L'école romantique en France (1902)

Chapitre XXXIV. Les Méconnus et les Oubliés.

Lorsqu'on embrasse la littérature d'une période déterminée pendant laquelle un nouveau courant s'est établi et a fini par l'emporter, on se figure être sur un champ de bataille. Des plaintes sourdes s'élèvent parmi les chants de triomphe des vainqueurs. Je ne parle pas ici des lamentations des vaincus qui ont mérité leur défaite et que, par conséquent je ne puis plaindre; je songe uniquement aux oubliés et aux blessés du parti victorieux, car il y en a aussi dans les luttes littéraires. Il est intéressant de jeter un regard sur les hommes qui, au milieu du grand combat romantique, ont été enlevés à la fleur de l'âge ou du moins ont été si grièvement atteints que depuis ils n'ont plus fait que traîner une misérable existence. De tous ceux, et le nombre en est incalculable, qui s'engagent dans la carrière littéraire, deux ou trois à peine arrivent en général au but. Les faibles succombent les premiers, je veux dire les talents fragmentaires qui se laissèrent séduire par l'appât des honneurs et de la fortune et qui, s'enveloppant d'illusions nébuleuses, veulent suivre les autres jusqu'au moment |3ß5| où ils s'affaissent, épuisés de fatigue, pour se réveiller dans une salle d'hùpital.

Ainsi tombent souvent également tous les hommes de génie qui ne sont pas capables de se faire valoir, qui ne savent point se soumettre aux exigences de leur temps et encore moins se gagner des lecteurs. Ils sont évincés et rejetés dans l'ombre par des esprits médiocres plus ou moins habiles dans lesquels la foule reconnaît la chair de sa chair et le sang de son sang.

D'ailleurs, ce genre de travail mine par lui-même bien des talents, parce qu'il n'admet point de repos, qu'il épuise les nerfs et qu'il exige une tension et une activité continuelles, attendu qu'il n'y a que les oeuvres produites dans ces conditions qui agissent puissamment sur le lecteur. En outre, ce travail est rétribué plus mal encore que tout autre; il aiguise extraordinairement les facultés sensitives et pourtant les écrivains n'en restent pas moins liés aux lois et aux usages de leur siècle; par là s'explique chez beaucoup d'entre eux ce désir ardent et insatiable qui les consume de jouir de la vie et de s'enrichir d'impressions, ce que le monde appelle phtisie, consomption, démence.

D'autres succombent aux difficultés inhérentes à la situation d'écrivain. L'équilibre social repose sur la convention tacite de ne jamais proclamer l'entière vérité. Si pourtant il se rencontre un écrivain né pour dire la vérité, il faut nécessairement ou bien qu'il mente — et, dans ce cas, il renie son propre caractère — ou bien qu'il ose parler en toute franchise, ce qui est extrêmement dangereux, car il peut ainsi s'attirer des inimitiés terribles, telles qu'on en voit seulement en littérature, des inimitiés qui ont mille organes pour s'exprimer, mille bâillons pour imposer le silence. Et pour celui à C|ui il importe surtout de faire connaître son nom, il n'est pas de danger plus grand que ce meurtre par guet-apens au moyen de l'arme du silence.

Le travail exigé des écrivains et les difficultés auxquelles ils se heurtent ordinairement devaient naturellement

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s'accroître dans une époque comme celle de 1830, parce qu'alors surgissait en même temps, comme par un coup de baguette magique, tout un groupe de talents féconds, que tous ceux qui avaient de l'esprit et de l'imagination se sentaient attirés vers l'art et la poésie et que la gloire littéraire et artistique brillait aux 3'eux de la jeunesse comme la gloire militaire sous Napoléon.

Il faut ajouter à cela qu'à cette même époque la rupture avec la tradition était la première condition pour réussir dans l'art et que le mot d'ordre était d'aimer et de se laisser aimer, d'écrire des chefs-d'oeuvre, de mépriser les hommes ou de travailler à leur bonheur et de mourir.

Quand on promène ses regards sur le champ de bataille du romantisme, on aperçoit, couchés en rangs serrés, les pauvres oubliés. Il y a parmi eux de riches et vigoureux talents tel que le comte Eusèbe de Salles, médecin, vo3'ageur, professeur d'arabe (né à Marseille en 1801) dont le roman "Sakontala à Paris" est une des peintures psychologiques les plus originales de cette époque. Néanmoins aucun de ses livres n'eut de seconde édition ni ne le rendit célèbre, bien qu'un soir, dans sa jeunesse, il fût fêté à l'égal de Hugo dans le salon de Nodier.

Voici Eeg nier -Desto urbet, dont le roman "Louise" qui est dédié à Janin et qui a peut-être été inspiré par lui, traite un sujet délicat avec une grande liberté et un esprit supérieur. Voici Charles Do v aile qui mourut à vingt ans à peine dans un duel, mais dont le recueil de poésies "Le Sylphe" révélait déjà un talent auquel Hugo rendit hommage quand il se fut éteint. Voici Eugène Hugo, le frère aîné et mélancolique de Victor, en même temps son ami fidèle qui, avec un talent de même nature mais bien inférieur, combattit à ses côtés dans la première campagne du romantisme, mais mourut fou en 1837. Fontane y s qui était un esprit si distingué, un caractère fier et discret, n'a pas laissé de trace: il fut pendant quelque temps secrétaire d'ambassade à Madrid et resta toujours l'un des fidèles de Huo-o. Dans sa Nouvelle "Adieu"

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(Revue des Deux Mondes 183'2) il a raconté l'une des aventures romantiques les plus douloureuses de sa vie; le chagrin d'amour qui causa sa mort en 1837 se trouve indiqué dans l'autobiographie de George Sand, Le nom de Félix Arvers, ce poète lyrique si délicat, n'est plus attaché aujourd'hui qu'à un gracieux sonnet; celui de Laben ski à une ode, celui d'Ernest Fouinet au sonnet intitulé "A deux heureux" écrit en marge de l'édition de Ronsard que tous les poètes de l'école romantique offrirent à Hugo, sur la proposition de Sainte-Beuve, avec quelques vers de leur façon. Si Fouinet est complètement oublié de nos jours, un vers de lui au moins:

"Pour que l'encens parfume, il faut que l'encens brûle" mérite de rester, parce qu'il renferme toute la poétique du romantisme.

Dans la foule des talents inconnus je trouve de pauvres poètes saint-simoniens comme Poyat, des satiriques comme Théophile F e r r i è r e qui exerça sa verve railleuse sur les extravagances des jeunes romantiques, ainsi que Gautier l'avait fait dans "Les Jeunes-France", et livra dans son "Lord Chatterton" une parodie du drame de de Vigny; je rencontre enfin des noms comme celui d'Ulric Guttinger dont on se souvient encore aujourd'hui, parce que Musset lui dédia dans son premier livre une poésie enthousiaste. Pour éclairer davantage la vie de ces enfants disgraciés du sort, je veux m'arrêter à quelques-uns aussi longtemps qu'il est nécessaire pour les caractériser et peindre par conséquent leur époque sous un nouveau jour. Car il est à remarquer que le caractère d'une époque se marque nettement dans ceux précisément qui ne purent point arriver à la gloire parce qu'ils ne surent pas garder la mesure.

Le premier que je nommerai, c'est Imbert Gallois, non pas parce qu'il fut plus grand que les autres, mais parce qu'il représente un type particulier. Galloix était un pauvre Genevois très lettré et très doué, fils d'un modeste maître d'écriture; il vint à Paris n'ayant" pas de quoi vivre plus d'un mois, attiré par la gloire bruyante

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des romantiques, dans le secret espoir de faire la connaissance des hommes qui l'avaient enflammé d'enthousiasme et de devenir peut-être leur égal.

A son arrivée à Paris, il se rendit tout d'abord chez Nodier, le patriarche de la nouvelle école, puis chez Hugo, son chef, et chez Sainte-Beuve, son porte-drapeau. Hugo a décrit sa première visite dans une page\*) dont je reproduis un extrait: "C'était en octobre 1827, un matin qu'il faisait déjà froid, je déjeunais, la porte s'ouvre, un jeune homme entre, un grand jeune homme un peu courbé, l'oeil brillant, les cheveux noirs, les pommettes rouges, une redingote blanche assez neuve, un vieux chapeau. Il me parla poésie. H avait un rouleau de papier sous le bras. Je l'accueillis bien. Je remarquai seulement^ qu'il cachait ses pieds sous sa chaise avec un air gauche et presque honteux. Il toussait un peu. Le lendemain, il pleuvait à verse, le jeune homme revint. Il resta trois heures. Il était d'une belle humeur et tout rayonnant. Il me parla des poètes anglais sur lesquels je suis peu lettré, Shakespeare et Byron exceptés. Il toussait beaucoup. Il cachait toujours ses pieds sens sa chaise. Au bout de trois heures, je m'aperçus qu'il avait des souliers percés et qui prenaient l'eau. Je n'osai lui en rien dire. Il s'en alla sans m'avoir parlé d'autre chose que des poètes anglais." Il se présenta à peu près de cette façon chezles écrivains les plus éminents; ses paroles, ses vers révé- laient en lui un grand talent; il fut partout bien accueilli, toujours encouragé et souvent aidé. Il éprouve une joie innocente à écrire à ses amis de Genève comment les hommes les plus distingués le traitent comme un des leurs. Mais, en même temps, une profonde mélancolie l'accabla ; il ne se crut pas capable de vivre dans la société où il était né; le grand chagrin de sa vie qui devint chez lui une idée fixe était, chimère bizarre, dit Hugo, de n'être pas né Anglais. Il sentait qu'il était fait pour comprendre la littérature anglaise; il lisait inces-

\*) cf. Littérature et philosophie mêlées. — Imbert Gallois^ |369|

samment les auteurs anglais et rêvait d'économiser assez d'argent pour aller à Londres et devenir un grand poète anglais.

Quand, un an après son arrivée à Paris, on le trouva mort dans son triste réduit, mort de désespoir et de misère, il avait encore une grammaire anglaise entre les mains.

Qu'on juge maintenant du ton de ses lettres : "Oh, mon unique ami, qu'ils sont malheureux ceux qui sont nés malheureux! ... Un accès de fièvre m'a pris ce soir, c'était l'excès de la peine morale . . . Depuis que je suis ici, ma douleur a pris cinq à six formes . . . mais le point central de mes maux, c'est de n'être pas né Anglais. Ne riez pas, je vous en supplie; je souffre tant! ... Je suis lié avec presque tous les littérateurs les plus distingués; souvent, dans les salons, j'ai des moments de satisfaction mondaine; enfin quelquefois je suis enivré de ces petits triomphes d'une soirée, d'un instant; et avec cela, le fond, la presque totalité de ma vie, c'est, je ne dirais pas le malheur, mais un chancre aride; un plomb liquide me coule dans les veines; si Ton voyait mon âme, je ferais pitié ... En Angleterre, j'aurais au moins cinquante poètes d'une vie aventureuse, et dont les livres sont pleins d'imagination, de pensée, etc; en France, je n'en ai pas trois. Outre cela, j'aurais eu une patrie dont j'aurais aimé jusqu'aux préjugés; il y a tant de poésie dans les vieilles moeurs de l'Angleterre, et tant d'imagination dans tout ce qui est de ce pays-là . . . Une dame anglaise, qui me donne des leçons, m'a dit qu'au bout de deux ans de séjour en Angleterre, j'écrirai très bien en anglais, parce que, dit-elle, j'écris déjà comme très peu de Français." C'était là une touchante illusion. Le pauvre jeune homme qui n'était pas encore complètement maître de sa langue maternelle, dont les odes manquaient de souffle et les vers de parfum, malgré l'art raffiné dont ils témoignent, rêvait de posséder à fond une langue étrangère en quelques années. Il perdit bientôt cette naïve confiance en ses propres forces et jugea ses poésies plus sévèrement que ne le faisaient

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les autres, plus sévèrement même qu'elles le mentaient. Il s'isola du monde dans lequel il s'était jeté d'abord avec une si ardente et si fiévreuse curiosité. Il épuisa son talent dans les controverses — ce qui est toujours dangereux — jusqu'à ne plus avoir "une seule idée droite dans le cerveau" (Hugo — Littérature et philosophie mêlées). Il travailla pour les libraires, écrivit des compilations, des dissertations, des biographies jusqu'au moment où le coeur lui manqua pour cette besogne. Quand il mourut, dans sa vingt-deuxième année, le monde extérieur lui était devenu absolument indifférent, et il avait cessé de croire à son talent. Il se laissa mourir\*).

De Galloix, je passe à des esprits plus vigoureux et de plus grande valeur, tels que Louis Bertrand, Petrus Borel et Théophile Dondey. Ces trois noms, jadis inconnus, sont familiers aujourd'hui à tout amant de la littérature en France et à l'étranger. Leurs oeuvres sont imprimées sur papier hollandais dans des éditions de luxe, et leurs éditions originales ont une valeur toujours croissante, surtout depuis que Charles Asselineau les a remises en honneur. De leur vivant, ces pauvres poètes ne trouvèrent plus d'éditeur au bout de quelques années: aujourd'hui on imite jusqu'aux vignettes et au titre de leurs premières oeuvres, et les catalogues des antiquaires les désignent comme "rares et précieux".

Louis Bertrand, né en 1807 dans cette ville de Dijon qu'il a si bien chantée\*\*) et plus connu sous le nom de

\*) Les "Poésies posthumes" d'Imbert Galloix furent publie'es à Genève en 1834. Parmi elles fut insérée par inadvertance — il serait insensé de l'interpréter autrement — la poésie de Sainte-Beuve "Suicide".

\*\*) Voir par exemple la ballade intitulée: "Dijon" Dijon, la fille Des glorieux ducs, Qui XDOrtes béquille Dans tes ans caducs!

Jeunette et gentille,

Tu bus tour à tour

Au pot du soudrille

Et du troubadour. etc. etc.

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Gaspard de la Nuit, représente im côté de l'école romantique par les efforts qu'il fit pour rénover la prose. Pendant que ses contemporains s'élançaient sur des routes, nouvelles, il fut, lui, un sculpteur et un orfèvre du style. Personne n'a haï comme lui le mot vulgaire. Avant d'écrire, il a en quelque sorte passé son vocabulaire au crible pour en retranclier tous les termes usés et n'employer que les termes pittoresques et musicaux. La rime rend parfois les chevilles nécessaires; l'art de Bertrand consiste pré- cisément en ce qu'il les évite. Il a consacré toute sa vie à un genre littéraire qui lui appartient exclusivement et qui plus tard a été exploité par d'autres (par exemple par Baudelaire): il a écrit en prose des Nouvelles et des Fantaisies de quelques pages à la manière de Rembrandt, de Callot, de Breughel, de Gérard Dow et de Salvator Rosa. Les meilleures d'entre elles ont la perfection des tableaux de ces grands maîtres.

En 1828, pendant la première période purement littéraire du mouvement romantique, Bertrand écrivit pour un iournal dijonnais, "Le Provincial", qui venait de se fonder, des poésies et des chroniques (par exemple "La Chanson du Pèlerin qui heurte pendant la nuit sombre et pluvieuse à l'huis du Châtel", "La Jeune Fille" etc) qui attirèrent l'attention de Chateaubriand, de Nodier et de Hugo, et bientôt il ne fit plus que le voyage de Dijon à Paris et de Paris à Dijon. A peine âgé de vingt-deux ans, il se présenta un soir dans le salon de Nodier pour y lire une ballade. Il y fit là mainte connaissance, mais s'attacha tout particulièrement à Sainte-Beuve qui devint son conseiller. A partir de ce jour, il descendit chez lui toutes les fois qu'il alla à Paris et lui confia ses manuscrits. Il était gauche comme un provincial et exalté comme un dilettante, mais on devinait le poète qu'il était, rien qu'à voir le regard timide et inquiet de ses petits yeux noirs. Immédiatement après la révolution de Juillet, Bertrand se jeta dans la politique et fit partie de l'extrême- crauche. En vrai fils de soldat de la République et de

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l'Empire, il laissa déborder, dans sa lutte contre la bourgeoisie, tout l'enthousiasme guerrier qu'il avait contenu jusqu'alors. Il n'avait que vingt-deux ans, quand un journal du parti adverse l'attaqua en raison de sa jeune=?se avec beaucoup de violence et de dédain. Il contraignit le directeur à insérer une réponse où il était dit entre autres choses : "Je préfère vos mépris à vos éloges. Vos éloges n'auraient pas en effet grande valeur après ce que Hugo, Sainte- Beuve, Ferdinand Denis et d'autres ont dit de mon talent. Puisque vous m'y forcez, je veux opposer à votre impudence quelques lignes que le génie lui-même m'a adressées. Hugo m'écrivait dernièrement: ,.je lis vos vers à mes amis, comme je lis ceux d'André Chénier, de Lamartine et de de Vigny. Il est impossible de connaître mieux tous les secrets du style" Voilà ce que Hugo écrit à un homme que vous osez nommer un commis. Il est vrai que je n'ai pas l'honneur de descendre d'un gentilhomme flagorneur et que je ne suis ni éligible ni électeur (par mes revenus;) mon père était un patriote de 1789, un chevalier d'aventure qui, pendant dix-huit ans versa son sang sur les bords du Èhin, et qui, à l'âge de cinquante ans, comptait trente années de service, neuf campagnes et six blessures. C'est pourquoi, Monsieur le Rédacteur, je suis pauvre, mon père ne m'a laissé que son honneur et son épée que vous ne voudriez pas me voir tirer contre vous."

Voilà le style fier et viril des journalistes de 1832. Bertrand était du nombre de ces jeunes hommes dont Godefroy Cavaignac peut être considéré comme le chef politique et qu'on appelait alors "les bousingots", ceux-là mêmes dont George Sand parle dans "Horace" avec tant de chaleur. Seulement chez lui l'ardeur républicaine était unie à l'extrême raffinement du style. Bertrand n'est pas parvenu à la célébrité, parce qu'il s'épuisa trop vite et ne ménagea pas assez ses forces. Pauvre et miné par les travaux qu'il dut accepter pour soutenir sa mère et sa soeur, il mourut, jeune encore, en 1841, sur un lit d'hôpital (comme, avant lui, Gilbert et Hégésippe Moreau).

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David d'Angers, le grand statuaire romantique qui avait fidèlement veillé à son chevet dans le cours de sa maladie, le fit ensevelir et fut le seul qui l'accompagna au tombeau\*). Il lui éleva un modeste monument tandis que Saint-Beuve et Victor Pavie (éditeur à Angers) publiaient son "Gaspard de la Nuit." En 1842, vingt volumes seulement se vendirent, et encore bien difficilement; en 1868, le bibliophile romantique, Charles Asselineau, en publia une édition de luxe.

Pour se faire une idée du style et de la manière de Bertrand, il faut lire la Fantaisie intitulée "Madame de Montbazon" qui a été inspirée par cette phrase des Mé- moires de Saint-Simon : "Madame de Montbazon était une fort belle créature qui mourut d'amour l'autre siècle, pour le Chevalier de la Eue qui ne l'aimait point."

"La suivante rangea sur la table de laque un vase de fleurs et les flambeaux de cire dont les reflets moiraient de jaune et de rouge les rideaux de soie bleue au chevet du lit de la malade.

"Crois-tu Mariette qu'il viendra? — Oh! dormez, dormez un peu, madame ! — Oui, je dormirai bientôt, pour rêver à lui toute l'éternité".

On entendit quelqu'un monter l'escalier — "Ah ! si c'était lui, murmura la mourante en souriant, le papillon des tombeaux déjà sur les lèvres".

C'était un petit page qui apportait de la part de la reine à Madame la Duchesse, des confitures, des biscuits et des élixirs sur un plateau d'argent.

"Ah! il ne vient pas, dit-elle d'une voix défaillante; il ne viendra pas. Mariette, donne-moi une de ces fleurs, que je la respire et la baise pour l'amour de lui".

Alors, Madame de Montbazon, fermant les yeux, demeura immobile. Elle était morte d'amour, rendant son âme dans le parfum d'une jacinthe".

\*) Voir la lettre touchante de David d'Angers à l'occasion de la mort de Bertrand dans: "Mélanges tirés d'une petite bibliothèque romantique" d'Asselineau.

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Il semble souvent que les talents arrachés de bonne heure à la littérature sont remplacés tôt ou tard, mais, à parler exactement, une individualité ne peut jamais en remplacer une autre. L'instrument tombé des mains de Bertrand fut ramassé sans doute par Gautier qui, avec des facultés plus vastes, fit oublier son devancier, mais il ne peut échapper aux yeux du connaisseur qu'il y avait chez Bertrand un sentiment exquis que Gautier, l'artiste froid et plastique, fut loin d'atteindre.

J"ai déjà eu maintes fois l'occasion de parler de Petrus Borel dont le modeste logis fut pendant quelque temps le quartier général des jeunes amis de Hugo: Borel était peintre autant que poète; il travaillait dans l'atelier de Dévéria et écrivait sous le nom de "Le Lycanthrope" des poésies pleines de hardiesse. Il inspirait un grand respect à tout le monde. Il ressemblait à un Espagtiol ou à un Arabe du XV® siècle, et souvent ses amis se plaignaient qu'on ne lui eût point confié le rôle du bandit idéal qu'est Hernani, quand ils revenaient du théâtre où ils avaient vu Firmin, si bien exercé aux rôles de Delavigne et de Scribe, jouer aussi ceux de Hugo. Ils se le repré- sentaient se précipitant sur la scène comme un aigle royal. Quel air n'aurait-il pas eu avec son mouchoir rouge passé autour de sa tête, avec sa cuirasse et ses manches vertes! C'est qu'en effet Borel pouvait passer pour l'original d'Hernani dont il avait tous les sentiments.

Son recueil de poésies "Rapsodies" est le livre d'un jeune homme qui manque de maturité; il renferme pourtant quelques poésies excellentes, à côté de protestations et de déclamations puériles, et révèle chez l'auteur une fierté que nous ne trouvons pas chez les autres roman- tiques. Ces vers expriment à la fois le désespoir de la pauvreté, le sentiment de la solitude d'un coeur d'artiste, l'amour passionné de la liberté et la soif ardente de la justice \*).

\*) Qu'on lise la strophe suivante de la poésie intitule'e "Désespoir":

"Comme une louve ayant fait chasse vaine, Grinçant les dents, s'en va par le chemin,

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On trouve ici en réalité tous les sentiments que Dumas a mis en scène dans "Antony". Les illustrations seules sont caractéristiques. Une gravure en taille-douce sur la première page représente Borel assis à table, avec un bonnet phrygien sur la tête, le cou et les bras nus, tenant dans la main un poignard qu'il contemple avec une profonde attention. L'introduction nous donne une vive idée du ton qui dominait dans le parti républicain de la jeunesse romantique de 1832. Il est dit là: "Ne va-t-on pas m'anathématiser et japer au républicain? — Pour prévenir tout interrogatoire, je dirai donc franchement: oui, je suis républicain. Qu'on demande au duc d'Orléans, le père, s'il se souvient, lorsqu'il allait s'assermenter le 9 août à r ex-Chambre, de la voix qui le poursuivait, lui jetant à la face les cris de Liberté et République au milieu des acclamations d'une populace pipée? Oui! je suis républicain. — Si je parle de République, c'est parce que ce mot me représente la plus large indépendance que puisse laisser l'association et la civilisation — Je suis républicain parce que je ne puis pas être caraïbe. J'ai besoin d'une somme énorme de liberté : la République me la donnera-t-elle ? . . . Quand on est ici-bas partagé comme moi, aigri par tant de maux, rêvàt-on l'égalité, appelât-on la loi agraire, qu'on ne mériterait encore qu'applaudissements ... A ceux qui diront: ce livre a quelque chose de suburbain qui répugne, on répondra qu'effectivement l'au- teur ne fait pas le lit du roi. D'ailleurs, n'est-il pas à la hauteur d'une époque où l'on a pour gouvernants de stupides escompteurs et pour monarque un homme ayant pour légende et exergue : Dieu soit loué et mes boutiques aussi".

Il n'est pas nécessaire de dire qu'un jeune homme qui écrivait de pareilles choses, n'eut point une existence

Je vais, hagard, tout chargé de ma peine, .Seul avec moi, nulle main dans ma main; Pas une voix qui me dise : à demain. |37G| bien brillante. Il eut fort à souffrir de la misère, manqua parfois d'asile et fut obligé de chercher un refuge dans les maisons en construction. Sa haine juvénile de toute injustice nuisit également à ses oeuvres. Dans son grand roman en deux volumes "Madame Putiphar" son républicanisme lui fit altérer le caractère de l'héroïne qui est Madame de Pompadour. Cette muse frivole du siècle du style rococo, qui fut la protectrice des encyclopédistes et qui étudia la gravure à l'eau-forte sous la direction de Boucher, apparaît, chez Borel, comme une furie qui se jette au cou de l'étranger qui la repousse, et qui, pour se venger de cette froideur, le fait enfermer à la Bastille. Le roman s'élève vers la fin seulement. Le siège de la Bastille, oii l'auteur se sentait plus à l'aise, est décrit avec feu et vivacité et dans un style qui sent la poudre.

La troisième oeuvre de Borel est "Champavert, contes immoraux" (1833). Ce livre passa tout à fait inaperçu et ne rapporta rien à l'auteur. Mais on comprend cette injustice du sort, quand on voit comme quelques-uns de ces contes sont gâtés par le même style outré et révo- lutionnaire des "Rapsodies". Dans les meilleurs cependant, Borel, plus artiste, domine sa colère qui devient comme la lave dont on fait les camées. Les "Contes immoraux" ont toujours pour sujet des événements horribles, d'autant plus horribles, qu'on comprend à peine qu'un crime incroyable reste plus facilement impuni. Romanciers et poètes évitent ordinairement de telles horreurs, car il faut bien que leurs oeuvres se vendent et paissent être lues en famille.

"Dina, la belle Juive" se passe à Lyon en 1561. Un jeune gentilhomme, affranchi de tout préjugé, s'est épris d'une belle juive et va demander à son père l'autorisation de l'épouser. Celui-ci le maudit et, dans sa fureur, tire sur son fils sans toutefois l'atteindre. Un jour Dina se promène sur les bords de la Saône; ayant envie de faire une partie de barque, elle appelle un batelier et prend place dans sa gondole pour se reposer et rêver.

|377| Le batelier dépouille la belle juive de ses bijoux, la bàiilonne, l'outrage, la jette à l'eau et, comme le bâillon se détache dans la chute, la frappe de sa percJie, toutes les fois qu'elle remonte à la surface de l'eau. Quand elle est morte, il la repêche et va à l'Hôtel de Ville réclamer la récompense de deux ducats payée à quiconque a péché un cadavre.

— "Est-ce que le cadavre est reconnu? demande le magistrat.

— Oui, messire, c'est celui d'une jeune juive du nom de Dina, fille d'Israël Judas.

— Une juive?

— Oui, messire, une hérétique, une huguenotte, une juive ou quelque chose de ce genre.

— Tu pêches donc des juifs, coquin, et tu es assez impudent pour venir demander une récompense? Holà, Martin, holà. Lefabre, mettez cet homme à la porte."

Le quartierjuif de la ville est dépeint avec une exactitude qui n'a pas été surpassée. Heine lui-même n'a pas mieux décrit la vie des juifs au moyen-âge que Borel dans sa Nouvelle "Dina, la belle Juive".

En 1846, Gautier intervint auprès de Madame de Girardin, alors si influente, pour arracher son ami à la misère pour quelque temps au moins. Borel fut doue nommé Lispecteur des Colonies en Algérie près de Mostaganem. Mais il perdit bientôt cette situation quand, mû par un vif sentiment de la justice, il accusa un de ses supérieurs de détournement. Il ne revit plus la France et mourut en Afrique, quelques-uns disent de faim, d'autres d'insolation.

J'ai déjà dit que Mérimée reprit les procédés de style de Borel et que dans les cliefs-d'oeuvre que sont ses Nouvelles il traita avec une grande sûreté des sujets pal- pitants d'intérêt. Cependant la passion,, qui faisait toute la force de Borel, était remplacée chez lui par l'ironie du gentleman et l'élégance de l'homme de cour. Chez Mérimée nous retrouvons quelques-uns des défis que Borel avait lancés à son temps, mais sous une forme si détournée |378| qu'ils ne sont plus déplacés dans un salon. La flamme qui consumait le coeur de Borel s'est éteinte avec lui. Je citerai en dernier lieu parmi les jeunes romantiques si tôt enlevés par la mort Théophile Dondey plus connu sous le pseudon3^me de Philothée O'Neddy.

O'Neddj^ naquit en 1811 et se fit connaître en 1833 par son recueil de poésies "Feu et Flamme". Le moment était mal choisi: c'était celui où les grands poètes étaient célébrés à l'envi. Aussi le livre eut-il si peu de succès que l'auteur, qui avait dû le fîure imprimer à ses frais et qui avait encore à soutenir sa mère, perdit le courage et l'espoir de risquer une autre publication. Il se retira dans la solitude comme une bête blessée. Quand Gautier, trente ans plus tard, le revit, les cheveux déjà grisonnants, il lui demanda: "A quand le prochain recueil?" O'Neddy répondit en soupirant: "Quand il n'y aura plus de philistins." On pouvait donc croire que son activité poétique était éteinte, mais, après sa mort, on trouva chez lui des manuscrits volumineux des plus belles poésies lyriques. Ernest Havet se chargea de les publier, et le succès fut tel qu'aujourd'hui le premier recueil des poésies d'O'Neddy se paie trois cents francs, c'est-à-dire plus que le poète a jamais gagné avec toutes ses oeuvres.

Dondey commença, comme Borel par des provocations juvéniles. Dans l'introduction de "Feu et Flamme" il adjure ses compagnons d'armes les plus âgés de l'admettre dans leurs rangs, car, "comme eux, il méprise de toute la hauteur de son âme l'ordre social et surtout l'ordre politique qui en est l'excrément ; comme eux, il se moque des Anciennistes et de l'Académie; comme eux, il se pose incrédule et froid devant la magniloquence et les oripeaux des religions de la terre; comme eux, il n'a de pieux élancements que vers la Poésie, cette soeur jumelle de Dieu."

Tout est chez lui agité, exagéré, outré; ce sont des délires de malade, des pensées de suicide exprimées dans le langage de la plus pure poésie. La pensée du suicide |370| surtout se présente chez O'Neddy sous une forme très originale. En maintenant le dogme de la Trinité, auquel il ne croyait d'ailleurs pas, il regardait la mort du Christ comme un exemple de suicide\*):

"Va, que la mort soit ton refuge!

À l'exemple du Rédempteur,

Ose à la fois être juge,

La victime et l'exécuteur."

Celles de ses poésies qui n'ont pas pour objet son Moi sont toutes consacrées à la liberté de penser et à la république de l'avenir. La plupart pourtant sont des poésies personnelles, les 7/8, des poésies d'amour. Une l3elle dame du grand monde avait daigné jeter les yeux sur lui, le pauvre poète obscur, et avait inspiré ses chants pleins d'une extase mélancolique; mais, malade comme il était, il donne involontairement comme relief à ses sentiments d'amour des pensées de mort.

La forme poétique qu'il chercha et trouva dans sa jeunesse devait le satisfaire, parce qu'elle était l'expression exacte de ses sentiments et de ses pensées, mais il ne sut pas comme des poètes plus heureux la rendre limpide et accessible aux lecteurs, et ceux-ci par conséquent se détournèrent de lui. Il fut de plus en plus oublié, condamné à mourir sans avoir employé toutes ses forces ; dans ses poésies posthumes il aime à redire sans cesse qu'il n'est plus qu'un cadavre vivant. (Voyez par exemple le sonnet intitulé: Les deux lames). Le sort fut pour lui, comme pour bien d'autres, inexorable. Tel qu'un naufragé qui s'est réfugié sur un écueil en attendant qu'un navire vienne le sauver, O'Neddy dut attendre de longues années que le vaisseau du destin passât près de lui, mais, hélas ! pour le laisser sur son écueil. Son

\*) Ce petit trait bien romantique, je le retrouve dans une lettre de janvier 1835 des "Lettres d'un Voyageur" de George Sand: .,Je'sus a, par sa mort, donné un grand exemple de suicide". Je m'étonne qu'un poète tel que Novalis n'y ait pas songe'.

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amante lui fut infidèle, et tout espoir fut perdu pour lui.

Dans l'intervalle, sa poésie prit un caractère de plus en

plus philoso])liique. Il donne quelque part au principe

cartésien la forme suivante: "Je souffre, donc je suis;"

et on remarque très souvent chez lui dans des poésies

magnifiques un pessimisme rare dans le lyrisme romantique.

Qu'on en juge par le sonnet qui commence par ces vers:

Or, qu'est-ce que le Vrai? Le Vrai, c'est le malheur;

Il souffle, l'heur vaincu s'éteint, vaine apparence:

Ses pourvoyeurs constants, le désir, l'espérance

Sous leur flamme nous font mûrir pour la douleur.

Le Vrai, c'est l'incertain; le Vrai c'est l'ignorance,

C'est le tâtonnement dans l'ombre et dans l'erreur;

C'est un concert de fête avec un fond d'horreur;

C'est le neutre, l'oubli, le froid, l'indifférence.

O'Neddy s'essaya quelque temps dans la critique, mais à une époque peu favorable. Il célébra les drames de Hugo précisément quand la gloire de celui-ci commençait à décliner aux alentours de 1840. Sa critique apologétique et enthousiaste des "Burgraves" saisit par la vivacité et la fraîcheur du sentiment. Tout en manifestant une noble piété pour Hugo, il n'était point injuste pour la "Lucrèce" de Ponsard.

Une autre fois, quand il voulut encore prendre la défense de Hugo, la rédaction de "La Patrie" avait changé d'opinion et elle lui renvoya son article; à partir de là, il n'écrivit plus jamais pour un journal et se replia sur lui-même, tel Don Quichotte après sa vie d'aventures ou le Misanthrope de Molière dans sa solitude. Et pourtant il écrit dans sa dernière poésie qu'il ne croit pas à l'immortalité mais que, quand ses héros victorieux passeront par-dessus son tombeau : ". . Qui tendra l'oreille ouïra son fier coeur Bondir à l'unisson du fier galop vainqueur." Ces "héros" auxquels il fait allusion et qu'il admirait sincèrement, c'étaient, parmi les hommes d'action, Garibaldi, |381| parmi les poètes, Hugo, parmi les écrivains, Michelet et Quinet et plus tard Kenan. Les dernières années de sa vie furent tristes : il perdit sa mère après avoir perdu son amante et resta longtemps malade et paralysé. La seule joie de sa vieillesse fut l'article enthousiaste que Gautier lui consacra dans un de ses feuilletons, article qui a été recueilli plus tard dans "l'Histoire du Eomantisme". Il mourut seulement en 1875, après avoir gardé le silence pendant quarante-deux ans.

N'est-il pas vrai qu'il semble qu'on entende une marche funèbre, lorsqu'on relève toutes ces victimes de la lutte romantique? A voir leur nombre, on est porté à juger plus favorablement des oeuvres comme le "Stello" ou le "Chatterton" de de Vigny. Cette époque a eu plus qu'aucune autre conscience des souffrances du poète et de l'artiste, et cependant elle en a vu tant languir et se flétrir qui méritaient un meilleur sort! C'est que peut- être il lui était difficile de faire son choix.

Le critique impartial qui ne veut point émouvoir, mais comprendre, s'arrête à ces talents secondaires parce qu'en eux l'esprit du temps apparaît non moins clairement que dans les génies supérieurs. Ces derniers représentent le romantisme dans toute sa vigueur et en quelque sorte aussi dans sa santé; le romantisme maladif, on peut l'étudier chez ces pauvres désespérés qui tantôt s'éprennent à un tel point d'une littérature étrangère qu'ils en viennent à dédaigner leur langue maternelle, tantôt obtiennent grâce à leurs tendances poétiques et politiques un succès éphémère pour disparaître aussitôt sans laisser de trace, tantôt s'élancent à l'assaut avec audace pour perdre tout courage dès la première défaite, tantôt sont blessés à mort par l'indifférence du public, tantôt enfin font des efforts si surhumains qu'ils tombent de suite épuisés. Ce sont là les vrais enfants, mais les "enfants perdus" du romantisme de 1830.

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