L'école romantique en France (1902)

Chapitre XXIX. Sainte-Beuve.

Tandis que les travaux de critique littéraire de Gautier^ si étendus qu'ils fussent, sont aujourd'hui presque totalement oubliés, un de ses contemporains, poète comme lui, autant que critique, dont le nom est souvent accouplé au sien, doit au contraire toute sa gloire presque uniquement à son talent de critique. Sainte-Beuve s'éleva à un si haut rang dans le domaine de la critique littéraire qu'on remarqua à peine ses oeuvres historiques et poétiques. Comme poète, il se distingua simplement par la finesse et l'originalité; comme critique au contraire, il fit époque |293| en créant un nouveau genre littéraire. On peut dire, en effet, dans un certain sens, qu'il fut un plus grand ré- formateur dans la critique que les autres écrivains dans leur domaine respectif. Car, avant Victor Hugo il y avait eu déjà des poètes lyriques modernes, mais la critique moderne ne commence, rigoureusement parlant, qu'avec Sainte-Beuve. En tous cas, celui-ci a transformé la critique, comme Balzac le roman. Dans les dernières années de sa vie, il était devenu une autorité indiscutée; mais c'est seulement après sa mort qu'on l'apprécia à l'étranger. L'historien allemand, Karl Hillebrand, qui connaissait si bien la littérature française a dit de lui qu'il était le plus grand talent de son époque, et ce jugement paraîtra justifié si on ne regarde pas la critique comme un genre inférieur au drame ou à la poésie lyrique. La subordination des genres est une théorie ancienne. Nous pensons aujourd'hui que le genre littéraire dans lequel un écrivain excelle est pour lui le genre supérieur. S'il est une hiérarchie des esprits, il est fort douteux qu'il y en ait une aussi des genres, surtout quand un esprit créateur imprime à un genre déterminé le sceau de son génie. Ce qui est incontestable, c'est que parmi les écrivains de 1830, Sainte-Beuve est l'un des plus grands par sa raison, autant que par son jugement. Son mérite particulier fat de comprendre et d'expliquer un nombre prodigieux d'esprits différents du sien. Si pourtant je ne le mets pas au-dessus de tous les autres, c'est que je crois remarquer une lacune chez lui. Si pénétrant que fût son regard, il ne savait pas embrasser des tableaux d'ensemble, et on a vu rarement historien et pensenr si peu systé- matique. Cette absence de système pouvait être sans doute une qualité: elle lui permit de conserver jusqu'à la fin toute sa verdeur et d'évolutionner. En 1827 déjà, ses articles du "Globe" attiraient l'attention de Goethe et en 1869 encore, il était à la tête des jeunes savants et des jeunes artistes qui assuraient à la France une gloire européenne; dans sa dernière année, il était regardé par

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les écrivains les plus éminents comme le général naturel qui devait conduire la "jeune garde" à la victoire. Mais, d'un autre côté, l'incapacité de Sainte-Beuve à embrasser les ensembles est cause qu'il n'a laissé aucune grande oeuvre et que, de plus, il n'a pu s'élever jusqu'au grand style. Il excellait à voir partout les détails dans le perpétuel mouvement de la vie, et, en les retraçant avec sa plume, il atteignit une exactitude inconnue avant lui. Mais il ne savait pas dominer suffisamment ces détails et rechercher les causes profondes.

Comme critique, il ne peint que des individus et encore jamais sous toutes leurs faces (voyez, par exemple, les articles sur Talleyrand, Proudlion) mais tantôt à un point de vue, tantôt à un autre. Il cachait ses meilleures idées dans des développements accessoires ou dans des annotations, comme les paysans cachent leur argent dans tous les coins de leur maison ; il était incapable de fondre des figures vivantes.

Une autre conséquence de l'absence de système chez Sainte-Beuve est qu'il ne sacrifie jamais rien à la symétrie ou à la simplification, mais aussi qu'il ne produit jamais une forte impression d'unité. Ce qui est important et ce qui ne l'est pas occupe souvent chez lui la même place, comme on le voit dans les peintures japonaises où manque la perspective.

Charles Augustin de Sainte-Beuve naquit à Boulogne-sur-Mer le 23 décembre 1804. Son père, contrôleur principal des droits réunis, avait cinquante-deux ans et sa mère quarante ans quand ils se marièrent. Une année ne s'était point encore écoulée depuis leur mariage que le père mourut, deux mois avant la naissance de son fils. Il avait aimé passionnément les belles-lettres et surtout la poésie, ainsi que le prouvent les pensées et les remarques qu'il a écrites de sa main sur ses livres*) et que nous

*) On les trouve la plupart imprimées à la suite des lettres de Sainte-Beuve à l'abbé Barbe dans l'édition Morand.

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rencontrerons plus tard aussi sous la plume de Sainte-Beuve. Son fils hérita de lui son goût littéraire, comme il hérita (le sa mère l'amour, alors extraordinaire en France, de la poésie lyrique anglaise de Bowles, Crabbe, Cowper et principalement de Wordsworth et des autres lakists qu'il traduit et cite si souvent. C'est sa mère, anglaise d'origine, qui lui apprit l'anglais. Il semble que l'on puisse, sans trop se tromper, attribuer le trait grave et mélancolique de son caractère à l'âge avancé de ses parents non moins qu'à la douleur que ressentit sa mère, pendant qu'elle le portait encore dans son sein, de la maladie et de la mort de son mari.

Sainte-Beuve fut, dans son enfance, d'un caractère triste et timide. Vers l'âge de douze ans, sa mère avait éveillé en lui une piété maladive presque inquiétante; il était alors un enfant de choeur zélé et fervent. Mais cet accès de fièvre religieuse ne dura pas trop longtemps, bien qu'il laissât chez lui des traces ineiîaçables qui reparurent plus tard. Dans sa jeunesse il ne conserva pas seulement le respect du christianisme, mais encore une inclination aux rêveries religieuses. Cependant Tétude des philosophes du XVIIP siècle et des philosophes sensualistes contemporains: de Tracy, Dannou, Lamarck ne tarda pas à l'affranchir de la théologie. Quand il atteignit l'âge mûr, il était devenu un pur empirique et il resta tel toute sa vie malgré certains accès de religiosité. Sur les bancs du collège il s'était adonné principalement à l'histoire et à la philologie; plus tard, pour assurer son avenir en même temps que pour donner un contre-poids à sa culture purement littéraire, il se mit, malgré sa passion pour la littérature, à étudier la médecine. De 1823 à 1827, il s'occupa donc activement à la fois de littérature, de physiologie et d'anatomie. Il était pauvre, mais pas au point pourtant d'en souffrir; d'ailleurs il n'avait point été gâté par sa mère etil travaillait avec ardeur.

Le jeune étudiant en médecine n'était rien moins que joli; sa tête ronde était presque trop grosse pour son

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corps, il manquait d'élégance dans son maintien, ses cheveux étaient d'un blond fauve, il avait dans toute sa personne quelque chose de grossier et en même temps de délicat; mais ses yeux bleus pleins de feu et d'une extrême mobilité pétillaient d'intelligence; on y voyait comme le sourire d'une ironie supérieure, le rêve sensuel et poétique qui lui gagnait les coeurs. Dans sa vie d'étudiant, il ne connut du beau sexe que les grisettes du quartier latin. Doué d'un tempérament ardent et fougueux, il voulait la satisfaction immédiate, quitte à éprouver après de cruels remords de conscience. Sa puissante imagination portée à la rêverie et voilée d'une douce mélancolie l'inclinait naturellement au romantisme et au mysticisme. Peut-être avait-il sans le vouloir quelque chose de l'envie qu'éprouvent les hommes laids contre ceux qui n'ont qu'à se montrer pour se conquérir les coeurs, et pourtant il y avait aussi en lui un charme irrésistible.

Au commencement de l'année 1827 il écrivit pour le "Globe" deux articles sur les "Odes et Ballades" de Hugo et fut enrôlé dès lors, lui aussi, dans le camp romantique. Hugo voulut aller le remercier mais ne le rencontra pas chez lui. Sainte-Beuve, quelques jours plus tard, lui rendit sa visite et le trouva déjeunant avec sa femme. C'est ainsi qu'il fit la connaissance du jeune couple qui devait exercer sur lui, dans sa jeunesse, la plus grande influence.

Sainte-Beuve devint bientôt le critique attitré de l'école romantique. H s'agissait avant tout de montrer les liens qui rattachaient celle-ci à la littérature française du moyen-âge. Sainte-Beuve écrivit dans ce but le merveilleux "Tableau de la Poésie française au XVP siècle" (1827 — 1828) dont l'idée fondamentale était de rattacher, par-dessus les classiques, la génération de 1830 aux poètes de la Kenaissance si longtemps et si injustement dédaignés : Ronsard, du Bellay, Desportes, etc. On sait que Gautier avait écrit ses "Grotesques" sous la même inspiration

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Mais l'ouvrage de Sainte-Beuve est aussi sérieux et rempli de fines analyses que celui de Gautier est plastique et étrange. En 1829 parut le premier recueil des poésies lyriques de Sainte-Beuve: "Poésies de Joseph Delorme"; c'étaient des poésies originales et maniérées qui firent grande sensation. Sainte-Beuve présentait Joseph Delorme comme un jeune étudiant en médecine mort phtisique; mais, sous ce pseudonyme transparent, c'était lui-même et sa propre vie qu'il peignait. Joseph Delorme est un parent d'Obermann*) pauvre comme lui, comme lui aussi richement doué, compatissant, génial et méconnu. Mais ses sentiments sont plus intenses et plus profonds que ceux d'Obermann, car il est philosophe et il souffre de son incrédulité, il est idéaliste et il se livre aux grossières passions. C'est le jeune pessimiste de 1830 mais plus bourgeois, avec un désespoir moins tragique et plus conforme à la réalité que chez les autres poètes.

Au point de vue de la forme, les "poésies de Joseph Delorme" font revivre le sonnet (comme A. W. Schlegel) ainsi que tous les mètres et les rythmes de Eonsard et de Charles d'Orléans; mais elles sont surtout intéressantes par le réalisme qui déjà s'y révèle et qu'on peut attribuer à l'influence des lakists. En général, Sainte-Beuve reste exclusivement français par le choix hardi des sujets (voyez, par exemple, la poésie intitulée "Eose"). L'élément idéal est représenté dans ces poésies par l'enthousiasme de l'auteur pour le "Cénacle", car l'amitié chez Sainte-Beuve ne connaissait pas de bornes. Quelques-unes de ces poésies furent trouvées si maniérées qu'elles en semblèrent ridicules, comme celle qui a pour titre "Les Rayons jaunes"; dans d'autres on trouva de la platitude et Guizot disait que Joseph Delorme était "un jacobin, et un carabin", mais en définitive le livre eut le succès qu'il méritait.

Un second recueil de poésies ("Consolations" — mars 1830) marque avec le roman "Volupté" (1834) et les

*) Sur r"Obermann" de Sënancour, voir Brandes: Emigrantenlitteratur — 8e e'dit. p. 78.

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deux premiers volumes do "Port-Royal" la période sentimentale et religieuse de la vie de Sainte-Beuve. Les "Consolations" sont dédiées à Hugo, dont le nom revient toujours sous la plume de l'auteur, et sont l'expression d'une admiration presque hystérique, en même temps que d'un repentir chrétien. En réalité pourtant elles s'adressaient autant à la jeune femme de Hugo que Sainte-Beuve avait aimée dans sa jeunesse et à laquelle la première et quelques autres étaient tout spécialement consacrées. D'autres poésies formant "Le livre d'amour" que Sainte- Beuve fit imprimer mais non publier, lui furent inspirées plus manifestement par son amour pour Madame Hugo. Pons publia les plus importantes dans son livre indigne : ,, Sainte-Beuve et ses inconnues". La même inspiration se retrouve d'ailleurs au fond du roman "Volupté" où les relations d'Amaury avec le chef de parti politique de Couaën et avec sa femme nous font songer aux relations de Sainte-Beuve avec Hugo et sa famille. Sainte-Beuve lui-même et beaucoup d'autres après lui ont fait remarquer que tous les personnages plus ou moins catholiques de ses oeuvres ont été créés sous l'influence de Madame Hugo qui commença par être ardente catholique pour devenir à la fin libre-penseuse. On a prétendu que Sainte-Beuve, pour gagner tout à fait Madame Hugo, avait poussé si loin l'art de la séduction qu'il avait adopté sa manière de voir et de sentir. Je crois pour ma part que cette assertion est fausse et je suis convaincu que Sainte-Beuve s'est trompé lui-même en trompant les autres, quand plus tard il est revenu sur ses oeuvres de jeunesse. H écrit en effet dans une lettre de juillet 1863 adressée à Madame Hortense Allart de Méritens (Madame Saman): "J'ai fait un peu de mythologie chrétienne en mon temps ; elle s'est évaporée. C'était pour moi comme le cygne de Léda un moyen d'arriver aux belles et de filer un plus tendre amour. La jeunesse a du temps et se sert de tout". — Je goûte peu cette manière assez frivole d'expliquer un trait de son caractère qui tient tout simplement à

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ce qu'il n'eut pas dans sa jeunesse sa liberté d'esprit. Son penchant au catholicisme se trouva favorisé par la nouvelle direction où venait de s'engager la philosophie. On assistait alors en effet à la renaissance du spiritualisme dans la philosophie. Sainte-Beuve suivit les leçons que Jouffroy fit chez lui après que son cours eut été interdit en 1828, et il subit en outre comme tous les jeunes gens de son époque l'influence de Cousin. Cette philosophie le détacha, pour un temps au moins, du sensualisme. Beaucoup parmi les jeunes croyaient encore, comme Hugo l'avait cru lui-même au début, que le romantisme devait s'opposer à la littérature et à l'art païen des classiques^ et une partie de la jeune école romantique qui voulait faire revivre la poésie du moyen- âge sentait qu'une affinité étroite la rattachait à l'école catholique qui était précisé- ment en train de se former autour de Lamennais et de Lacordaire. Sainte-Beuve lui-même écrivit des articles pour le journal "L'Avenir"' qui était l'organe de cette école catholique. Il n'est donc pas étonnant que quelques gouttes d'eau bénite tombèrent sur ses ouvrages comme sur bien d'autres de l'école romantique. Lacordaire alla même jusqu'à collaborer au roman " Volupté" en faisant pour la fin la description de la vie du cloitre. Le sentiment religieux qui se révèle dans les " Consolations" et qui indignait entre autres Beyle, d'ailleurs admirateur sincère de Sainte-Beuve, et la fumée d'encens qui remplit la dernière moitié de "Volupté" rappellent le romantisme allemand oii se produisait alors la même évolution.

— Le roman "Volupté" bien que trop prolixe et trop lourd est la peinture délicate et profonde d'ane âme. Ce sont des confessions à la manière de Kousseau, mais dans un style plus imagé, plus coloré, plus finement nuancé et traversé d'un souffle lyrique, tout à fait semblable à celui que Lamartine employa dans "Jocelyn" dont le sujet, quoique plus chaste, se rapproche de celui de "Volupté". Ce roman qui est rempli de fines et profondes réflexions nous peint un jeune homme avide de jouissances et sacri-

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fiant à l'amour et à la volupté la vigueur et l'énergie de sa jeunesse. L'auteur y fait voir avant tout comment des jeunes gens de talent gaspillent leur temps et leur force dans leurs relations avec des jeunes femmes. Je crois que "gaspiller" répond mieux que "perdre" à la pensée de Sainte-Beuve, car il a un jour reproché à un écrivain de génie, mais un peu rude, de trop travailler et de ne pas assez rechercher la société "qui est la meilleure du monde et qui nous fait passer le temps de la manière la plus agréable, c'est-à-dire la société des femmes."

Le héros de "Volupté", Amaury, se trouve placé entre trois femmes. Il aime l'une, la femme de son maître, beaucoup plus qu'il n'ose le lui avouer et lui sacrifie une autre qu'il a aimée dans sa jeunesse. En même temps il noue une intrigue amoureuse avec une troisième qu'il attire à lui et qu'il repousse tour à tour par sa rudesse et son indifférence; mais cette intrigue ne peut ni le satisfaire ni le détourner de la grossière débauche. Malgré sa passion de la science, son ambition et son zèle, ses forces intellectuelles finissent par s'user dans le libertinage et il ne voit pour lui d'autre salut que dans la soumission à la discipline sévère du catholicisme. C'est de ce nouveau point de vue qu'il juge dès lors toute sa vie de jeunesse. Le roman est donc comme une confession racontée par un prêtre, et quelques passages en ont conservé une onction qui nous choque. Ce qui nous déplaît le plus ce sont ces éclats de repentir, ces exhortations, ces prières et ces sermons qui viennent interrompre à chaque instant la marche du récit; mais des mérites réels font oublier les défauts. Sainte-Beuve plonge dans l'àme humaine, pour en étudier le développement et les maladies, un profond regard qui révèle en lui le puissant critique qui s'est observé lui-même avec soin. Il montre de plus une' connaissance de la femme qui nous explique le trait féminin de son caractère et son talent merveilleux à analyser une âme féminine. Toute la valeur du roman est là: qu'on juge de la perspicacité de l'observation et de la profondeur de

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la pensée de Sainte-Beuve par les réflexions suivantes: "C'est que la jeunesse est ingrate naturellement. Rejetant bien loin et d'un air d'injure tout ce qu'elle ne s'est pas donné, elle veut des liens à elle, des amis et des êtres rien qu'à elle, et qu'elle se soit choisis; car elle croit sentir en son sein des trésors à acheter des coeurs et des torrents à les féconder. On la voit donc s'éprendre pour la vie d'amis hier inconnus jusque-là et prodiguer l'éternité des serments aux vierges à peine entrevues. . . — Comme les amitiés humaines sont petites, si Dieu ne s'y mêle ! Comme elles s'excluent l'une l'autre ! Comme elles se succèdent et se chassent pareilles à des flots . . . misère ! cette maison qui vous semble la vôtre et meilleure que la vôtre, et pour laquelle toute précédente douceur est négligée, cette maison, soyez-en sûr, aura tort un jour; elle sera évitée de vous comme un lieu funeste, et quand votre chemin vous ramènera par hasard auprès, vous ferez le grand tour pour ne pas l'apercevoir. Plus vous êtes doué vivement et plus ce sera ainsi." Puis vient une phrase brève que tout homme, qui aime la vérité et qui pourtant sent la douloureuse nécessité de feindre, comprendra, et dont il admirera la concision : "Je tâchais à la fois d'exprimer ce que j'éprouvais réellement et de paraître exprimer ce que je n'éprouvais pas, d'être sincère avec moi et trompeur avec elle". En un autre endroit je relève cette réflexion pessimiste: "Un gros de troupes fraîches doit passer dès le matin un long défilé montueux entre deux rangs d'archers embusqués, invisibles, inévitables. Si, avant le soir, le chef de la troupe et quelques bataillons écharpés arrivent à la ville prochaine avec une apparence de drapeau, on appelle cela un triomphe. Si, dans nos projets, dans nos ambitions, dans nos amours, quelque partie a moins souffert que le reste, on appelle cela de la gloire ou du bonheur. Mais combien de désirs ont dû rester en chemin que nul n'a sus !" Plus loin enfin voici comment est peint l'amour: "0h ! que l'amour humain est intolérant, injurieux, dès qu'il s'abandonne sans frein a lui-même. En ces moments où il vise à la conquête, où

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il s'altère et s'aigrit dans les obstacles, je le comparerais à ces despotes d'Asie qui, pour se faire voie au trône, égorgent tous leurs proches."

Sainte-Beuve termina sa carrière poétique avec les "Pensées d'Août". Ce sont les seules de ses poésies qui n'eurent point de succès et ce sont aussi indubitablement les plus froides. Mais il me semble que c'est dans ce dernier recueil que son originalité apparaît entièrement. On y trouve un réalisme sans exemple jusqu'ici dans le lyrisme romantique. Aucun autre poète n'avait encore osé à ce point faire entrer dans la poésie lyrique la vie réelle et son langage vulgaire. Dans les littératures du nord où l'on se permet à peine de parler d'omnibus et de gare dans une ode, "les pensées d'août" doivent encore aujourd'hui scandaliser et être regardées comme les poésies de l'avenir. Ici, comme dans les "Poésies de Joseph Delorme", se retrouve quelque chose du style et des théories des lakists. Sainte-Beuve, comme les lakists, se contente de reproduire simplement la réalité, sans y rien ajouter, et il ne fait pas plus qu'eux de différence essentielle entre la langue de la prose et celle de la poésie. Mais il y a chez lui une certaine pointe française qui manque aux lakists; il sait donner à son récit la forme d'un petit drame. J'attire l'attention principalement sur la poésie dédiée à Madame la comtesse de T. (Tascher). Celle-ci raconte elle-même qu'elle remontait un jour le Rhin de Cologne à Mayence; pour mieux admirer le paysage, elle monte dans sa voiture qui avait été acceptée parmi les bagages aux secondes places, ayant auprès d'elle des gens d'assez basse condition, domestiques et ouvriers avec leurs femmes. Pendant qu'elle s'absorbe dans sa contemplation, une de ses filles accourt vers elle en criant: "Maman, le comte de . . . est parmi les passagers". Elle regarde et aperçoit en effet non le comte qu'elle connaît, mais, sous un habit grossier, une noble figure avec des traits délicats et de belles mains blanches. L'étranger se trouve au milieu d'un groupe, d'une famille entière de pauvres ouvriers de Londres dont le mari a l'air rude et dont la femme

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paraît insignifiante au premier regard. Près d'eux, une petite fille de quatorze ans "met au tableau une fraîche couleur". La comtesse pense que le noble jeune homme qui semble être un banni politique, peut-être un Polonais, (nous sommes en 1831) se sent attiré par cette jeune fille, mais elle ne tarde pas à remarquer que ce sont les regards de la femme qui sont constamment fixés sur lui. Celle-ci n'est plus jeune, mais paraît avoir été très jolie il y a quelques années. Elle a une démarche élégante sous son pauvre vêtement et sa chevelure est encore superbe. Avec une complaisance qui n'est pas de l'amour mais de la tendresse reconnaissante envers qui nous aime, l'étranger tient son parapluie au-dessus de sa tête, parce qu'il pleut, et lui passe son manteau sur les épaules. Puis il achète des raisins fort chers pour les petits enfants. — Sans doute, il a rencontré dans une cité lointaine ces compa- gnons de peine, ]a famille qui l'aime; mais il s'arrête à Mayence pendant que les autres continuent leur voyage. Avant de débarquer "il baise avec tendresse les deux petits garçons, embrasse le mari, prend la main à la fille, il prend, il serre aussi les deux mains à la femme en évitant son regard." La cloche sonne. Il franchit le pont et reste debout sur la rive. Ses compagnons lui envoient du bateau leurs derniers saints, et les enfants, pour qui tout encore est un amusement, lui crient adieu avec une sorte de joie.

"Mais la femme, oh! la femme, immobile en son lieu Le bras levé, tenant un mouchoir rouge-bleu Qu'elle n'agitait pas, je la vois sans vie. Digne que, par pitié, le Ciel la pétrifie !

Je pensais: Pauvre coeur, veuf d'insensés amours, Que sera-ce demain, et ce soir, et toujours? Mari commun, grossier, enfants sales, rebelles, La misère; une fille aux couleurs déjà belles, Et qui le sait déjà, et dont l'oeil peu clément A, (fans tout ce voyage, épié ton tourment: Quel destin!"

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La comtesse a bientôt elle-même l'occasion de converser avec le noble étranger:

"une heure après: "Monsieur vous êtes aujourd'hui Bien seul," dis-je — "Oui, fit-il, en paroles froissées, Depuis Londres, voilà six semaines passées, J'ai voyagé toujours avec ces braves gens." L'accent hautain notait les mots plus indulgents.

— "Et les reverrezvous bientôt? osai-je dire,

— "Jamais, répliqua-t-il d'un singulier sourire; Je ne les reverrai certainement jamais.

Je vais en Suisse; après, plus loin encore, je vais!" Je signale encore un autre petit chef-d'oeuvre parmi "Les Pensées d'Août" : "Monsieur Jean, maître d'école". Il s'agit là d'un pauvre maître d'école qui a été élevé comme orphelin aux Enfants-Trouvés et qui apprend subitement que son père n'est autre que le célèbre Jean-Jacques Eousseau. On sait en effet que celui-ci raconte lui-même qu'il a abandonné les enfants de sa femme Thérèse, parce qu'il n'était point sûr d'en être le père. Jusqu'ici donc le maître d'école n'a rien lu de Rousseau. Aussitôt qn'il a fait sa découverte, il se met à le lire avec ardeur et en sent mieux qu'un autre la chaleur toute factice. Un jour enfin il ne peut plus résister au désir de connaître ses parents. Il va à Paris, trouve la maison et monte l'escalier. Il entend alors:

,X^^^ voix qui gourmande et dont l'accent lésine. C'était là. Le projet que son âme dessine Se déconcerte ; il entre, il essaie un propos Le vieillard écoutait sans détourner le dos Penché sur une table et tout à sa musique; Le fils balbutiait."

Mais avant qu'il puisse parler, il sent un regard soupçonneux le pénétrer et il fuit comme un espion saisi sur le fait, deux fois répudié par un père "Qu'il voudrait à genoux. "Eacheter devant Dieu, confesser devant tous!'* deux fois aussi répudié par une mère au regard dur et à la

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physionomie méchante. Il retourne au fond de sa province pour mettre en pratique, en qualité de modeste maître d'école, quelques-uns (les principes que son père a exposés dans ses ouvrages mais auxquels il a été infidèle dans sa vie. Et c'est en eftet chez lui seulement, dans l'éducation qu'il donne aux enfants, que les principes de "L'Emile" de Rousseau portent leurs fruits.

"Les Pensées d'Août" furent publiées en 1837. A partir de cette époque Sainte-Beuve se consacre entièrement à la critique.

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