L'école romantique en France (1902)

|17| Chapitre III. Le Romantisme.

Le Romantisme en France fut dès le début essentiellement une guerre d'indépendance: on s'éprit d'enthousiasme pour le moyen âge que le XVIIP siècle avait proscrit et pour les poètes du XVP siècle Ronsard, du Bellay etc. que le siècle classique de Louis XIV avait dédaignés, on s'insurgea contre l'imitation inepte de l'antiquité et contre la sotte habitude qu'on avait contractée de représenter les peuples de tous les temps comme des Français et des contemporains, et la campagne s'ouvrit par le cri de guerre "respect de la couleur locale", c'est-à-dire, respect du caractère particulier des peuples et des pays étrangers aussi bien que des temps reculés. Cela seul était toute une révolution dans la poésie française. On comprenait enfin à quel préjugé on avait obéi jusque là en peignant l'homme en général et en faisant de tout homme plus ou moins un Français; on reconnaissait que l'humanité "en général" n'existe pas, qu'il y a seulement des races, des tribus, des peuples, des familles, que le Français est encore moins que tout autre le représentant de toute l'humanité. Il fallait donc sortir de soi-même pour comprendre l'humanité et la peindre. Ce mot de ralliement "Respect de la couleur locale" donna à l'art et à la critique en France, pendant ce siècle, un nouvel essor.

On essaya alors de faire l'éducation du public et de le gagner à la nouvelle doctrine. On n'écrivit point pour plaire, et c'est ce qui assure aux oeuvres de cette époque une valeur durable. C'est pour cette raison qu'un critique qui, comme moi, étudie les grands courants de la littérature s'arrêtera de préférence à des oeuvres romantiques qui ont eu peu de vogue, pendant qu'il se contentera de, |18| mentionner à peine un poète et un écrivain comme Scribe qui, durant toute une génération, a dominé toutes les scènes de l'Europe.

Tant qu'un poète, en effet, ne saisit pas l'essence profonde de l'âme humaine, tant qu'il n'ose ou ne peut pas composer son oeuvre avec le pur désintéressement de l'artiste, tant qu'il n'ose ou ne peut pas camper devant nous ses héros, en les dépouillant de tout voile, et nous donner une image de la nature humaine telle qu'elle s'est révélée à lui, sans la mutiler ou la farder, tant qu'il demande conseil à son public, qu'il prend pour guides les préjugés, l'ignorance, les mensonges, la grossièreté et la sentimentalité de son public, il peut bien obtenir le plus grand succès — ce qui est le cas ordinaire — mais pour moi, il n'existe pas, et son oeuvre est sans valeur pour l'histoire littéraire telle que je la comprends. Tous ces bâtards, issus d'un mariage de raison entre un esprit poétique et l'être équivoque qui s'appelle l'opinion publique, toutes ces oeuvres inspirées par le goût et la morale du public sont, après une génération sans chaleur et sans vie; elles ne possèdent point de force vitale propre, elles ne craignent que des lecteurs qui déjà sont morts, elles ne cherchent qu'à satisfaire des conditions qu'on ne leur demande plus depuis longtemps. Toute oeuvre au contraire, qui ne vise point au succès et dans laquelle un auteur indépendant ose parler librement comme il sent, et peindre comme il voit, est et reste un monument inappréciable.

La contradiction entre cette critique sévère des ouvrages composés en vue du succès et l'influence énorme exercée sur l'auteur par la société dans laquelle il vit n'est qu'une contradiction apparente. Assurément, il est impossible à un poêle de sortir complètement de son siècle; mais le courant qui l'entraîne est toujours double: il y a un courant supérieur et un courant inférieur; se laisser porter et pousser par le premier, c'est signe d'impuissance et de mort. En d'autres termes, il existe à chaque époque des idées et des formes dominantes et privilégiées qui ne | 19| «ont pourtant que des enveloppes vides, depuis longtemps lusées et pétrifiées, un legs du passé; mais il est une classe toute différente d^'idées encore informes qui planent pour ainsi dire dans Tair et •que seuls les esprits les plus ouverts et les plus perspicaces pressentent avant leur plein 'épanouissement. Cest vers celles-ci que convergent toutes les aspirations et tous les eftorts.

En 1826, des acteurs anglais jouèrent à Paris, et, pour la première fois, les chefs d'oeuvre de Shakespeare: Le Roi Lear, Macbeth, Hamlet furent dignement représentés sur la scène française. Sous l'impression de ces représentations. Hugo écrivit sa préface de Cromwell qui devint le programme de la nouvelle littérature. La guerre d'indépendance dans le domaine de la poésie commença par un assaut contre la tragédie classique française qui était sans contredit le point le plus faible et le plus exposé de toute la tradition littéraire. Hugo ignorait à peu près combien cette tragédie classique avait déjà été attaquée dans toute l'Europe; aussi son manifeste n'offre-t-il rien de bien nouveau .à qui connaît les critiques beaucoup plus -anciennes de Lessing, de Schlegel et des romantiques anglais ; mais c^était pourtant quelque chose de transporter la lutte sur le sol même de la France. Si l'on ne con- sidère pas la préface de Cromwell au point de vue historique, les efforts déployés par Hugo pour démontrer l'absurdité des règles classiques (règles des trois unités etc. semblent aux lecteurs d'aujourd^'hui aussi dépourvus d'intérêt que les inepties mêmes contre lesquelles ils sont dirigés. Mais il ne faut pas oublier que Boileau régnait encore en France, -à cette époque, en maître incontesté et que son autorité était toujours souveraine.

Les pages oii Hugo développe sa théorie propre de l'art présentent un intérêt psychologique bien supérieur, quoiqu'il soit trop poète et trop peu penseur pour apporter dans ses démonstrations des preuves satisfaisantes.

Il veut, avant tout, combattre l'abstraction et l'imitation de l'antiquité dans la tragédie, et, chose assez singu|20|lière, c'est au nom du christianisme, et en s'appuyant sur une division historique tout aussi arbitraire que celle deson contemporain Cousin, qu'elle nous rappelle, qu'il part en guerre contre la tragédie classique. Il distingue trois- grandes périodes dans l'histoire du monde: la période- primitive qui est celle de la poésie lyrique, la période antique qui est celle de la poésie épique et la période chrétienne qui est celle du drame. La religion chrétienne- nous apprenant que l'homme est composé d'une double essence. Tune animale, l'autre spirituelle, d'un corps et d'une âme, la poésie chrétienne qui est la poésie des temps modernes devra unir dans la même oeuvre ces deux- "types" autrefois séparés, le sublime et le grotesque.

Il n'est donc pas nécessaire que la tragédie soit toujours solennelle: elle doit, en se développant, faire- place au drame. En allant jusqu'au fond de la pensée- de Hugo, on arrive à la conclusion suivante: le but véritable et suprême de l'art est d'éviter le Beau abstrait en restant près de la nature. Nous voulons, nous dit-il en substance, fouler au pied les convenances, nous ne voulons plus être obligés d'écarter de la grande poésie tout ce qui rappelle en nous l'élément physique. Ainsi^. le juge dira: "à la mort et allons diner" ; La reine Elisabeth jurera et parlera latin; Cromwell dira: "J'ai le parlement dans mon sac et le roi dans ma poche" •,, César dans son char de triomphe aura peur de verser. Le mot de Napoléon: "Il n'y a qu'un pas du sublime au ridicule" semble à Hugo le cri d'angoisse qui résume le drame comme la vie.

Si exagérée que soit l'expression, le sens pourtant en est simple et clair; il s'agit pour Hugo de démontrer la valeur esthétique du laid. En d'autres endroits, il dira que "le beau n'est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisation, tandis que le laid n'est qu'un détail d'un grand ensemble qui nous échappe"; il dira encore que "le beau n'a qu'un.

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bype que le laid en a mille etc. ..." ses adversaires linterprétèrent sa théorie en l'altérant. Le laid, lui firent- ils dire, c'est le beau (ainsi que le chantent les sorcières de Macbeth), et ils lui opposèrent les mêmes critiques «qu'on adresse de nos jours au naturalisme le plus déclaré.

Le romantisme français n'était-il donc d'après cela qu'un naturalisme légèrement voilé? Ce que Hugo demandait au nom de la jeune génération, c'était bien en effet la nature, la vérité, la couleur locale et la couleur historique. George Sand n'est qu'une fille de Rousseau et l'apôtre de l'évangile de la nature, Beyle et Mérimée déifient la nature d'une façon brutale et élégante, Balzac est aujourd'hui encore salué comme le fondateur et le chef de l'école réaliste.

Si Hugo pourtant aimait la nature et la vérité, en même temps et avant tout, il visait à l'effet au moyen des contrastes, à l'opposition marquée du corps et de l'âme, comme au moyen âge, et à un romantisme dualiste fondé -sur cette opposition : "La salamandre, dit-il, soulève l'ondine, le gnome embellit Telfe."

Il voulait le naturel, mais il pensait ne pouvoir l'atteindre que par le rapprochement des contraires, par la fusion de deux abstractions: la beauté et l'animalité Esméralda et Quasimodo, la passion de la courtisane et l'amour le plus pur chez Marion de Lorme, la soif du sang et l'amour maternel chez Lucrèce Borgia.

Dès sa première jeunesse, pour ainsi dire, la nature fut devant lui comme un grand Ariel-Caliban représentant .à la fois l'idéalisme le plus transcendant et l'animalité la plus monstrueuse. Nous retrouvons là la conception de la nature des peuples du nord qui plus tard céda la place chez Hugo à un vaste panthéisme dont le beau et profond poème "le Satyre" de la "Légende des siècles" fut l'expression la plus parfaite.

Cet amour pour la nature et cet enthousiasme pour ce qui lui est précisément le plus opposé se renconti-ent dans toute la littérature du temps.

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On chante bien la nature sans doute, mais ce qu'bm fait comme prosaïque, vulgaire, commun, ce n'est trop» souvent que la nature elle même dans sa simplicité. La nature qu'on aime, c'est la nature- romantique.

George Sand et Gautier échappent à la triste réalité- en se réfugiant, l'une dans le royaume enchanté des rêves, l'autre dans le domaine de l'art. Dans la "Lélia" de George Sand, et le "Père Goriot" de Balzac, un galérien plein d'énergie et de noblesse d'âme juge la société. Balzac alla même- jusqu'à écrire des histoires fantastiques sur le modèle des contes d'Hoffmann. Et ce n'est pas seulement dans leurs personnages que les romantiques fuient souvent la simplicité et la vulgarité, ils les fuient plus encore dans leur langue. Celle-ci devint bientôt si déclamatoire et si emphatique qu'elle laissa loin derrière elle la langue classique. C'était l'âge d'or des épithètes enflammées, fulgurantes- qu'on enchâssait dans le style comme des pierres précieuses. Ces épithètes ouvraient des horizons infinis, et, à cet égard, on peut dire que la langue des poètes de cette époque était aussi romantique que leur idéal.

Chez Hugo, le fondateur de Fécole,. ce double amour de la nature et de ce qui s'en éloigne le plus tenait à une particularité remarquable : so-n regard avait été dressé- à voir et à trouver partout des contrastes; sa tournure d'esprit était l'antithèse déclamatoire. Déjà, dans le mélodrame "Inès de Castro" qui remonte à ses années d'enfance, on voit, comme plus tard dans "Marie-Tudor",. d'un côté de la scène le trône, de l'autre l'échafaud, le souverain en face du bourreau. Peu de temps avant d'écrire sa préface de Cromwell, Hugo allait souvent se promener, nous dit sa femme, sur l'un des boulevards extérieurs, le boulevard Montparnasse. "Or, à ce moment, poursuit-elle, des acrobates et charlatans avaient dressé- leurs tentes tout en face du cimetière. Cette vive opposition du charlatanisme et de la mort l'affermit dans son dessein de composer un drame où les contrastes se- toucheraient; là aussi, il conçut Tidée de son troisième^

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acte de Marion de Lorme où la marquise de Nangis essaie en vain de sauver son frère de l'échafaud, pendant que, par contraste, le fou fait des grimaces horribles."

Dans la préface de Cromwell, Hugo insiste sur le devoir qu'a le poète de transporter son action sur la scène historique. "Le poète, dit-il, oserait-il assassiner Eizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ou décapiter Charles I et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d'où l'on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait de pendant à leur palais?"

Malgré tout ce qu'il peut dire, Hugo regarde la nature sans la comprendre; il ne voit pas son action sur l'àme humaine, il n'aperçoit en elle que de grands symboles du destin et de ses variations, et il les oppose entre eux comme les décors d'un mélodrame.

Regardons de près et demandons-nous ce qu'il y a au fond de sa doctrine. Ne sommes-nous pas là en présence d'une particularité tout à fait remarquable qui jusqu'à un certain degré caractérise la plupart des romantiques français et que je puis résumer ainsi sous la forme la plus concise: le romantisme français, malgré les éléments généraux qu'il a empruntés au romantisme des peuples voisins, n'est, sous beaucoup de rapports, qu'une sorte de classicisme issu de la rhétorique classique française?

C'est chose bizarre de voir comme la signification des mots s'altère avec le temps. Quand on introduisit en Allemagne le mot "romantique", il était à peu près synonyme de "roman" et désignait les jeux de mots, les concetti, les sonnets et les canzons ; les premiers romantiques étaient épris du catholicisme "roman" et du grand poète "roman", Caldéron, dont ils louèrent, traduisirent et firent connaître les oeuvres. Lorsqu'il passa en France un siècle plus tard, le romantisme était déjà tout autre: c'était la culture germaine et anglo-saxonne opposée à la culture romane gréco-latine. Le romantisme français eut donc un cachet germain et anglo-saxon.

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L'explication bien simple de ce fait est qu'en règle, générale une littérature étrangère ne peut exercer sur une autre littérature qu'une influence romantique.

Quand un peuple, comme les Grecs, réalise l'unité de culture nationale, il produit un art et une littérature classiques; mais quand il laisse pénétrer chez lui une culture étrangère différente de la sienne, cette culture étrangère lui paraît romantique, c'est-à-dire qu'elle est comme un paysage vu à travers un verre coloré.

Les romantiques français firent peu de cas de leurs qualités nationales, de la netteté, de la clarté limpide de leur littérature. Ils admirèrent Shakespeare et Goethe parce que ceux-ci ne disséquaient point le coeur humain comme Kacine et souvent aussi Corneille, parce qu'ils n'analysaient point sur la scène des sentiments, mais qu'ils y jetaient la vie hum.aine tout entière; ils se proposèrent de les imiter.

Mais qu'arriva-t-il ? Entre les mains de Lamartine de Vigny, de G. Sand, de Sainte-Beuve, la vie fut de nouveau analysée et disséquée ; entre celles de Hugo et de Dumas, les contrastes calculés de la tragédie classique furent renouvelés; l'ordre, la mesure, la distinction aristocratique, une langue transparente et sobre devinrent chez Nodier, Beyle et Mérimée, tout comme chez les classiques du XVIIP siècle, les qualités poétiques indispensables. L'ima- gination capricieuse, légère, aérienne qui réunit dans une seule oeuvre, pour en former un grand tout symbolique, les conceptions les plus diverses et les plus fantastiques, les contrées les plus différentes, les temps modernes et l'antiquité, les choses divines et les choses humaines, le réel et l'impossible, les légendes populaires et les allégories profondes, toute cette poésie vraiment romantique leur fut refusée. Ils ne virent point la danse des elfes dans la prairie et n'entendirent point leurs chants magiques. Ils étaient latins, sentaient et composaient comme des latins, et ce mot "latin" est synonyme de classique.

Si on appli^jiie le terme "romantique", ainsi qu'on le fait ordinairement, aux oeuvres où la forme, pour ainsi dire, déborde le sujet, où celui-ci n'est plus contenu ni dominé par une forme sensée et logique, comme par exemple, aux oeuvres de Jean-Paul et de Tieck, voire même de Shakespeare et de Goethe, dans "le songe d'une nuit d'été" de l'un et la seconde partie de "Faust" de l'autre, tous les romantiques français sont des classiques. Le drame romantique de Hugo est abstrait, clair, bien ordonné et déclamatoire comme une tragédie de Corneille.

Ce nom de Corneille m'amène tout naturellement et involontairement à indiquer, en même temps que le caractère commun des deux époques, le caractère général de la race française.

Dans Hugo qui semble combattre Corneille, le grand tragique du XVIP siècle revit tout entier.

Il entre en efièt dans la composition du caractère français des éléments multiples: la tendance au scepticisme, l'amour de la plaisanterie et de la satire que nous trouvons dans Montaigne, La Fontaine, Molière Mathurin, Régnier, Pierre, Bavle etc. Tesprit gaulois qui revit dans Eabelais, Diderot, Balzac, l'héroïsme et renthousiasme qui coulent à flots dans Corneille et qui jaillissent de nouveau dans Hugo.

Qu'on compare le pathétique de Hugo à celui des autres poètes, on en trouvera à peine un dans l'histoire des littératures à qui il ressemble autant qu'au vieux Corneille. Leur style pompeux et déclamatoire, à tous deux, conserve des traces indéniables de l'influence espagnole qu'ils avaient subie l'un et l'autre. Corneille, en étudiant Lope de Véga, Hugo, pendant son séjour en Espagne, dans sa jeunesse. Le drame qui rendit Corneille célèbre est "le Cid" qui traite un sujet espagnol et qui est rempli de l'esprit castillan ; la pièce qui fit la gloire de Hugo est "Hernani", un sujet espagnol également qui a emprunté à Caldéron ses idées sur l'honneur. Ces deux drames sont la glorification du plus pur héroïsme. Ce n'est pas J'homme tout entier que Corneille représente, mais le |26| héros; Hugo complète la peinture du héros en lui donnant^ pour la symétrie, une passion farouche et sauvage.

Arrêtons-nous un instant à Hernani autour duquel se livra la lutte acharnée entre les partisans du passé et- les partisans des théories nouvelles. Les incidents qui se produisirent à la première représentation sont connus;, on les a souvent racontés. Avant même la représentation, des intrigues de toutes sortes s'étaient formées pour faire échouer la pièce. Les disciples de l'ancienne école écoutaient aux portes pendant les répétitions, saisissaient quelques vers au vol et les parodiaient. Le poète dut disputer à la censure chacun des vers de son drame; un seul d'entre eux:

"C'était d'un imprudent, seigneur roi de Castille,

Et d'un lâche "

fit verser des flots d'encre. A la fin, acteurs et actrices se mirent aussi de la partie et ne jouèrent plus qu'à contre-coeur. Hugo avait, on le sait, congédié la claque à gages et s'était tout simplement réservé trois cents places pour les trois premiers soirs. Ses plus chauds partisans qui, de leur propre aveu, passaient les nuits à écrire "Vive Hugo" sous les arcades de la rue de Eivoli, dans la malicieuse intention d'exciter la bile des bons bourgeois, enrôlaient les jeunes peintres, architectes, sculpteurs, poètes, musiciens, imprimeurs qui tous, ainsi que l'indique le mot d'ordre donné par Hugo "Hierro" (Fer), étaient prêts à opposer à ses adversaires une barrière de fer.

Au lever du rideau, la tempête se déchaîna et dès lors, ce fut chaque soir un tel vacarme qu'on avait grand peine à jouer la pièce jusqu'au bout. Pendant cent représentations consécutives, Hernani fut sifflé, mais toujours les sifflets furent couverts par les applaudissements frénétiques d'une jeunesse enthousiaste qui ne se lassait point d'écouter les vers du maître vénéré et de les défendre contre la haine d'ennemis puissants.

Ce détail sans doute ne paraîtra point d'une bien grande importance, et pourtant jusqu'à présent ce n'est

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qu'en France qu'il s'est trouvé une jeunesse aussi ardente, un tel esprit de solidarité en dehors d'une association organisée, un tel désintéressement et un dévouement si admirable pour soutenir l'honneur d'un autre.

Les adversaires louaient des loges entières et les laissaient vides pour que les journaux pussent annoncer le lendemain qu'on avait joué devant des banquettes. Quelques-uns tournaient le dos à la scène, d'autres prenaient des airs désespérés, comme s'ils ne pouvaient attendre la fin de la pièce, lisaient leurs journaux, ouvraient et refermaient les portes avec fracas, riaient dédaigneusement aux éclats, bâillaient, criaient, sifflaient et s'attiraient ainsi des ripostes violentes.

Tous les sentiments dans Hernani sont exprimés avec une intensité énergique. Le héros a la noblesse et la générosité d'un jeune homme de vingt ans. C'est par grandeur d'âme qu'il s'est fait chef de brigands, et il est si peu sensé qu'il accumule les plus grosses sottises par pure magnanimité, qu'il se montre en public, laisse échapper son ennemi mortel et se livre lui-même. Comme chef debrigands, il exerce une autorité absolue sur sa troupe, mais seulement par sa valeur, car ses actions sont celles d'un enfant.

Combien de réalité et de vie néanmoins dans le drame

d'Hernani!

Ce bandit politique et idéal qui est en guerre avec la société et qui commande une troupe fidèle et enthousiaste, c'était l'image du poète lui-même aux prises avec ses adversaires, mais en même temps adulé par une foule de jeunes gens qui remplissaient les galeries et l'orchestre aux représentations et qui se plaisaient à se montrer en brigands. M™« Hugo dépeint de la manière suivante les spectateurs qui, sur l'invitation du poète, assistèrent à la première représentation: "ils avaient tous, nous dit elle, des airs farouches, avec leurs longues barbes et leurs longs cheveux; ils portaient toutes sortes de costumes étranges, des pourpoints de velours et des manteaux espagnols, des |28| gilets à la Robespierre et des bérets Henri III; ils se montraient en plein jour à Paris à l'entrée des théâtres, avec les coiffures et les costumes des siècles et des pays les plus divers". Leur enthousiasme pour Hugo égalait celui des brigands pour leur chef; ils savaient que dans une lettre anonyme on l'avait menacé de mort "s'il ne retirait pas sa pièce dégoûtante". Et bien que cette menace sans doute ne dût point être prise au sérieux, deux d'entre eux pourtant l'accompagnaient toujours, malgré la longue distance, quand il en revenait. Parmi les papiers de Hugo se rapportant à cette époque, se trouve une lettre du peintre Charlet qui reflète fidèlement l'état d'esprit de la jeunesse d'alors. "Quatre de mes janissaires, dit "Charlet, m'offrent leurs services; je les mets à votre -"disposition et vous demande quatre places pour ce soir, "s'il n'est pas trop tard. Je garantis mes hommes; ce "sont gens à couper des têtes pour avoir les perruques. "Je les ai confirmés dans ces nobles sentiments et je vous "les envoie munis de ma bénédiction paternelle. Ils sont "à genoux, j'étends la main sur eux et leur dis: "Jeunes "gens, que Dieu vous protège, votre cause est juste, faites "votre devoir. "Ils se lèvent et j'ajoute: "Maintenant, "enfants, veillez sur Victor Hugo, car le Seigneur est un "brave homme, mais il a tant à faire que notre ami doit "avant tout compter sur nous. Allez et soyez dignes de "votre maître. Amen.

Votre tout dévoué corps et âme Charlet"

Soutenu par un tel enthousiasme, l'art romantique enleva la première redoute ennemie malgré la résistance la plus opiniâtre et remporta la première victoire décisive.

La jeunesse retrouvait sur la scène, sous une forme plus passionnée ses propres révoltes, l'amour de l'indépendance qui la soulevait, son courage et son ardeur de dévouement, ses aspirations idéales et erotiques et tous les coeurs se fondaient à ce spectacle.

C'était en février 1830, cinq mois avant la Révolution «de Juillet: le matérialisme le plus grossier répandait partout

sa couleur terne; tout en France était ordonné avec symétrie- comme les allées du parc de Versailles, le gouvernement était entre les mains de vieillards hostiles à la jeunesse, qui avaient fait jadis de bons vers latins et qui, par leur impeccable correction, semblaient dignes de leurs fonctions. Ils étaient là élégamment vêtus et cravatés, le cou serré- dans leurs cols montants, pendant que les jeunes se tenaient à l'orcbestre, l'un avec ses longs cheveux qui lui tombaient jusqu'à la ceinture et son pourpoint de satin écarlate,

l'autre avec son chapeau à la Kubens, et sans gants

Ces jeunes haïssaient la bourgeoisie imbécile et toute- puissante, comme Hernani haïssait la tyrannie de Charles- Quint. Ils se sentaient frères; eux aussi, dans leur pauvreté et leur fierté, étaient des brigands de la montagne, quel- ques-uns imbus des idées républicaines, la plupart vrais disciples de Part. Presque tous étaient déjà des génies: Balzac, Berlioz, Gautier, Gérard de Nerval, Borel Préault, et ils regardaient leurs adversaires avec dédain. Ils avaient conscience de n'être pas, eux au moins, comme ceux-ci, des protégés, des mendiants à la poursuite des charges et des honneurs.

Ce furent eux qui, quelques mois plus tard, firent la Révolution de Juillet et donnèrent à la France, dans les années qui suivirent, un art et une littérature incomparables. Leurs regards, pour le moment, étaient donc dirigés sur Hernani. Et que virent-ils dans l'autre per- sonnage principal, dans Charles-Quint?

Celui-ci apparaît tout d'abord sous un jour défavorable^ on se défie un peu de l'amour ardent de ce souverain si froid et si rusé pour Dona Sol, quand on le voit surtout recourir à la violence pour la conquérir; mais le poète a su à la fin le relever à nos yeux en nous montrant la puissante ambition qui enfle son coeur.

Ce fut le grand monologue de Carlos sur le tombeau de Charlemagne qui décida du succès de la pièce, et,, en effet, ce monologue, si souvent raillé, n'en est pas moins un pur chef-d'oeuvre. Ce n'est pas à dire que ce

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îie soit pas une grosse inexactitude historique de prêter à Chiarles-Quint les pensées qu'il exprime. Cependant le monologue nous intéresse par la fidélité avec laquelle il reflète les rêves et les idées politiques de la génération -de 1830, aussi bien que par le génie politique qui s'y révèle et par cette perspicacité étonnante parfois chez des poètes, que, Schiller, âgé de 21 ans, avait montrée dans ,,Fiesco."

Qu'on relise la description de la situation politique de l'Europe par Carlos:

"Un édifice avec deux hommes au sommet, "Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet. "Presque tous les Etats, duchés, fiefs militaires, "Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires; "Mais le peuple a parfois son pape et son César, "Tout marche et le hasard corrige le hasard "De là vient l'équilibre et toujours l'ordre éclate. "Electeurs de drap d'or, cardinaux d'écarlate, "Double sénat sacré dont la terre s'émeut, "Ne sont là qu'en parade, et Dieu veut ce qu'il veut. "Qu'une idée, au besoin des temps un jour éclose, "Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose, "Se fait homme, saisit les coeurs, creuse un sillon, "Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon; "Mais qu'elle entre un matin, à la diète, au conclave "Et tous les rois soudain verront l'idée esclave "Sur leurs têtes de roi que ses pieds courberont "Surgir, le globe en main ou la tiare au front". Ce n'est certainement pas Charles-Quint que le poète a voulu faire parler ici, mais bien plutôt Napoléon dont il venait de glorifier l'éperon en même temps que la sandale de Charlemagne dans l'ode à la colonne Vendôme.

Car il ne faut pas oublier que l'enthousiasme alors général pour Napoléon ne signifiait pas qu'on était bonapartiste, mais qu'on était simplement l'ennemi du gouvernement. Le Napoléon qu'on déifiait n'était pas le despote de ïa France, c'était le peuple personnifié par opposition

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aux rois, et c'est pourquoi la jeune génération applaudissait chaleureusement les vers suivants:

" — Rois regardez en bas!

— Ah ! le peuple ! Océan ! onde sans cesse émue!

Où l'on ne jette rien sans que rien ne remue !

Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !

Miroir où rarement un roi se voit en beau!" Ce sont, on le voit, des idées révolutionnaires tout à fait modernes que Charles-Quint exprime constamment; sur le bord de sa tombe, il devient l'empereur populaire que les temps modernes ont si souvent rêvé; son immense ambition est purifiée par l'ardent désir qui le pousse à quelque grande action. Lui, qui au début avait été si antipathique à la jeunesse et que ses basses convoitises mettaient si fort au-dessous d'Hernani et de sa fière amante, il sait à la fin renoncer et pardonner en empereur, et, du même coup, Hernani et Dona Sol, dans l'ivresse de leur bonheur, passent au second plan. La main sur son coeur, il se parle ainsi à lui-même:

Eteins-toi, coeur jeune et plein de flamme !

Laisse régner Tesprit que longtemps tu troublas.

Ces amours désormais, tes maîtresses, hélas!

C'est l'Allemagne, c'est la Flandre, c'est l'Espagne, (l'oeil fixé sur sa bannière)

L'empereur est pareil à l'aigle sa compagne ;

A la place du coeur, il n'a qu'un écusson. De telles paroles allaient droit au coeur de l'ardente jeunesse qui était le vrai public de Hugo et que la tragédie de l'ambition remuait aussi profondément que le spectacle de la lutte pour l'indépendance.

Ces jeunes génies savaient que c'est en sacrifiant sur l'autel du devoir les plus tendres sentiments et les plus nobles aspirations de l'âme qu'on laisse s'accomplir les hautes destinées de l'humanité et (ju-on se forme une volonté virile. Ils ne pouvaient donc manquer de comprendre Charles-Quint.

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Le V® acte est comme la perle du drame de Hugo. Dans le duo lyrique des deux amants, l'amour éclate tel que le concevait la jeunesse de Tépoque et tel qu'elle désirait le voir représenté. Cet entretien sur le seuil de la chambre nuptiale qu'ils ne doivent jamais franchir, ce mélange de bonheur si vif et si "grave qui exigerait des coeurs de bronze où il pourrait se graver," de crainte qu'il ne soit un jour détruit, cette sensualité chaste et morale chez Dona Sol, pure et ardente chez Hernani, enivrante chez tous deux, cette exaltation divine chez l'une et ce désir impétueux chez l'autre d'oublier le passé dans la félicité du présent, — tout cela c'était le romantisme que la jeunesse voulait et qu'elle saluait d'un tonnerre d'applaudissements.

Hernani est très imparfait comme drame: c'est une oeuvre lyrique souvent déclamatoire à l'excès; mais c'est au moins l'oeuvre d'un esprit indépendant et puissant qui s'y révèle tout entier dans son essence intime. Hugo en effet se présente à nous dans Hernani, avec tout son génie et aussi ses étroitesses, avec son caractère et son passé : ce sont ses idées sur la liberté et la puissance, sur l'honneur, la noblesse, l'amour et la mort que ses personnages expriment.

Mais Hernani, ce n'est pas seulement. Victor Hugo et l'Espagne de 1519; c'est encore toute la jeune génération et une grande partie de la France de 1830; c'est la jeunesse de la Révolution de Juillet, c'est une image de la France qui, à la lumière du romantisme, s'est agrandie pour devenir l'image du monde rêvée par les poètes.

Si on étudie toute une littérature, au lieu de s'arrêter à une oeuvre particulière, on voit se dérouler devant ses yeux toutes sortes d'images qui reflètent les idées, les sentiments, les hommes, le monde d'une époque. On peut alors se demander comment ces images s'harmonisent et ainsi déterminer le caractère de cette époque. On peut ensuite les faire passer devant soi dans l'ordre où elles |33| se présentent dans l'histoire, observer comment elles se transforment et déduire de leurs formes successives la loi de leurs transformations. On voit alors, pour ainsi <lire, émerger les flèches qui indiquent la direction des courants intellectuels.

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