Une grande école littéraire, comme fut l'école romantique en France, se fonde à peu près comme une grande ville, avec cette différence que, dans la littérature, on bâtit sur un sol protégé seulement contre l'oubli par de faibles digues. Bientôt l'eau que l'on n'avait pas remarquée tout d'abord sous les fondations apparaît à la surface et monte toujours plus haut; elle finit par couvrir les habitations, et seuls les édifices les plus élevés échappent à l'inondation et émergent encore du fleuve de l'oubli.
Ce qui élève si haut au-dessus des vagues mugissantes les monuments les plus importants d'une littérature, c'est à la fois la profondeur des pensées qu'ils renferment et l'harmonie parfaite de la forme artistique avec le sujet; mais il faut aussi, avant tout, que l'auteur soit pénétré de l'esprit de son temps. Car, c'est à cette condition seulement qu'il anime son oeuvre et lui assure une longue durée.
On peut distinguer trois courants principaux dans le romantisme français: le courant du Vrai: on essaie de peindre le passé ou le présent conformément à la vérité îiistorique; — le courant du Beau: on recherche une forme parfaite, c'est-à-dire un style pittoresque et plastique ou bien une harmonie poétique sévère, ou bien encore une prose à laquelle sa simplicité et sa sobriété assurent l'immortalité; — le courant du Bien: on s'enthousiasme pour de grandes pensées religieuses, sociales et politiques, et l'art poursuit un but moral.
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Ces trois grands courants caractérisent l'école romantique comme les trois dimensions déterminent l'espace, et chacun, successivement, a produit des oeuvres de haute valeur qui resteront dans le domaine de la littérature.
Tous les trois cependant n'évoquent pas au même degré le souvenir des hommes de l'école romantique. Il est, en effet, dans tous les arts, des oeuvres qui survivent à leur auteur et qui, si parfaites qu'elles soient elles-mêmes, n'éveillent point la sympathie pour lui. Il est, au contraire, des écrivains qui continuent à vivre dans la posté- rité, même quand la plupart de leurs oeuvres sont oubliées.
L'école romantique a eu, elle aussi, de ces hommes et de ces oeuvres ; elle a eu des écrivains comme Balzac, Mérimée et Gautier qui, soit par tempérament, soit par affectation, sont restés en dehors du mouvement social et politique de leur temps ; elle a eu d'un autre côté des poètes que les tentatives faites pour transformer l'ordre social ont profondément remués. C'est que la poésie se présente en eiïet sous deux formes principales : ou bien elle est une peinture psychologique, la description d'un état d'âme, — et sous cette forme elle se rapproche de la science — ou bien elle est une prédication éloquente — et, par là, elle se rapproche de la religion. Or, parmi les romantiques de 1850, il s'en trouvait quelques-uns qui concevaient la poésie sous cette dernière forme. On a été injuste envers eux en les accusant d'avoir écrit des oeuvres de tendance, car ce que l'on condamne chez eux comme tendance, ce n'est pas autre chose que l'esprit de leur siècle, et celui-ci est pour la vraie poésie le sang qui la fait vivre. Il suffit seulement que les veines dans lesquelles ce sang circule apparaissent sous la peau et qu'elles ne soient pas trop gonflées.
Déjà, aux alentours de 1880, les idées de réforme se frayent la voie dans le romantisme français. Si on remonte jusqu'à leur source, on se trouve ramené jusqu'à Saint- Simon. En Saint-Simon, né en 1760, et l'unique parent du célèbre duc du même nom, qui avait été historiographe
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secret de la cour de Louis XIV, la France, qui avait accueilli si froidement le Faust de Goethe, eut son véritable Faust animé d'un génie turbulent et d'une passion irrésistible de tout connaître théoriquement et pratiquement. Saint-Simon est plus impénétrable encore que le héros de Goethe, mais son regard est plus étendu, ses aspirations plus hautes. Il commence la vie comme Faust la termine. Ses projets de percer l'isthme de Panama et de creuser de grands canaux en Espagne ne rappellent-ils pas des projets analogues de Faust à la fin de sa vie? II fut successivement officier, homme du monde, ingénieur, philosophe, savant, économiste, enfin fondateur de religion et presque un génie universel. Les titres de pair de France et de Grand d'Espagne lui semblaient assurés dans sa jeunesse avec une fortune de 500,000 francs. Mais, après que son père se fut brouillé avec le duc de Saint- Simon, il dut renoncer à son héritage et accepter un emploi de clerc à mille francs par an pour neuf heures de travail par jour; pendant l'année 1812, il fut même obligé de vivre de pain et d'eau. Un jour, tout comme Faust, réduit au désespoir, il tenta de se suicider et se tira un coup de pistolet dans Toeil, mais il guérit de sa blessure.
Peu à peu, il groupa autour de lui des disciples qui le soutinrent et fondèrent des journaux pour répandre ses idées. Quand il mourut, cinq ans avant la révolution de juillet, celles-ci n'étaient encore guère connues; mais, sous Louis-Philippe, elles commencèrent à se répandre davantage et en même temps à s'altérer sensiblement. Une secte saint-simonienne se fonda qui eut à sa tête un grand-prêtre et qui compta parmi ses membres des hommes éminents en tout genre: des financiers comme Isaac Pereire, des compositeurs comme Félicien David. Ainsi les idées de Saint-Simon s'infiltrèrent partout, dans l'économie politique avec Michel Chevalier, dans l'histoire avec Augustin Thierry, dans la philosophie avec le plus grand penseur de la France à cette époque, Auguste Comte, enfin dans la poésie et en même temps, à des
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degrés divers, chez Pierre Leroux et Lamennais, ces grands apôtres de la philosophie et de la religion. Il n'y avait là rien d'étonnant, car Saint-Simon avait, malgré même ses extravagances, quelque chose d'un voyant et d'un grand poète. Il était en avance sur son temps; avec lui commence la grande réaction contre le XVIIP siècle qu'il considère comme une époque dissolvante, pendant que le XIX® siècle lui apparaît au contraire comme un siècle "organisateur et producteur". Il dirigea ses attaques avec la même violence contre ceux qui s'imaginaient pouvoir rendre l'humanité heureuse par un simple changement de gouvernement et contre ceux qui, comme le parti clérical, défendaient le passé pour le faire revivre. Il était, lui, un homme de l'avenir et non un homme du passé, et il s'accordait cependant avec la réaction pour croire que de simples concepts ne suffisent point pour améliorer et perfectionner l'homme, qu'il y faut encore une religion, ou plutôt une religiosité qui a rejeté tout l'appareil extérieur de la religion. Comme la négation n'allait point à son esprit, il n'attachait que peu d'importance à la liberté négative qui n'est que la disparition des obstacles quand elle n'est pas complétée par la vraie liberté, c'est- à-dire par une puissance d'action toujours croissante. Les derniers siècles critiques avaient détruit les systèmes théocratiques et militaires du moyen-àge; il s'agissait maintenant d'édifier une société scientifique et industrielle où la science remplacerait la foi, et l'industrie la guerre. En attendant, il fallait commencer par "organiser" la .science et l'industrie. Pour ce qui est de la science, "Les Lettres d'un Habitant de Genève" nous apprennent que Saint-Simon projetait d'ouvrir sur le tombeau de Newton une souscription en faveur des grands savants et des artistes, afin de les rémunérer dignement de leurs travaux et de les délivrer de tout souci matériel. Il est probable que l'auteur de "Chatterton" a du être un partisan enthousiaste de ce projet, s'il en a eu connaissance. Mais il aura été plus étonné en y lisant aussi qu'en
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échange de leurs honoraires ces grands esprits devaient pourvoir aux besoins intellectuels du genre humain d'après un plan déterminé.
Pour ce qui concerne la transformation de l'industrie, l'ouvrage le plus important de Saint-Simon est "Parabole" (1819). Cet ouvrage est probablement le seul qui restera de lui; il est écrit d'ailleurs dans une forme concise et spirituelle qu'on ne retrouve dans aucune autre oeuvre du même auteur. J'en donne ici un extrait :
"Nous supposons que la France perde subitement ses f)0 premiers physiciens, ses 50 premiers chimistes, ses 50 premiers physiologistes, ses 50 premiers mathématiciens, ses 50 premiers poètes, ses 50 premiers peintres, ses 50 premiers sculpteurs, ses 50 premiers musiciens, ses 50 premiers littérateurs, etc. . . faisant en tout les 3000 premiers savants, artistes et artisans de France.
Comme ces hommes sont les Francais les plus essentiellement producteurs, ils sont réellement la fleur de la nation; celle-ci deviendrait un corps sans âme à l'instant où elle les perdrait. . . Il faudrait à la France au moins une génération entière pour réparer ce inalhe'ir, car les hommes qui se distinguent dans les travaux d'une utilité positive sont de véritables anomalies, et la nature n'est pas prodigue d'anomalies, surtout de celles de cette espèce.
Passons à une autre supposition. Admettons que la France conserve tous les hommes de génie qu'elle possède, mais qu'elle ait le malheur de perdre ce même jour Monsieur, frère du roi, monseigneur le duc d'Angoulême, monseigneur le duc d'Orléans, monseigneur le duc Bourbon, madame la duchesse d'Angoulême, madame la duchesse de Berry, madame la duchesse de Bourbon et mademoiselle de Coudé etc.
Qu'elle perde en même temps tous les grands off"iciers de la couronne, tous les ministres d'Etat, tous les conseillers d'Etat, tous les maîtres des requêtes, tous ses maréchaux, tous ses cardinaux, archevêques, évêques, grand svicaires
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et chanoines, tous les préfets et sous-prélets, tous les juges, et, en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement.
Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu'ils sont bons, parce qu'ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition subite d'un aussi grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette perte de trente mille individus réputés les plus importants de l'Etat ne leur causerait de chagrin que sous un rai)port purement sentimental, car il n'en résulterait aucun mal pour l'Etat, d'abord par la raison qu'il serait très facile de remplir les places qui seraient devenues vacantes; il existe un grand nombre de Francais en état d'exercer les fonctions de frère du roi aussi bien que Monsieur; beaucoup sont capables d'occuper les places de princes tout aussi convenablement que monseigneur le duc d'Angoulême, que monseigneur le duc de Bourbon. . . Les antichambres du château sont pleines de courtisans prêts à occuper les places des grands officiers de la couronne ; l'armée possède une grande quantité de militaires aussi bons capitaines que nos maréchaux actuels . . . quant aux dix mille propriétaires vivant noblement, leurs héritiers n'auraient besoin d'aucun apprentissage pour faire les honneurs de leur salon aussi bien qu'eux."
L'idée qui est au fond de cette satire ironique, pour laquelle Saint-Simon fut traduit devant les tribunaux, est qu'en réalité les classes productives seules sont utiles à la société. Avant la Révolution la noblesse combattait la bourgeoisie et la bourgeoisie combattait la noblesse, après la Révolution une partie de la bourgeoisie a pris la place de l'ancienne noblesse, et aujourd'hui la lutte se trouve engagée entre elle et les travailleurs. Or, c'est aux travailleurs — il faut entendre ce mot dans le sens le plus large — qu'appartient l'avenir. Mais tandis que les économistes français contemporains voulaient assurer à l'individu le libre développement de ses facultés, Saint-Simon exigeait l'intervention de l'Etat. A l'Etat d'organiser le
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travail, à TEtat crempêcher que Thomme continue à être exploité par Thomme et de faire que les hommes se contentent d'exploiter la nature ; à l'Etat enfin d'essayer de supprimer les inégalités sociales, sans toucher à l'inégalité naturelle, par conséquent d'abolir tous les privilèges de la naissance et tout an moins de régler le droit d'héritage.
Nous rencontrons ici, chez Saint-Simon, les principales idées du socialisme moderne: la défiance de la libre concurrence, la réhabilitation du travail qui a donné naissance à la formule célèbre: "à chacun selon sa capacité," l'égalité sociale, proclamée pour la première fois en France, de l'homme et de la femme, le rejet de toutes les confessions religieuses et, à leur place, l'introduction d'un nouveau christianisme reposant sur le précepte fondamental: "aimez-vous les uns les autres," que Saint- Simon développa dans son dernier ouvrage important: "Le nouveau Christianisme," où il établit ce principe que la religion a le devoir d'exhorter la société à améliorer le plus tôt possible la situation des classes inférieures.
Des romantiques naïfs allèrent jusqu'à regarder Saint-Simon comme leur allié sur beaucoup de points. Il avait en effet une confiance illimitée en lui-même qui en inspirait aux autres, et la critique philosophique était remplacée chez lui par le don prophétique. Il avait de plus la passion romantique de tout voir et de tout sentir par lui-même. Les conditions auxquelles, à ses yeux, le progrès est possible en philosophie différent à peine de celles qu'un jeune poète romantique déchirait nécessaires pour la poésie. Ces conditions sont les suivantes: P dans la jeunesse et l'âge mùr avoir une existence aussi active et aussi originale que possible; 2° chercher à connaître la théorie et la pratique de tout; 3° étudier toutes les classes de la société et même se placer personnellement dans les situations les plus diverses; 4° enfin résumer ses observations et en tirer les conclusions.
Pourtant, un point capital de sa doctrine devait scandaliser et éloigner les romantiques: c'était son
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enthousiasme pour rindustrialisme dont le caractère utilitaire choquait la plupart d'entre eux. Cela mis à part, il y avait dans la doctrine saint-simonienne bien des éléments romantiques. Le côté révolutionnaire, fantastique et utopique aussi bien que l'idée de l'inégalité naturelle parmi les hommes, le culte du génie poussé à l'extrême et les sentiments religieux, tout cela devait plaire à un romantique. L'amour enfin que Saint-Simon témoignait pour la femme et les classes inférieures éclairait sa doctrine d'un rayon de poésie.
Ce ne fut néanmoins qu'après 1830 que le saintsimonisme devint une puissance. Comme tous les fondateurs de religion, Saint-Simon avait lui-même prêché sa doctrine et avait attiré à lui de nombreux disciples qui le regardaient sérieusement comme le Messie des temps nouveaux et allèrent porter sa parole dans le monde. Ce sont eux qui, sous la royauté de Juillet, répandirent le saint-simonisme, bien que quelques esprits plus actifs eussent déjà auparavant étudié les oeuvres du maître luimême. Je trouve ainsi dans les papiers de Hugo de l'année 1830 (Littérature et Philosophie mêlées. — Journal des Idées et des Opinions d'un Révolutionnaire de 1830) une remarque qui indique que le poète, à cette date, connaissait déjà Saint-Simon.
Sans doute, un an seulement après la mort de Saint- Simon, le journal qu'il avait fondé "le Producteur" dut cesser de paraître, mais en même temps ses disciples et ses partisans se rapprochaient et resserraient leurs liens, et le saint Paul de la nouvelle Eglise, un homme d'une puissante originalité, un chef et un guide à la manière de Brighara Young, Enfantin gagnait en foule à son évangile des jeunes gens de talent et des femmes pleines d'esprit. On parvint à réunir pour "la famille" saintsimonienne des sommes considérables' — 330.000 francs en 1831. Le journal hebdomadaire "l'Organisateur" fut fondé, et à partir de 1830, Pierre Leroux, comme je l'ai déjà mentionné, prit la direction du "Globe".
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Cependant le caractère primitif du saint-simonisme s'altéra de plus en plus. Dans la société qu'il rêvait Saint-Simon avait accordé une grande place aux capitalistes — ils devaient composer exclusivement une des trois chambres, — plus tard on les traita en adversaires; Saint- Simon avait toujours témoigné de l'aversion pour le communisme; ses disciples proclamèrent la communauté absolue des biens. Une seule conclusion qu'on tira de la doctrime saint-simonienne suffit à amener la dissolution de la nouvelle école. Saint-Simon avait enseigné que la lutte du corps et de l'àme prêchée par le christianisme devait prendre fin et que le bien-être général devait remplacer l'abnégation et la mortification. Il prétendit que l'ascétisme chrétien avait été une cure violente contre les moeurs dissolues de l'empire romain, mais que la cure avait été aussi dangereuse que la maladie. Nous sommes délivrés de la maladie, qui nous délivrera maintenant du remède ? — Le nouveau christianisme !
En partant de ces deux idées fondamentales relativement justes, Enfantin voulait fonder une nouvelle société sur les mêmes bases que celle des anabaptistes de Jean de Leyde. Dès le début, le saint-simonisme avait proclamé que l'homme et la femme devaient avoir des droits égaux et l'entière liberté de dissoudre un mariage qui était devenu pour tous deux une chaîne d'esclavage, parce que ce n'est pas seulement par l'homme mais par l'homme et la femme que se réalise la véritable humanité. Enfantin distingua donc deux sortes de mariages : la monogamie et la polygamie (mais avec une seule femme à la fois), c'est- à dire le mariage durable et le mariage passager. La polygamie avec plusieurs femmes ou plusieurs hommes à la fois ne devait être permis qu'aux prêtres et aux prêtresses.
Bien que dans les débats publics comme plus tard devant les tribunaux, on ne put présenter d'objection sérieuse aux saint-simoniens qui prétendaient que l'ordre social proposé par eux ne ferait que régulariser un état
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de choses illégal, la conclusion qu'ils tiraient de la doctrine du maître montrait cependant combien peu ces jeunes exaltés étaient capables de comprendre ce qui, dans la société actuelle, était réalisable ou non, combien peu aussi ils comprenaient qu'il ne suffit pas d'un trait de plume pour faire disparaître un état de choses existant depuis longtemps. Leur excuse est que tous, (comme les partisans de Lamennais) à l'exception d'Enfantin et de Bazard, n'avaient que vingt ans en 1830, au moment où l'on commença à surveiller leur propagande. En 1832 les chefs de "la famille" furent condamnés, Enfantin à un an de prison, Michel ('hevalier et Duveyrier à une forte amende. Les jeunes enthousiastes se dispersèrent aux quatre vents, mais se distinguèrent presque tous plus tard dans l'industrie, la science et les arts. Les exagérations du saint-simonisme eurent aussi peu d'influence que celles du fouriérisme sur la belle littérature. Seules, les idées premières et fondamentales de Saint-Simon laissèrent des traces chez la plupart des romantiques. Elles ne tardèrent pas en effet à imprégner l'atmosphère de leurs germes et à se répandre comme une contagion; elles s'emparèrent des âmes tendres qui y convertirent à leur tour des esprits plus trempés, des femmes qui y amenèrent des hommes et réciproquement, des prêtres qui y amenèrent des poètes, des poètes qui y amenèrent des polytechniciens, et, comme il arrive d'ordinaire, elles réveillèrent des idées analogues qui sommeillaient depuis la fin du siècle dernier, les idées démocratiques de Louis Blanc, les idées philosophiques et humanitaires qui rappelaient Schelling et en même temps menaçaient d'affaiblir ou de détruire le règne de l'argent, comme celles de Pierre Leroux dans sa seconde période, et enfin des idées comme celles de Lamennais qui faisaient revivre les temps où les prêtres, la croix à la main, menaient au combat les armées du peuple dans les guerres de Jacques Bonhomme.
Lamartine qui avait été sous la Restauration le plus grand poète conservateur commença dès 1830 à chanceler
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dans ses opinions. Ses nouvelles sympathies se manifestent déjà dans "Jocelyn" (1836), si religieux que soit ce roman en vers. Dans l'introduction il se contente de nous dire que, quelle que soit sa croyance, il a toujours conservé le respect de sa jeunesse pour l'Eglise, mais il était impossible de ne pas voir que le poème tout entier était une protestation contre une des doctrines principales de l'église : le célibat des prêtres, et dans le journal de Jocelyn je trouve, à la date du 21 septembre 1800, le passage bien significatif qui suit:
"La caravane humaine un jour était campée Dans des forêts bordant une rive escarpée. Et ne pouvant pousser sa route plus avant, Les chênes l'abritaient du soleil et du vent; Les tentes, aux rameaux enlaçant leurs cordages. Formaient autour des troncs des cités, des villages, Et les hommes épars sur des gazons épais Mangeaient leur pain à l'ombre et conversaient en paix; Ces hommes se levant à la même pensée, Portant la hache aux troncs, font crouler à leur pieds Ces dômes où les nids s'étaient multipliés; Et les brutes des bois sortant de leurs repaires Et les oiseaux fuyant les cimes séculaires Contemplaient la ruine avec un oeil d'horreur. Ne comprenaient pas l'oeuvre et maudissaient du coeur Cette race stupide acharnée à sa perte. Qui détruit jusqu'au ciel l'ombre qui l'a couverte! Or, pendant qu'en leur nuit les brutes des forêts Avaient pitié de l'homme et séchaient de regrets, L'homme continuant son ravage sublime Avait jeté les troncs en arche sur l'abîme; Sur l'arbre de ces bords gisant et renversé. Le fleuve était partout couvert et traversé, Et poursuivant en paix son éternel voyage La caravane avait conquis l'autre rivage." Le poète n'en resta pas là. "La Chute d'un Ange", malgré tous ses défauts, attestait déjà que Lamartine
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n'était plus le poète séraphique d'autrefois, et, en mêmetemps, dans ses premiers discours à la Chambre, son orthodoxie se montrait fortement entamée par les idées saintsimoniennes. Quoique aristocrate de naissance, il fut en politique "démocrate conservateur" et voulut assurer à la monarchie constitutionnelle toutes les libertés et tous les progrès des temps nouveaux. Il alla même plus loin encore ; sa célèbre "Histoire des Girondins" publiée en 1847, oeuvre sans valeur au point de vue historique, mais d'une poésie et d'une éloquence entraînante, contribua beaucoup plus qu'aucun autre livre à préparer les esprits à la révo- lution qui s'annonçait. En 1848 nous voyons l'ancien poète des cours, devenu le véritable chef de la République, pérorer avec l'éloquence d'un tribun du peuple sur le balcon de l'Hôtel de Ville, sans se soucier le moins du monde des canons de fusils braqués sur lui. Grand et immortel il restera dans cette minute de sa vie où, par quelques mâles et éloquentes paroles, il réussit à sauver la vie de ses concitoyens et à empêcher la guerre civile. George Sand fut initiée aux idées démocratiques qui fermentaient à cette époque par Pierre Leroux et elle les accueillit avec toute son ardeur et sa passion féminine. Pierre Leroux, métaphysicien doué d'un noble coeur, mais esprit confus qui philosophait sur les triades de Schelling, se posait en même temps en réformateur social, en champion de l'égalité et du progrès ou mieux du progrès dans l'égalité, puisque celle-ci était, à vrai dire, le seul principe qu'il voulait fiiire triompher. H commença par attaquer violemment l'ordre social existant où l'égalité devant la loi n'empêchait pas que le riche fût exempt du service militaire, échappât à toutes sortes de châtiments et eût,, grâce à la libre concurrence, le droit d'opprimer le pauvre. Puis, il projeta un nouvel état social reposant sur les trois facultés de l'homme : sensation (perception sensible), sentiment et connaissance, auxquelles répondraient l'industrie, l'art et la science. Ces trois domaines ne devaient plus être séparés et former des castes comme chez Saint-
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Simon, mais rester confondus. Trois représentants de chacun d'eux formeraient un individu social; selon C[ue l'activité de l'un ou de l'autre prédominerait, les ateliers communs se différencieraient entre eux etc.
Quand on relit toutes ces utopies, on est obligé d'admirer les écrivains qui eurent le bon sens de les éviter, de ne s'en tenir qu'aux idées fondamentales de se contenter d'allumer leur flambeau à la flamme de l'autel et d'y réchauffer leur amour pour les opprimés, leur foi dans le peuple et leur enthousiasme pour le progrès.
Le saint-simonisme a manifestement, quoi qu'on en dise, exercé une influence heureuse sur George Sand; après les éclats de désespoir que nous avons entendus dans "Lélia", il lui rendit le calme intérieur, une foi inébranlable en une grande cause pour laquelle elle pouvait combattre. George Sand qui avait les j^eux ouverts sur tout ce qui se passait autour d'elle ne tarda pas à s'apercevoir du puissant mouvement qui entraînait les classes laborieuses en France vers la fin de 1830. A cette époque, la France, jusqu'ici pays essentiellement agricole, achevait de devenir le pays de l'industrie, et à la pauvreté des campagnes avaient succédé la pauvreté et l'agitation de la population toujours croissante des usines dans les grandes villes. George Sand, comme presque tous les écrivains démocratiques de France, tourna bientôt toute son attention vers les ouvriers des fabriques, leur dure existence, leur vive curiosité, leur idéal politique et social. Tout au début, le saint-simonisme l'avait enthousiasmé par sa critique du mariage actuel; elle avait reconnu là les idées qui lui tenaient le plus au coeur, cette idée surtout que le mariage n'a de valeur que comme union libre et que l'officier de l'état civil et le curé ne peuvent lui donner une consécration supérieure à celle que lui confèrent l'amour et la conscience. Plus tard le saint-simonisme imprima également à son amour du peuple un caractère plus déterminé; le peuple lui parut receler plus de désintéressement et de virilité que la bourgeoisie. Il lui sembla que les vices qu'elle avait
B r a u d e s , l'école romantique en France. 23
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reprochés si amèrement aux hommes dans ses premiers romans étaient, en réalité, plus imputables à la classe qu'au sexe , et son amour pour les travailleurs joint à l'idéalisme inné de sa nature l'amena à les peindre sous leur côté idéal. De là, toute une série de romans où l'opposition primitive d'un homme cruel et égoïste et d'un homme désintéressé appartenant tous deux à la même classe est remplacée par l'opposition d'un homme du peuple et d'un bourgeois ou d'un aristocrate plus ou moins égoïste et gouverné par les préjugés. Les plus intéressants de ces romans sont les deux que George Sand écrivit vers 1840: "Horace" que la "Revue des Deux Mondes" refusa de publier, ce qui amena une rupture momentanée entre la revue et l'auteur, et "Le Compagnon du Tour de France", ce vrai roman des travailleurs qui^ avec son innocence et sa pureté, forme un contraste frappant avec les romans tapageurs à tendance démocratique d'Eugène Sue qui parurent peu de temps après. "Horace" me paraît être une des meilleures oeuvres de George Sand. Elle a peint là, dans son héros, avec plus de vérité qu'ailleurs le t^^ie du jeune bourgeois de la royauté de Juillet. Elle y révèle une clairvoyance et une intuition psychologique qui ne le cèdent en rien à celles de Balzac. Elle s'y montre animée d'une aversion profonde pour la bourgeoisie qui pourtant n'exclut pas chez elle une douce indulgence. En face d'Horace, Arsène, l'homme du peuple, nous apparaît sous un jour favorable; il a été peintre, mais la pauvreté l'a réduit à se faire garçon de café sans que cette modeste situation l'ait dégradé. Son entière franchise, sa beauté sans apprêts font de lui un des personnages les plus sympathiques de l'auteur et inspirent la confiance.
Arsène est un frère des B ou sin go t s, de ces jeunes étudiants qui, vers 1830, firent dévier l'école romantique dans la politique et qu'on retrouve souvent représentés sur les gravures de l'époque, avec leurs gilets à la Robespierre, leurs cannes massives, leurs chapeaux de cuir bouilli ou leurs casquettes de velours rouge. Les Bousingots
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ressemblaient extérieurement aux corporations d'étudiants dans les universités allemandes, ils prirent part à toutes les manifestations dirigées contre le gouvernement du Juste-milieu, George Sand embrassa leur cause avec chaleur. Elle écrit: "Aucun de ceux qui ont si légèrement troublé l'ordre public dans ce temps-là ne doit rougir, à l'heure qu'il est, d'avoir eu quelques jours de chaleureuse jeunesse. Quand la jeunesse ne peut' manifester ce qu'elle a de grand et de courageux dans le coeur que par des attentats à la société, il faut que la société soit bien mauvaise". Arsène combat en héros et se trouve grièvement blessé dans la révolution du 5 juin 1832 que George Sand se plait à décrire. Dans les années qui suivent, il achève son éducation et devient un profond politique. Son apprentissage nous intéresse particulièrement, parce que George Sand, à cette occasion, nous déclare firanchement ses sympathies. L'homme qu'Arsène admire par-dessus tout c'est Godefroy Cavaignac. George Sand dit de lui et de ses amis qui avaient fondé la société "Les amis du peuple" : "Les vastes aspirations de leurs âmes vers l'avenir marquaient du moins un progrès immense, incontestable sur le libéralisme de la Kestauratiou . . . Les autres républicains étaient un peu trop occupés à renverser le pouvoir point assez d'asseoir les bases de la République . . . Cavaignac s'occupait à mûrir des idées, à poser des prin- <3ipes. Il songeait à l'émancipation du peuple, à l'éducation publique gratuite, au libre vote de tous les citoyens, à la modification progressive de la propriété etc". La dureté de coeur et l'étroitesse d'esprit d'Horace se trahissent entre -autres par les jugements dédaigneux qu'il porte sur le saint-simonisme dans lequel il ne veut voir qu'une chimère ; il ne comprend rien au véritable rapport des sexes, et c'est pourquoi une jeune couturière qui a vécu avec son ami, un jeune et excellent médecin, dans une union que tous deux considèrent comme le vrai mariage religieux*
") Voir les chapitres G— 10: 14—20.
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lui fait une leçon qui le confond. Assurément les problèmes que soulève ici George Sand sont trop complexes et trop difficiles pour qu'elle ait pu les résoudre, mais par cela seul qu'elle s'y intéresse, elle a donné à son roman un puissant cachet historique. Il ne s'agissait point d'ailleurs pour elle de résoudre des questions sociales, mais de montrer seulement comment l'action de celles-ci s'exerce jusque sur des jeunes femmes aimantes et sur des hommes épris de la vérité.
Dans "Le compagnon du Tour de France" qui, comme roman, est inférieur à "Horace", j'admire surtout la fraîcheur et la spontanéité du sentiment d'où il est sorti. Il est facile, quand on a vingt ans, de se montrer accessible à la compassion et de se révolter contre les injustices du sort. Mais, à quarante ans, avoir faim et soif de la justice pour autrui, ne pouvoir regarder avec indifférence le joug qui oppresse les autres, rougir d'avoir pu un jour se réjouir au spectacle de la misère universelle, voilà le sentiment, rare s'il en fut, qui détermina George Sand à écrire "Le Compagnon du Tour de France". Comme ce livre respire l'amour du peuple, du peuple tel qu'il est, qui s'enivre et se livre à des actes de violence, mais aussi qui travaille et développe son intelligence ! Cet amour est si grand chez George Sand qu'il lui est impossible de s'arrêter longtemps aux vices qu'elle a devant les yeux (voir la conversation du chapitre XXV). L'idée sur laquelle repose le roman est exprimée peut-être sous la forme la plus concise dans le passage suivant: Un marquis fidèle au vieux principe: "rien de commun avec le peuple", sous le prétexte que le peuple serait à la fois le plaignant et le juge, si on le laissait plaider sa cause, ne trouve rien à répondre à l'objection que lui fait sa jeune fille: "ne sommes-nous pas dans la même situation?"
Aussitôt après avoir écrit "Le Compagnon du Tour de France" George Sand se jeta dans la politique militante. Depuis qu'elle avait rompu avec la "Kevue des Deux Mondes," elle avait fondé avec Leroux, Viardot,
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Lamennais et le polonais Mickiewicz la "Revue indépendante;" en 1843 elle fonda avec quelques autres amis le journal républicain "L'Eclaireur de l'Indre" pour lequel Lamartine lui-même promit sa collaboration. Elle y défendit la cause des ouvriers des villes aussi bien que celle des ouvriers de la campagne, (Article sur les garçons boulangers. — Lettres d'un paysan de la Forêt- Noire.) En 1844, dans un grand article intitulé "Politique et Socialisme" elle se déclara nettement socialiste. Lorsque la révolution de 1848 éclata, elle était tout à fait mûre pour y prendre part; elle dirigea pendant quelque temps un journal hebdomadaire "La Cause du Peuple," écrivit "Un Mot aux Classes moyennes" et les célèbres "Lettres au Peuple," enfin des Bulletins pour le gouvernement provisoire. Avec les années et sous l'appréhension des dangers croissants, son socialisme républicain prit une forme presque fanatique. Immédiatement avant les élections pour l'Assemblée Nationale Constituante, elle écrit sous le titre de "La Majorité et l'Unanimité," un article pour recommander des élections libérales, et elle ajoute en terminant que, si les élections ne sont pas favorables aux intérêts du peuple, il restera encore à celui-ci le recours aux armes.*)
Il est intéressant de voir comment George Sand, dans son enthousiasme pour la souveraineté du peuple, aboutit elle-mêine au despotisme et quelle sauvage énergie il y avait dans cette femme géniale. C'était le même esprit vigoureux qui avait déjà écrit une centaine de romans
*) Qu'on goûte les lignes suivantes pleines d'une exquise et naïve hypocrisie féminine: "Elle se sent, elle se connaît maintenant, la voix unanime du peuple. Elle yoiis re'duira tous au silence, elle passera sur vos têtes comme le souffle de Dieu, elle ira entourer votre représentation nationale, et voici ce qu'elle lui dira : "Jusqu'ici, tu n'étais pas inviolable, mais nous voici avec des armes parées de fleurs et nous te déclarons inviolable. Travaille, fonctionne, nous t'entourons de quatre cent mille baïonnettes, d'un million de volontés. Aucun parti, aucune intrigue n'arrivera jusqu'à toi. Recueille-toi et agis."
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sans s'interrompre et qui s'exprimait ici comme un Ledru- Rollin et un Louis Blanc, bien plus, qui criait avec une brutale franchise ce que ces hommes croyaient parfois prudent de taire.
Hugo fut introduit dans le mouvement démocratique par Lamennais qui, dans son ouvrage principal " Essai sur l'Indifférence" battait déjà en brèche le principe d'autorité qu'il avait défendu avec exaltation dans sa jeunesse. En août de l'année 1832 ses doctrines furent condamnées par le pape.*)
Dès sa jeunesse, Hugo avait été très intimement lié avec Lamennais. Sommé un jour par l'abbé de Rohan de se choisir un confesseur, il était allé tout d'abord vers l'abbé Frayssinous qui n'était alors qu'un prêtre ardent et dévoué et qui depuis était devenu pour Paris le prédicateur à la mode. Mais, comme la direction mondaine de l'abbé Frayssinous ne plaisait guère au jeune Hugo, l'abbé de Rohan l'adressa à un prêtre petit et maladif, dont le nez aquilin se détachant sur son visage de cire avançait entre deux yeux vifs et inquiets et qui, vêtu d'ordinaire pauvrement et grossièrement, portait des bas de laine bleue et de gros souliers garnis de clous. C'était le célèbre Lamennais.
Les idées conservatrices et religieuses de Lamennais et de Hugo se modifièrent dans les années qui précédèrent la révolution de juillet : tous deux firent volte-face presque à la même époque. Un soir du mois de septembre 1830 Lamennais trouva Hugo en train d'écrire: Est-ce que je vous trouble? demandat-il. — Non, mais ce que j'écris ne vous intéressera pas. — Lisez seulement. Et Hugo se mit à lire ces lignes extraites de son "Journal des idées et des opinions d'un Révolutionnaire de 1830": "La république, selon moi, la république qui n'est pas encore mûre, mais qui aura l'Europe dans un siècle, c'est la société souveraine de la société; se protégeant, garde
*) Voir Brandes: die Reaktion in Frankreich — 8e édit — 1900 — p. 260.
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nationale; se jugeant, jury; s'administrant, commune; se gouvernant, collège électoral.
Les quatre membres de la monarchie, 1 armée, la magistrature, l'administration, la pairie, ne sont pour cette république que quatre excroissances gênantes qui s atrophient et meurent bientôt." ,.,
Il V a dans ces lignes une phrase de trop, clit Lamennais, celle où vous dites que la République n est pas encore mûre. Vous la transportez dans 1 avenir, il faut que nous l'ayons tout de suite".
Quelques jours plus tard, Lamennais avait rompu définitivement avec Rome. Pour montrer qii i n avait point été amené à cette rupture par 1 incrédulité mais par de nouvelles convictions, il donna à son livre ^^ P^^' célèbre le titre de "Paroles d'un croyant {1^.66). _
On a prétendu que depuis l'invention de l'imprimerie aucun livre n'a eu un tel succès. En quelques années parurent cent éditions, des reproductions et des traductions dans presque toutes les langues. C'était comme une îmitatimi du "Livre des Pèlerins polonais" de Mickiewi z qui venait précisément aussi de paraître; dans un style tour à tour biblique et évangélique il attaquait la royauté en Europe, le pape, les prêtres, tous ceux qui avaient travaillé à' la ruine de la Pologne et a l'^sclavag ^le l'Italie et jusqu'au gouvernement égoïste de Louis-Phiiippe en France. Ce livre pathétique, animé par une éloquence d'apôtre mais pauvre en psychologie, ne sait que condamner ou louer; il est ténébreux comme l'enfer ou clair comme le ciel; mais la chaleur du sentiment, la pureté et la noblesse des pensées lui donnent un charme extraordinaire En 1837 parut "Le Livre du Peuple" écrit dans le même esprit. L'audacieux abbé fut jeté en prison, _ mais n'en continua pas moins à écrire. "Une Voix ff Prison
Du Passé et de l'Avenir du Peuple", "De l'Esclavage moderne« furent tous composés à Sainte-Pélagie. Lamennais mourut trois ans avant la révolution de février quand le mouvement qu'il avait imprimé se déchaînait avec le p us d'impétuosité. Je donne ici quelques exemples de son style:
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"Ne vous laissez pas tromper par de vaines paroles. Plusieurs chercheront à vous persuader que vous êtes vraiment libres, parce qu'ils auront écrit sur une feuille de papier le mot de liberté et l'auront affiché à tous les carrefours.
La liberté n'est pas un placard qu'on lit au coin de la rue. Elle est une puissance vivante qu'on sent en soi et autour de soi, le génie protecteur du foyer domestique, la garantie des droits sociaux et le premier de ces droits.
L'oppresseur qui se couvre de son nom est le pire des oppresseurs. Il joint le mensonge à la tyrannie et à l'injustice la profanation, car le nom de liberté est saint.
Gardez-vous donc de ceux qui disent "Liberté, Liberté" et qui la détruisent par leurs oeuvres.
Jeune soldat, où vas-tu?
Je vais combattre pour la justice, pour la sainte cause des peuples, pour les droits sacrés du genre humain.
Que tes armes soient bénies, jeune soldat!
Jeune soldat, où vas-tu?
Je vais combattre pour renverser les barrières qui sé- parent les peuples et les empêchent de s'embrasser comme les fils d'un même père, destinés à vivre unis dans un même amour.
Que tes armes soient bénies, jeune soldat !
Jeune soldat, où vas-tu?
Je vais combattre pour affranchir de la tyrannie de l'homme la pensée, la parole, la conscience.
Que tes armes soient bénies, sept fois bénies, jeune soldat! . .
Le laboureur porte le poids du jour, s'expose à la pluie, au soleil, aux vents, pour préparer par son travail la moisson qui remplira ses greniers à l'automne.
La justice est la moisson des peuples.
L'artisan se lève avant l'aube, allume sa petite lampe et fatigue sans relâche pour gagner un peu de pain qui le nourrisse lui et ses enfants.
La justice est le pain des peuples.
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Le marchand ne refuse aucun labeur ne se plaint d'aucune peine; il use son corps et oublie le sommeil afin d'amasser les richesses.
La liberté est la richesse des peuples.
Le matelot traverse les mers, se livre aux flots et aux tempêtes, se hasarde entre les écueils, souffre le froid et le chaud, afin de s'assurer quelque repos daus ses vieux jours.
La liberté est le repos des peuples.
Le soldat se soumet aux plus dures privations ; il veille et combat et donne son sang pour ce qu'il appelle la gloire,
La liberté est la gloire des peuples.
S'il est un peuple qui estime moins la justice et la liberté que le laboureur sa moisson, l'artisan un peu de pain, le marchand ses richesses, le matelot le repos et le soldat la gloire, élevez autour de ce peuple une haute muraille, afin que son haleine n'infecte pas le reste de la terre."
Cette forme dialoguée était abstraite et monotone, mais elle était en même temps si éloquente qu'elle produisait sur la foule une puissante impression. Lamennais exprimait ses idées révolutionnaires dans une prose qui s'élevait presque jusqu'à la poésie la plus pure.
Hugo alla plus loin encore. On se rend bien compte, quand on lit les poésies qu'il composa vers 1840, que son oreille poétique entendait les grondements souterrains de la révolution qui s'approchait et qu'il la pressentait. Dans l'introduction des "Feuilles d'automne" il s'élève contre l'Angleterre qui a transformé l'Irlande en cimetière, contre les princes qui ont fait de l'Italie un bagne de forçats, contre le czar qui peuple la Sibérie de Polonais et, faisant allusion au saint-simonisme, il parle déjà des vieilles religions qui se transforment et des nouvelles qui surgissent "bégayant des formules mauvaises d'un côté, bonnes de l'autre." A partir de cette époque, il se montre dans toutes ses oeuvres le champion de la liberté des peuples, de la démocratie et de l'humanité. Il avait commencé, comme poète dramatique, par une simple révolution dans la forme artistique. Bientôt, ainsi que
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Voltaire l'avait fait pour ses tragédies, il fit du drame une tribune d'où il répandit ses idées. "Le Roi s'amuse" est dirigée contre l'absolutisme d'un libertin couronné, François I^^". "Angelo", dont la préface est tout à fait dans l'esprit saint-simonien, oppose la femme mise en dehors de la société à la femme respectée par la société, donne à l'actrice nomade des vertus que n'ont pas les dames du grand monde et l'idéalise tout comme cellesci. "Euy-Blas", c'est, sous forme de symbole, l'avènement au trône des classes inférieures. Dans "Les Précieuses Ridicules" de Molière le valet est encore traité comme un animal ou une chose; immédiatement avant la Révolution "Scapin" est devenu "Figaro", dans "Ruy Blas" il a saisi les rênes du gouvernement. Tout en n'étant pas insensible aux défauts des drames de Hugo , on sent néanmoins passer en eux le souffle rafraîchissant des grandes idées.
Hugo était naturellement si dogmatique qu'il transformait en un système de doctrines toutes les pensées qu'il accueillait successivement, par conséquent aussi les idées humanitaires. Dès sa jeunesse, il combattit la peine de mort au nom de l'humanité dans "Le dernier Jour d'un Condamné" et "Claude Gueux", en outre dans un grand nombre de lettres adressées aux rois de France et aux tribunaux étrangers. Si les opinions sur l'abolition de la peine de mort, quand il s'agit de meurtriers vulgaires, sont très partagées, les efforts que fit Hugo cependant pour sauver la vie des criminels politiques doivent lui concilier la sympathie générale. Il a réussi personnellement à sauver plus d'une vie humaine. Je rappelle l'histoire la plus connue, celle du plus noble révolutionnaire du temps, Armand Barbes, échappant à l'échafaud grâce à quatre vers touchants que Hugo fit parvenir à Louis- Philippe. Une action semblable nous dédommage de tout le pathos déclamatoire et doctrinaire du poète.
L'expression la plus belle et la seule juste que le plus grand poète lyrique de la France ait donné à sa pensée, il faut naturellement la chercher dans ses poésies lyriques.
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Tous les drames de la première période de sa vie et tous les romans de la seconde (dont nous n'avons pas à nous occuper ici) ne sont rien en comparaison des poésies immortelles de 1830 à 1840 réunies sous le titre de "Contemplations". Là, sa foi au progrès de l'humanité, ses sentiments religieux ont trouvé véritablement l'expression qui leur convenait. Il pouvait écrire avec raison: ,, Marquis, depuis vingt ans je n'ai comme aujourd'hui Qu'une idée en esprit: servir la cause humaine La vie est une cour d'assises; on amène Les faibles à la barre accouplés aux pervers. J'ai dans le livre, avec le drame, en prose, en vers, Plaidé pour les petits et pour les misérables. Suppliant les heureux et les inexorables; J'ai réhabilité le bouffon, l'histrion, Tous les dammés humains, Triboulet, Marion, Le laquais, le forçat et la prostituée
J'ai réclamé des droits pour la femme et l'enfant J'ai tâché d'éclairer l'homme en le réchauffant J'allais criant : science ! écriture ! parole ! Je voulais résorber le bagne dans l'école.
Le passé ne veut pas s'en aller, il revient Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend, retient, use à tout ressaisir ses ongles noirs, fait rage; Il gonfle son vieux flot, souffle son vieil orage. Vomit sa vieille nuit, crie: à bas! crie: à mort! Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord. L'avenir souriant lui dit: Passe, bonhomme."
On n'en resta point là; la révolution de 1848 passa comme un orage sur l'Europe en purifiant tout; 1848 fut l'année du grand bouleversement, de l'affranchissement du peuple, des luttes héroïques et aussi hélas ! des utopies romantiques. Des poètes et des exaltés avaient remplacé au pouvoir les hommes d'Etat. La France n'était plus gouvernée par des idées politiques, mais par des idées
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saintsimonieiines, iiéo-clirétiennes et poétiques. Quelle signification ne i)ren(l ]n\H à nos 3'eux l'un des premiers actes (lu gouvernement ])rovisoire, la proclamation qu'il fit de l'abolition de l'esclavage, sur la proposition de Lamartine? Tout le courant romantique français vient ainsi se déverser dans la révolution de 1848.
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