L'école romantique en France (1902)

Chapitre XXX. Sainte-Beuve.

La critique fut le véritable domaine de Sainte-Beuve; mais si elle le détourna de faire des vers, elle ne le rendit point pour cela insensible à la poésie. Celle-ci resta toujours au contraire comme la source souterraine qui communiqua la fraîcheur à ses travaux les plus arides et les plus sévères.

Il est intéressant d'observer par quel détour le premier grand critique des temps modernes arriva à prendre conscience de sa vocation. Lorsque la révolution de juillet eut dissous le groupe romantique, Sainte-Beuve jouissait d'une telle faveur près des têtes dirigeantes de la Kestauration qu'il devait être nommé secrétaire d'ambassade de Lamartine et accompagner le poète jusqu'en Grèce. L'idée d'accepter des puissants du jour une situation si enviée pour un jeune écrivain lui semblait toute naturelle. Pourtant il ressentait malgré lui, au fond du coeur, une certaine animosité contre le nouveau gouvernement qui comblait

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de ses libéralités tous ses amis et, par suite de ses inclinations démocratiques, (il retrancha de son nom la particule "de" qu'il avait héritée de son père) il se fit en quelque sorte le héraut du philosophe socialiste Pierre Leroux et collabora au "Globe" quand celui-ci eut passé entre les mains des saintsimoniens et fut devenu leur organe avec la devise: "à chacun selon sa vocation, à chaque vocation selon ses oeuvres". Il était, comme Heine, enthousiaste du Père Enfantin, et dans un article de l'année 1831, il prisait bien plus les écrits religieux de Saint-Simon que "l'éducation du genre humain" de Lessing. A peine s'était-il séparé de la "famille" saint-simonienne après sa dissolution (1832) qu'il se rapprocha d'Armand Carrel, le chef littéraire du parti républicain. Bien que dans l'article qu'il a consacré à Carrel en 1842, il ait voilé le véritable caractère de leurs relations, il est certain cependant qu'il écrivit pendant trois ans au "National" sur la politique comme sur la littérature. Il fut reçu parmi les républicains, comine il l'avait été déjà parmi les saint-simoniens, les romantiques et les royalistes, et apprit à les connaître à leur tour. En même temps, son ami Ampère l'introduisit à "L'Abbaye des Bois" où trônait encore la vieille Madame Récamier et où Chateaubriand était regardé comme un dieu, un article sur Ballanche qui semblait trahir des sympathies légitimistes ayant amené une rupture entre Carrel et Sainte-Beuve, celui-ci se rapprocha davantage de Lamennais, qui, le premier, avait cherché à l'attirer à lui, et il devint bientôt son confident et son conseiller. Ce qu'il aimait surtout en Lamennais, c'était le zèle démocratique qui le consumait, c'était aussi cette pensée fondamentale que, pour arrêter les flots toujours croissants de la démocratie, il fallait opposer au principe démocratique si puissant et en un certain sens si juste, un principe plus puissant encore, le principe religieux, seul capable de s'imposer au peuple comme aux rois avec la même autorité. Quand Lamennais se sépara définitivement de Rome, Sainte-Beuve en ressentit une

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telle secousse que, plus tard, il lui fit un reproche de sa détection: un homme, disait-il, qui aurait voulu soumettre les esprits à la discipline de l'Eglise n'a pas le droit de se présenter comme un démagogue hostile au pape.

La période la plus douloureuse de la vie de Sainte- Beuve fut celle comprise entre les années 1834 — 1837. Dans cette dernière année ses relations avec Madame Hugo prirent fin si subitement que les liens qui l'attachaient mi groupe romantique en furent brisés et que toute trace de religiosité disparut chez lui. Il se réfugia à Lausanne où il fit en 1837 et en 1838 des conférences qu'il recueillit plus tard pour en former son "Port-Koyal". Il avait déjà précédemment esquissé le plan de cet ouvrage et l'avait même commencé, mais, parlant à des auditeurs protestants «t croyants, il dut jusqu'à un certain point changer de ton. D'ailleurs il fréquenta à Lausanne un des quelques hommes éminents qu'il respecta jusqu'à sa mort, le pasteur Vinet. Vinet lui plut par sa piété sincère et sévère non moins que par son talent de critique. Avec son esprit toujours ouvert à la théologie, il goûta fort le christianisme intérieur du pasteur de Lausanne qui se figura l'avoir converti en le voyant si attentif à ses paroles. Pourtant Sainte-Beuve quitta Lausanne tout à fait incrédule pour aller en Italie. De là il revint à Paris pour se consacrer plus sérieusement <\ne jamais à la critique. Au lieu de continuer à faire de la critique une polémique, comme il avait commencé, il se contenta d'expliquer impartialement les hommes et les oeuvres. Il devint bientôt un juge souverain en litté- rature, un homme du monde influent, reçu dans tous les salons aristocratiques. On le regardait comme un écrivain indépendant sans doute, mais calme et digne. En politique il appartenait à l'aile droite du centre droit. Il devint un des principaux collaborateurs de la Bévue des Deux Mondes. Une dame avec qui il se lia bientôt d'une étroite amitié assura sa situation dans le grand monde, je veux parler de Madame d'Arbou ville, auteur de quelques jolies Nouvelles mélancoliques, veuve du général du même nom et nièce

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du premier ministre, le comte Mole. Sainte-Beuve passait en hiver une gründe partie de son temps chez elle ou chez ses amis, en été il la suivait à la campagne chez ses parents. Il devint ainsi l'ami et le conseiller littéraire du comte Mole, un homme d'une haute culture qui appartenait encore à l'école classique; à l'occasion, il le défendit contre ses anciens alliés, les romantiques, lorsque ceux-ci manquaient de goût et de tact dans leurs critiques*). Il fut reçu à l'Académie française en 1844, sans avoir jamais vu sa candidature repoussée, parce qu'alors il avait pour lui tous les salons classiques et monarchistes. La spirituelle Madame de Girardin qui était son adversaire l'attaqua violemment à ce sujet dans les "Lettres parisiennes IV. 179". Ce qui ajouta encore au côté piquant de l'entré© de Sainte-Beuve à l'Académie fut que Hugo, qui ne s'en était vu ouvrir les portes qu'après avoir été trois fois repoussé, fit le discours de réception.

Pourtant Sainte-Beuve ne se crut pas plus attaché au nouveau groupe qu'à celui auquel il avait appartenu dans sa jeunesse. Quand la révolution de 1848 eut dispersé ses amis et que les républicains eurent lancé contre lui une odieuse accusation, il se sentit plus isolé que jamais**). Il quitta une seconde fois la France pour quelque temps et fit à Liège des conférences qu'il réunit et publia par la suite sous le titre de "Chateaubriand et son groupe- littéraire". Le ton et le sujet de ces conférences qui trahissent une amère déception étaient peu faits pour plaire au parti catholique et monarchique.

Madame d'Arbouville mourut en 1850; sa mort brisait à jamais les liens qui attachaient encore Sainte-

*) Voir l'article de Sainte-Beuve sur la re'ception de- Vigny à l'Académie et la lettre, publiée par lui-même, qu'il reçut à cette occasion de Madame Hugo.

**) On l'accusa de s'être laissé corrompre pour cent fx-ancs par le gouvernement de juillet: mais il fut prouvé que cette somme avait été consacrée à l'achat d'un poêle pour la biblio- thèque Mazarine où Sainte-Beuve était bibliothécaire.

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Beuve aux anciens partis. Le penchant démocratique et socialiste qui l'avait rapproché un instant des saintsimoniens et de Carrel fit de lui à cette époque un partisan du second Empire. Pas plus qu'aucun autre de ses contemporains en effet (à l'exception toutefois d'Auguste Barbier célèbre quelque temps, mais poète sans valeur) Sainte-Beuve n'avait su se soustraire à l'enthousiasme général pour Napoléon ; il considérait l'empire comme une sorte de gouvernement issu du peuple et dirigé contre la tyrannie du règne de l'argent, et dans l'article bien connu et souvent discuté "Les Regrets" il ne se contentait pas de se déclarer partisan de Napoléon III, il traitait encore les orléanistes et les légitimistes avec un dédain qui témoignait chez lui d'un étrange oubli. Il écrivit au "Constitutionnel" puis, pendant quelque temps, au "Moniteur officiel", puis de nouveau au "Constitutionnel et enfin dans la dernière année de sa vie dans le journal d'opposition "Le Temps". Il était évidemment tout à fait sincère dans ses changements d'opinion, et surtout il ne se laissa jamais guider dans sa conduite par des considérations mesquines d'intérêt. Nous devons plutôt croire qu'il se soumit involontairement à toutes sortes d'influences pour pouvoir juger plus tard avec d'autant plus d'impartialité. Il n'eut avec l'empereur lui-même que peu de rapports. Il fit partie de "la gauche de l'empire" et jouit de l'amitié de la princesse Mathilde et du prince Napoléon. Il sut même noblement profiter de ses relations avec la princesse pour des oeuvres discrètes de bienfaisance. C'est seulement dans cette dernière période de sa vie qu'il put développer entièrement son talent. Un poète non doué de l'esprit critique s'affaiblit ordinairement avec le temps, un critique au contraire a quelque chance de mûrir de plus en plus son talent, et Sainte-Beuve en effet se perfectionne d'année en année. Sa franchise avait égalé dès le début sa puissance de travail, mais il avait dû parfois l'atténuer; avec les années il devint toujours plus hardi pendant que sa faculté créatrice restait intacte. Il a écrit à peu près

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cinquante volumes où l'on peut relever à peine une inexactitude, jamais une ligne négligée; mais ce n'est que dans les dernières années qu'il eut le courage d'exprimer hautement les idées religieuses et philosophiques qu'il avait refoulées en lui depuis qu'il avait étudié le XVIII^ siècle. Parce qu'il ne comprit guère le talent si puissant de Balzac ni l'originalité de Beyle, il ne faut pas oublier avec quel courage il sut cependant se mettre à la tête de la jeune génération, voire même de jeunes écrivains comme Flaubert et les frères de Goncourt qu'il ne comprit pas davantage. Il ne faut pas oublier non plus qu'il refusa d'écrire un article sur la "Vie de César" de Napoléon et qu'au Sénat il osa seul se poser en adversaire résolu du cléricalisme.

En mars 1867 il défendit Renan et sa "Vie de Jésus". En juin de la même année, comme à la suite d'une plainte des philistins de Saint-Etienne, on voulait exclure des bibliothèques publiques tous les ouvrages qui déplaisaient au clergé (Voltaire, Rabelais etc.) il se leva seul dans le Sénat servilement soumis à l'Eglise pour défendre les droits de la science et l'honneur de la littérature française. A cette occasion les étudiants qui l'avaient sifflé en 1855, à cause de ses attaches avec le gouvernement impérial, lui envoyèrent une députation pour lui exprimer toute leur admiration. Les calomnies dont la presse cléricale le poursuivit, parce qu'en 1868 il avait offert un dîner à ses amis le jour du vendredi saint, le représentaient comme l'antéchrist et comme un second Voltaire, et quand, en mai 1868, rassemblant ses dernières forces, il parla au Sénat d'une voix déjà affaiblie, mais avec une audace inouïe en faveur de la liberté de la presse et contre le projet de loi sur les universités catholiques, son nom devint un signe de ralliement pour tous les amis de la libre- pensée. En janvier 1869 Sainte-Beuve rompit avec l'Empire. Après une maladie qui avait duré quatre ans et après de longues et terribles souffrances qu'il supporta avec une héroïque résignation, il mourut le 13 octobre 1869.

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Ouvert comme il Fêtait à toutes les manifestations de la vie, Sainte-Beuve nous offre dans sa carrière toute une série d'évolutions religieuses, littéraires et politiques. Mais cette école fut nécessaire pour celui qui était appelé à devenir le créateur de la critique moderne. Ce qu'il faut admirer avant tout chez lui, malgré ses variations de pensée, c'est son honnêteté. Dans les questions importantes les considérations personnelles, comme en témoignent ses ouvrages, n'avaient guère de pouvoir sur un homme d'une si entière franchise. Il en est de la vérité et de l'honnêteté, selon la remarque de Franklin, comme du feu et de la flamme qui ont un certain éclat naturel que le pinceau ne peut rendre.

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