La plus grande oeuvre d'ensemble de Sainte-Beuve est "Port-Koyal" (1849 — 1850). C'est une oeuvre unique en son genre. Désirant s'écarter de la voie commune et né avec un penchant à la religiosité, Sainte-Beuve fit de l'histoire du jansénisme en France l'objet principal de ses études. Le jansénisme avait été une forme de religiosité exaltée et ardente qui, bien qu'issue du catholicisme, frisait l'hérésie par l'amour sincère de la vérité qui l'animait et qui, en même temps séduisait la raison par le principe de liberté déposé en elle et par l'héroïsme avec lequel elle avait bravé les persécutions et les violences. Dans le "Port-Boyal" de Sainte-Beuve, le jansénisme a pour principal représentant Pascal, cette grande âme souffrante qui rappelle un autre réformateur
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vigoureux et enthousiaste Luther, plus heureux que lui, un siècle auparavant, dans sa lutte contre Rome.
Sainte-Beuve réunissait en lui toutes les conditions nécessaires pour écrire l'histoire du jansénisme. 11 n'était pas croyant, mais l'avait été ou croyait l'avoir été. Il est bien difficile de comprendre et de juger impartialement les idées que l'on n'a jamais eues. Il est facile au contraire de comprendre des idées qu'on a partagées un jour mais dont on s'est affranchi. Pour se rendre compte à quel point Sainte-Beuve est familiarisé avec les idées et les sentiments du moyen-âge, à quel point il comprend ces luttes contre la nature, ce désir de fuir le monde, ces sermons et ces livres de piété, ces coeurs qui battent au fond des cloîtres sous la robe de bure, avec leurs espérances et leurs aspirations, leurs extases et leurs saintes ivresses, il suffit de lire seulement les deux premiers volumes de "Port-Royal" jusqu'à Pascal où la tâche devient plus facile parce qu'il s'agit d'une physionomie plus grande et plus connue, il suffit d'admirer ces deux magnifiques portraits que Sainte-Beuve trace de saint François de Sales et de Saint-Cyran et qu'au moyen de leurs lettres, de leurs sermons comme des traditions orales, il peint si bien au naturel qu'on se figure être leur contemporain. On sent partout dans Sainte-Beuve le romancier, mais un romancier qui ne se sert de son imagination que pour peindre, jamais pour inventer. Que de scènes touchantes, qui se jouent parmi ces nonnes douces et innocentes comme des colombes, sont ici repré- sentées comme dans un roman !
Le défaut principal de "Port-Royal" est que l'on y cherche en vain, dans les premières parties au moins, qui sont aussi les plus intéressantes, le grand style historique. Parfois l'ancien conteur amusant qu'était Sainte-Beuve reparaît et l'impression générale s'en trouve affaiblie. Port-Royal n'est pour lui qu'un point de départ d'où il entreprend de grandes excursions dans la littérature comme dans la vie. Le vieux cloître n'est à
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vrai dire que son château-fort cFoù il fait des sorties fréquentes. 11 recherche les comparaisons, indique les analogies souvent intéressantes, mais parfois aussi trop subtiles et juge en passant non seulement Corneille, Eacine, Molière, Voltaire et Vauvenargues, mais encore des auteurs modernes tels que Lamartine et George Sand. Dans les derniers volumes, où la peinture est plus sobre et plus historique, on regrette par contre tous ces épisodes charmants de la première partie et le sujet, traité pourtant avec amour, est trop éloigné de nous et en même temps trop circonscrit, pour exciter un intérêt général.
Plus encore qu'à " Port-Royal", cette oeuvre soi-disant capitale, Sainte-Beuve doit sa célébrité à cette longue série des " Causeries du Lundi" et des "Nouveaux Lundis" qui contiennent toutes sortes d'articles du temps de son activité la plus féconde, et où il atteint toute la perfection possible. Ulbach écrivait à la mort de l'auteur: "Je ne sais pas ce que le temps conservera des oeuvres dont nous sommes aujourd'hui si fiers. Quelques vers de Lamartine et de Hugo, quelques romans de Balzac? Ce qui est certain, c'est qu'on ne pourra pas écrire l'histoire de notre époque sans lire Sainte-Beuve depuis le commencement jusqu'à la fin."
Il y a dans le style de Sainte-Beuve deux manières*).
Dans sa jeunesse, en étudiant le XVP siècle auquel il emprunta différents termes comme les autres romantiques, il fut amené à raffiner son expression au point qu'il s'exposa à une juste critique qui ne fut cependant
*) Il dit lui-même: "J'avais une manière: je m'e'tais fait à écrire dans un certain tour, à caresser et à raffiner ma pensée; je m'y complaisais. La Ne'cessitë, cette grande muse, m'a force' brusquement d'en changer: cette Nécessité qui, dans les grands moments, fait que le muet parle et que le bègue articule, m'a forcé, en un instant, d'en venir à une expression nett'e, claire, rapide, de parler à tout le monde et la langue de tout le monde: je l'en remercie". (Portraits littéraires).
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ni aussi grossière ni aussi violente que celle que Balzac avait dû subir en son temps.
Toutefois ce raffinement exagéré du style prit fin quand Sainte-Beuve se fit journaliste. Littré dit très justement: "Après qu'il se fut engagé à livrer chaque semaine un feuilleton, Sainte-Beuve n'eut plus le temps de gâter ses articles." Il est difficile de caractériser son style aussi tranchant que souple. Ce style ne frappe point au premier abord, et un lecteur étranger qui ne sait pas très bien le français ne le découvrira pas. Les phrases se suivent régulièrement comme un bataillon de zouaves en marche. Jamais un passage pathétique, jamais une exclamation. C'est un fleuve qui roule ses eaux avec lenteur et majesté. Mais la noblesse de cette langue n'échappera pas au lecteur attentif. Le ton n'est jamais impérieux, mais calme et quelque peu sceptique. J'en veux donner quelques exemples au hasard. "Qu'estce donc qui domine chez lui, dit-il en parlant d'un écrivain ? La base est-elle solide ou chancelante? Vous dites chancelante. Mais n'y a-t-il pas sous ce sol même une autre base plus chancelante encore?" De combien de personnes ne peut-on pas en dire autant, mais aussi combien peu de psychologues savent poser la question avec une telle finesse et une telle netteté ! Ce qu'on a appelé la bizarrerie de son style, ce n'est que le caractère frappant et surprenant de ses images, mais il faut ajouter que celles-ci sont toujours aussi justes que surprenantes. Il parle par exemple d'un grand prédicateur du XVP siècle, si rude dans son langage et d'une telle sévérité que ses contemporains l'appelaient "le buisson épineux" Il rapporte de lui un trait de noble indignation et ajoute.: On l'a appelé "le buisson épineux" mais on peut ajouter aussi qu'il était parfois un buisson ardent.
Veut-on savoir comment ce style si souple peut se plier à la raillerie et à la satire? Sainte-Beuve parle un jour de la langue de Xisard, son ancien rival dans le domaine de la critique littéraire, et il glisse cette
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remarque: "un académicien l'a trouvé puissant, plusieurs savants le trouvent gracieux," Il dit de Oousin que "c'est un lièvre au regard d'aigle." Pour avoir une idée de la manière dont il sait caractériser un personnage en quelques traits, il faut lire ce qu'il écrit de Musset: "Musset ne cherche point l'effet en accumulant les couleurs, mais en dorant la réalité comme des premiers rayons du soleil et en lui donnant une beauté divine qui la transfigure." Veut -on enfin avoir un exemple de ce style toujours calme dans Findignation, qu'on lise le passage suivant qui peint en même temps très bien l'auteur. L'Académie, dans une de ses séances, avait refusé à un ouvrage philosophique le prix qui lui avait été décerné par la Commission, parce que l'idée fondamentale était contraire à la philosophie éclectique régnante. Sainte- Beuve écrit à ce sujet: "Oui, il existe réellement un petit nombre de philosophes modestes et silencieux qui ne sont occupés qu'à chercher consciencieusement la vérité, attentifs à respecter les lois du monde, à tendre l'oreille partout où l'âme et les pensées du monde se manifestent à eux; stoïciens au fond du coeur, qui ne visent qu'à faire le bien sans espoir d'une récompense future, contents de se sentir en accord avec eux-mêmes et les lois du monde. Convient-il, je le demande, de flétrir ces hommes d'un nom odieux, de les tenir à distance ou de les souffrir tout au plus comme des gens qu'on a convaincus d'erreur ou de quelque faute? Ne se sont-ils pas encore conquis une place parmi nous, n'ont-ils pas, ô nobles éclectiques, dont le monde connaît le parfait désintéressement et la grandeur d'àmo devant Dieu, n'ont-ils pas droit, dis-je, en raison de la pureté de leur doctrine et de leur sincérité, d'être traités comme vous? C'est là un grand progrès à réaliser et bien digne de notre XIX*^ siècle que je désirerais voir encore."
Sainte-Beuve transforma complètement la critique. Il lui donna d'abord une base sûre, je veux dire une base historique et scientifique. L'ancienne critique soi-
disant pliiloso])liiqiie jugeait les oeuvres littéraires comme si elles étaient tombées des nues, sans tenir aucun compte de ceux qui les ont produites, et les rangeait dans l'une ou l'autre division de l'art et de l'histoire. Sainte- Beuve remonta de l'oeuvre à sa source. Il sut découvrir l'homme sous la lettre morte. Il apprit à ses contemporains et à la postérité qu'il est impossible de comprendre une oeuvre si l'on ne se représente pas l'état d'âme d'où elle est sortie et si l'on ne fait pas revivre sous ses yeux l'homme qui l'a créée C'est à cette condition seulement que la critique sort de l'abstraction et devient vivante.
Le trait dominant du caractère de Sainte-Beuve, c'est la curiosité scientifique; c'est elle qui dirigea sa vie, bien avant même qu'il se fût affranchi entièrement dans la critique. On ne la remarqua guère tout d'abord chez lui, car il commença par louer ses contemporains Chateaubriand, Lamartine, Hugo, de Vigny et d'autres avec un enthousiasme qu'il fut bientôt obligé de modérer. De même que Gautier, il passa donc de l'admiration à la critique. Mais, chez lui, l'admiration elle-même procédait de son sens critique. Il était encore trop près des hommes qu'il jugeait, et sa curiosité voulait pourtant les connaître. Il pressentait, avant d'en avoir une idée claire, toute la distance qu'il y a des livres à la vie, et il ne se demandait pas ce qu'un écrivain voulait être, mais ce qu'il était réellement. Ainsi son esprit d'investigation et sa largeur de vue comme psychologue le poussèrent inconsciemment à tout voir par lui-même, jusqu'aux détails les plus cachés et les plus minutieux, parce qu'il croyait que ce désir de remonter à la source des idées était causé par Tenthousiasme qu'on éprouvait pour elles. Mais, dans ces conditions, un critique se trouve toujours dans un grand embarras: il ne connaît la vérité que des vivants et il ne doit la dire que des morts. Or, quand la mort d'un écrivain modifie entièrement le jugement d'un critique, il y a assurément pour nous quelque chose de choquant. C'est pourtant ce qui se produisit à la mort de Chateaubriand que Sainte-
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Beuve avait autrefois encensé. On sent encore sous quelle pression il écrivit son premier article sur lui, comment la piété, la sympathie et des considérations de toutes sortes, la crainte d'exciter le courroux de certains beaux yeux, de blesser une dame aussi aimable que Madame Kécamier, l'a empêché de toucher à son idole. Dans son ouvrage plus important (Chateaubriand et son groupe littéraire) et dans d'autres articles postérieurs, Sainte-Beuve, en revanche, prend plaisir à arracher les masques et il le fait avec une véritable passion. Cependant , après que son talent eut atteint toute sa maturité, il trouva le juste milieu qu'il devait observer et, dès lors, ne chercha plus à tout expliquer par des motifs nobles ou bas. Par suite de ses nombreuses relations, du continuel développement de son sens critique, de sa délicatesse toute française, de son tact aiguisé en tous sens par le raffinement de la vie parisienne, il finit par connaître à fond la nature humaine et par conséquent par se garder de l'admiration irréfiéchie comme du dénigrement systématique. Dans ses meilleurs ouvrages on peut le comparer à Goethe pour l'universalité, et on est parfois tenté de lui donner le nom de "sage" qui s'applique à si peu de critiques.
Sainte-Beuve se laisse très rarement influencer par les idées régnantes; il étudie les origines, l'état de santé, toutes les conditions au milieu desquelles un écrivain s'est développé, il recueille tous les aveux qui lui ont échappé en les confirmant par d'autres témoignages et le peint ainsi dans le négligé où il l'a surpris, aussi bien que dans ses moments nobles ou sublimes. Avec le don merveilleux qu'il possède de "trouver une aiguille dans une botte de foin" il pénètre dans les replis les plus cachés du coeur. Il réussit de cette manière à esquisser un portrait fidèle ou plutôt une série de portraits fidèles qui semblent souvent dissemblables. Car, si grand que soit le talent de Sainte- Beuve, il n'a pourtant pas su triompher plus qu'un autre de la grosse difficulté qui tient à la nature môme de la critique littéraire et qui vient do ce que Ton
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subit toujours Tinfluence de sentiments personnels qui rendent impossible un jugement purement objectif, qu'on se développe constamment et que l'on modifie par conséquent son point de vue toutes les fois qu'on relit une oeuvre quelconque, comme doit le faire tout critique consciencieux. Il est encore bien plus difficile de juger tout à fait objectivement quand il ne s'agit plus d'une seule oeuvre, mais d'un écrivain qui a exercé son talent dans plusieurs domaines, quand il s'agit surtout de toute une école.
Un édifice que l'on a vu une seule fois se fixe aussitôt définitivement dans la mémoire; une maison au contraire que l'on a habitée, dont on connaît tous les coins et recoins et que l'on a vue sous différents aspects ne laisse pas ordinairement une image unique. Sainte-Beuve pare à cette difficulté en présentant au lecteur toujours d'autres portraits et d'autres jugements et en lui laissant le soin de conclure. Il prend avec raison comme devise cette réflexion de Sénac de Meilban: "Nous sommes mobiles et nous jugeons des êtres mobiles". Il a compris mieux qu'aucun autre la dernière partie de cette devise. Il change de ton et même de méthode toutes les fois qu'il change de sujet, et son esprit souple est capable de suivre les moindres mouvements de l'âme.*) Sa manière est donc aussi variée que le sujet qu'il traite; il mêle constamment la biographie et la critique, introduit dans ses phrases
*) Les deux pïirases suivantes de "Port-Royal" sont caractéristiques à ce point de vue; dans la première il renonce franchement à nous donner une impression d'unité dans son portrait de Saint-Cyran: dans la seconde on le voit soucieux de représenter tous les côtés de l'âme humaine : "C'est le M. de Saint-Cyran tout à fait définitif et mûr que j'envisage désormais, c'est de lui qu'est vrai ce qui va suivre; si quelque chose dans ce qui précède ne cadre plus, qu'on le rejette, comme en avançant il l'a rejeté lui-même."
— "Certes, on peut tailler dans M. de Saint Cyran un calviniste, mais c'est à condition d'en retrancher mainte partie vitale."
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autant de parenthèses restrictives que possible, se plaît il employer des termes d'art qui évoquent toute une série de souvenirs et des expressions générales suggestives. Il se meut dans le domaine obscur de la biographie avec la sûreté d'un plongeur pour qui la végétation aquatique n'a plus de mystère; mais, pour diverses raisons, il n'exprime ce qu'il a vu que d'une manière vague et indéterminée. Quand il parle de vivants, il lui est interdit de toucher à leur vie privée; les morts eux-mêmes ont en général des descendants ou des parents que la vérité trop brutale peut blesser. Sainte-Beuve se contente donc souvent d'indiquer seulement qu'il sait bien des choses dont il lui est défendu de parler.
Avec les années sa phychologie devint plus audacieuse et plus physiologique*)- Qu'on l'entende défendre luimême sa méthode. Il écrit le 9 mai 1863 à un critique (Ernest Bersot) qui lui a reproché certains jugements négatifs: "L'art, et surtout l'art moral, est difficile à manier, et il ne vaut que ce que vaut l'artiste. Après cela, n'est-il pas nécessaire de rompre avec ce faux convenu, avec ce cant qui fait qu'on juge un écrivain, non seulement sur ses intentions mais sur ses prétentions? Il était temps que cela finît. Quoi! je ne verrai de M. de Fontanes que le grand maître poli, noble, élégant, fourré, religieux et non l'homme vif, impétueux, brusque et sensuel qu'il était? . . . Voilà trente-cinq ans et plus que je vis devant Villemain, si grand talent, si bel esprit, si déployé et pavoisé en sentiments généreux, libéraux, philanthropiques, chrétiens, civilisateurs etc. et l'âme la plus sordide, le plus méchant singe qui existe ! Que fautil faire en définitive ? . . . Faut-il être dupe et duper les autres ? Les gens de lettres, les historiens et les prêcheurs moralistes ne sont-ils donc que des comédiens qu'on n'a
*) Ce que j'ai voiihi en critique, dit-il, c'a été' d'y introduire de la poe'sie à la fois et quelque physiologie". Il s'apjielle lui-même un "naturaliste des esprits".
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pas le droit de prendre en dehors du rôle qu'ils se sont arrangé et défini? Ou bien est-il permis, le sujet bien connu, de venir hardiment, bien que discrètement, glisser le scalpel et indiquer le défaut de la cuirasse? de montrer les points de suture entre le talent et l'âme, de louer l'un, mais de marquer aussi le défaut de l'autre qui se ressent jusque dans le talent même et dans l'effet qu'il produit à la longue? La littérature y perdra-t-elle ? C'est possible: la science morale y gagnera,"
Le premier point à noter est donc celui-ci : la critique, chez Sainte-Beuve, a une base solide et quitte le domaine de l'abstraction. Le second point est qu'elle ne se borne pas à analyser, mais qu'elle résume aussi autant qu'elle en est capable. Cette critique donne en quelque sorte aux oeuvres un organisme, elle n'en fait pas un amas de galets mais un édifice. Elle ne détruit pas la machine de l'àme, elle nous en montre le fonctionnement et la composition. Ainsi l'histoire littéraire qui jusque-là avait été subordonnée à l'histoire proprement dite en est devenue avec Sainte- Beuve une branche principale, la branche la plus vivante, la plus féconde et la plus intéressante. J'ai dit plus haut que la critique n'avait pas rendu Sainte-Beuve inaccessible à la poésie. Je puis maintenant ajouter et prouver que cette même critique, telle qu'il l'exerça vers la fin de sa vie, a un rapport très étroit avec la poésie moderne. Pendant que la critique en effet se faisait synthétique, la poésie s'engageait dans la même voie en raison de l'invasion continue de la science naturelle dans la psychologie. Au commencement du siècle, c'est l'imagination et le don d'invention qui avaient fait le poète et le romancier; ceux-ci se sentaient donc aussi bien à l'aise dans le monde surnaturel que dans le monde réel. Parmi la génération de 1830, des hommes comme Nodier . et Dumas représentent , chacun à leur manière , cette théorie; mais, à mesure que le romani isme comprend et étudie davantage la réalité, l'imagination devient de moins en moins hardie. Elle cherche autant à comprendre qu'à
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inventer et se rapproche en cela de la critique. Le roman devient psychologique. L'atmosphère intellectuelle d'une époque constitue le point de départ du romancier comme du critique. Pour le romancier il s'agit de peindre et d'expliquer les actes d'un homme, pour le critique il s'agit d'expliquer une oeuvre littéraire ; mais l'action qui fait le sujet d'un roman et l'oeuvre que juge le critique nous apparaissent également comme le produit nécessaire d'un concours de circonstances. La différence essentielle entre le romancier et le critique est que le premier laisse agir ses personnages, peints pourtant en général d'après la réalité, comme le permettent les conditions dans lesquelles il les place, tandis qu'un critique s'en tient à des oeuvres achevées et que son imagination se borne à reconstruire l'état d'âme qui les a produites. Il conclut de l'oeuvre qu'il observe au caractère qui s'y révèle. La critique, c'est-à-dire le don de substituer la sympathie universelle à l'étroi- tesse originelle du Moi, est devenue une qualité principale chez tous les grands écrivains de notre siècle. M. Emile Montégut l'a comprise ainsi: "La critique, écrit-il, est la dixième Muse ; elle fut l'amie secrète de Goethe et fit de lui vingt poètes différents. Quel est le fondement de la littérature allemande, sinon la critique ? Que sont les poètes anglais de nos jours, sinon des critiques accessibles à la passion? Qu'était-ce que le noble Léopardi, sinon un critique flamboyant? De tous les poètes modernes, Byron et Lamartine seuls n'ont point été des critiques, et ils y ont perdu la variété'"'.
Si l'on donne à la critique son sens exact qui est beaucoup plus large, si on l'interprète comme le don de juger tout ce qui est, la restriction de M. Montégut n'a plus de raison d'être, car, sous cette forme, elle a inspiré également les grands lyriques de notre époque, Hugo comme Byron, George Sand comme Lamartine. Du moment que la poésie lyrique romantique s'ouvre à la vie et aux idées de notre temps, la critique devient le principe qui l'anime. Elle a inspiré "Les Châtiments" de Hugo et le
Brandes, l'école romantique en France. 21
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"Don Juan" de Bj^'on. La critique montre à l'esprit humain la voie qu'elle lui prépare et qu'elle éclaire; elle perce et trace de nouveaux sentiers; elle transporte les montagnes, ces montagnes qu'on appelle les croyances à des autorités surannées, les préjugés, les traditions.
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