine de ses contes fantastiques. Il arrive rarement qu'ils doivent leur naissance à, un fait réel ou à un paysage, comme "Ines de las Sierras" qui se rattache à un voyage en Espagne que Nodier avait fait avec sa famille en 1827.
Quelquefois le point de départ est une simple légende, comme la légende de "Trilby" qui, fait assez caractéristique, lui fut racontée par Pichot, le traducteur français de Byron et de Scott. Il conçut lidée de "Smarra" en causant avec son vieux concierge qui ne pouvait dormir qu'assis, parce qu'il était sujet aux cauchemars dans toute autre position, et qui avait beaucoup à raconter à Nodier de ses rêves et de ses hallucinations. Une vieille bonne que Nodier avait connue dans son enfance et qui avait coutume de traiter son père comme un jeune étourdi fut le modèle de la "fée aux miettes". La vieille Denise prétendait avoir servi autrefois chez un seigneur d'Amboise gouverneur de Château-Thierry et toutes les fois qu'elle venait cà en parler elle mêlait à son récit les événements les plus merveilleux des siècles passés. Par simple amusement, on se mit à la Techerche de cet illustre gouverneur et on n'en trouva qu'un de ce nom: il était mort en 1557. Telle avait été l'origine de la "fée aux miettes".
Le fait le plus insignifiant, un paysage, une légende, un mensonge, une farce suffisait pour Nodier qui en tirait une fée avec toute sa cour.
Cet homme aimable et spirituel dont la maison fut pendant longtemps le lieu de réunion de la jeune génération des poètes de 1830, et à qui tout débutant s'adressait pour obtenir une protection ou même la permission de lire |44| une oeuvre nouvelle devant la société choisie qui se rassemblait chez lui le dimanche soir, fut aussi l'écrivain le plus fantastique dans la Littérature française de cette époque. Le fantastique surnaturel qui constitue l'essence du romantisme allemand n'est qu'un côté du romantisme français, ou, plus exactement, il est dans le romantisme français un élément qui ne fait qu'apparaître chez les plus éminents, qui joue un plus grand rôle chez les autres, qui se fait sentir chez tous. Dès le début, le fantastique se montre dans les ballades de Hugo "le sabbat des sorcières"; il perce plus énergiquement dans sa "Légende des siècles" mais comme fantastique historique, puisque la " Légende des siècles" n'est que l'histoire naïve. Mérimée lui-même, cet écrivain à l'esprit si clair, l'emploie dans "la Vénus d'Ille" et surtout dans "La Vision de Charles XI" et "les âmes du purgatoire". Sous la forme de l'exaltation séraphique et passionnée, le fantastique domine "la Chute d'un ange" de Lamartine; il remplit "Ahasvérus" ce poème en prose d'Edgard Quinet inspiré par un panthéisme nébuleux; George Sand, dans sa vieillesse y eut aussi recours dans les jolis contes qu'elle écrivit pour ses petits-fils;. Gautier, l'artiste plastique, le fit entrer dans de nombreuses nouvelles inspirées d'Hoffmann; Balzac lui-même l'introduisit dans son roman "Séraphitus-Séraphita", qui appartient à son grand ouvrage naturaliste "la Comédie humaine", sous la forme du spiritisme de Swedenborg. Cependant chez aucun des romantiques français le fantastique n'a la naïveté, l'originalité, la fraîcheur, la poésie qu'il a chez Nodier.
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