L'école romantique en France (1902)

Chapitre II. La génération de 1830.

Sur cette scène politique, où nous avons vu pêle-mêle lies frocs de la !Re^auration et le parapluie de la royauté

de Juillet, dans cette société, où la puissance de Fargent^ géant dès le berceau, avait étouffé tout le romantisme-extérieur de la vie, dans ce monde du "Juste-milieu"^ jaillit subitement une littérature enflammée, étincelante,. écarlate, passionnée. Toutes les conditions se trouvaient réunies pour jeter les jeunes esprits inquiets dans le délire- romantique, pour les pousser au mépris ardent de Topinion publique, à la déification de la passion déchaînée et de l'originalité la plus hardie. La haine de la bourgeoisie - devint le mot de ralliement, comme elle avait été un siècle auparavant, en Allemagne, le cri de guerre contre - les philistins. Mais, pendant que le mot philistin nous- rappelle les poêles en faience et les bonnets de coton, le mot bourgeois éveille surtout la pensée du règne de l'argent. Par un contraste naturel avec la doctrine utilitaire et la puissance toute nouvelle de l'argent, le courant intellectuel, chez les talents déjà mûrs et plus encore chez ceux qui ne faisaient que de naître, se trouva très rapidement en opposition avec l'ordre de choses existant. Le culte de l'Art, l'amour enthousiaste de la liberté dans l'Art fut le nec plus ultra, la chose unique au monde, la lumière et la flamme qui éclairaient et vivifiaient; seul^ avec sa beauté et ses audaces, il pouvait donner du prix à la vie.

Les Jeunes avaient entendu parler dans leur enfance- des événements terribles de la Kévolution, ils avaient vu l'empire, ils étaient fils de héros ou de victimes. Leurs- mères les avaient conçus entre deux batailles, et lo canon avait salué leur entrée dans le monde. Four les jeunes- poètes et artistes qui débutaient, il n'y avait à cette époque selon l'expression pittoresque de T. Gautier, que deux sortes d'hommes: "les flamboyants" et "les grisâtres."\*)- D'un côté, l'art qui représentait le sang, la pourpre, le mouvement et la passion, de l'autre, la littérature et l'art corrects, timides mais incolores. Tout leur entourage leur paraissait prosaïque, matériel, terne. Ils voulaient crier à ce temps tout leur mépris, exprimer hautement leur admiration pour le génie, leur haine de la bourgeoisie-

\*) cf. Théophile Gautier : Histoire du Romantisme — La légende du gilet rouge |9| bornée et imbécile. Car c'est seulement maintenant que- cette bourgeoisie était devenue une puissance.

Il nous semble aujourd'hui que la jeunesse d'alors a été plus jeune, plus riche de sève, plus énergique, plus ardente et plus bouillante qu'ailleurs ou à une autre époque. Je m'explique ce fait de la manière suivante: c'est que la jeunesse de France qui, pendant la Révolution, avait transformé l'état politique et social du pays et avait grandi avec cette tâche, puis sous l'empire, avait risqué sa vifr pour conquérir la moitié du monde, se donna maintenant avec la même passion à l'Art et à la Littérature. Ici, également, il y avait des révolutions à accomplir, des victoires et des territoires à gagner. Pour la première fois en France, le mot "art" désigne, en général, la belle Littérature. Au XVIII "^ siècle toute la littérature avait eu un caractère philosophique et avait embrassé un très vaste domaine. Au début du romantisme, elle aspirait à se confondre avec l'art. Cela venait de ce que la tendance abstraite et philosophique qui perce au siècle du classicisme^ aussi bien dans les ouvrages de raisonnement que dans les ouvrages d'imagination, avait peu à peu fait place à l'amour de la réalité et du concret. Mais cette prédilection avait elle-même une cause plus profonde: on préférait la nature primitive, inconsciente, encore fruste et sauvage, à la nature transformée et défigurée par la civilisation. Pourquoi ? Parce qu'un siècle qui était épris de l'histoire et qui avait le sens historique, avait succédé à un siècle rationaliste. On ne tenait plus à passer pour philosophe parce qu'on estimait plus l'originalité que la profondeur de la pensée.

On dédaignait la Littérature poétique du siècle précédent, voire même celle du XVII ^ siècle, parce qu'elle était rationnelle, qu'elle paraissait exsangue, réglée avec trop de raffinement d'après des lois et des formules, qu'elle, était née et qu'elle avait crû sans liberté. Pendant que le XVIII e siècle avait glorifié la pensée et l'action, la nouvelle génération prisait au-dessus de tout le développe|10|ment naturel et libre. C'étaient là des idées importées d'Allemagne, des idées de Goethe et de Herder, qui remplissaient inconsciemment les esprits et leur inspiraient en même temps l'horreur des règles et des principes académiques. Comment l'Art, produit inconscient d'une loi naturelle, pouvait-il être soumis à des règles extérieures? Un mouvement semblable à celui de la Kenaissance s'était emparé des esprits. L'air même qu'on respirait semblait enivrer. Dans ce long espace de temps, durant lequel la vie intellectuelle s'était arrêtée en France, les grands peuples voisins, l'Allemagne et l'Angleterre, avaient pris les devants en rejetant un grand nombre de traditions qui étaient devenues autant d'obtsacles au progrès. On le savait en France et on en éprouvait une humiliation ; ce sentiment donna à l'enthousiasme tout récent encore pour l'art une puissante impulsion. En même temps, des oeuvres étrangères, inconnues jusque-là, passèrent la frontière et révolutionnèrent les jeunes esprits. On lisait dans des traductions les romans de Walter Scott, "le Corsaire" et la "Laure" de Byron ; on dévorait "le Werther" de Goethe et les Contes fantastiques d'Hoffmann. Il arriva ainsi que les disciples des différents arts se sentirent tout d'un coup frères: des musiciens étudièrent les oeuvres poétiques nationales et étrangères; des poètes comme Hugo, Gautier, Mérimée, Borel se mirent à peindre et à dessiner. On lisait des poésies dans les ateliers des peintres et des sculpteurs, les jeunes élèves de Delacroix et de Dévéria fredonnaient une ballade de Victor Hugo devant leur chevalet. Quelques grands poètes ou romanciers, comme Scott et Byron, exerçaient leur influence à la fois sur des poètes comme Hugo, Lamartine et Musset, sur des musiciens, €omme Berlioz, Halévy, Félicien David et sur des peintres, -comme Delacroix, Delaroche, Scheffér. Les arts cherchaient à franchir leur domaine propre et à se fondre l'un dans l'autre; Berlioz compose les Symphonies: "Childe Harold" et "Faust", Félicien David; "le Désert"; la musique peint et représente quelque chose de réel et de concret. Delacroix et, |11| après lui, Ar}' Schefter, s'inspire de Dante, de Shakespeare et de Byron; la peinture devient parfois presque une illustration de la poésie. Ce fut avant tout la peinture dont l'influence se fit sentir sur les autres arts, et particulièrement sur la poésie, tout à fait à l'avantage de celle-ci. L'amant ne priait plus son amante, comme au temps de Eacine, de "couronner sa flamme", on exigeait des images poétiques réelles et vivantes pour remplacer ces absurdités.

En 1824, Delacroix exposa son tableau grec "le Massacre de Skios" qui rappelait Byron, en 1831, un autre tableau "l'Evêque de Liège" qui était inspiré de "Quentin Durward" de Scott, enfin en mai 1831, son tableau "la Liberté sur les Barricades". En février 1829, Auber révo- lutionne le grand opéra avec sa "Muette de Portici" ; "Eobert le Diable" de Meyerbeer suit en 1831. En février 1830, "Hernani" de Hugo est représenté pour la première fois au Théâtre Français. En 1831, "Antony" de Dumas obtient un très grand succès. On salue donc dans le même temps, l'avènement de Victor Hugo dans la poésie, de Delacroix dans la peinture, de David d'Angers dans la sculpture, de Berlioz et d'Auber dans la musique, de Sainte-Beuve dans la critique, pendant que Frédéric Lemaître et Marie Dorval débutent sur la scène, que Chopin et Liszt, avec leur jeu démoniaque, se montrent des exécutants incomparables. Tous, unaniment, prêchent l'évangile de la nature et de la passion , et autour d'eux se groupent des jeunes hommes qui comprennent et vénèrent l'art et la poésie d'une façon à peu près identique.

Ces esprits avaient à peine conscience qu'aux yeux de la postérité ils formeraient un groupe indissoluble. Beaucoup, parmi les plus grands, restèrent étrangers les uns aux autres pendant toute leur vie et s'imaginèrent même, suivre une direction opposée. En cela ils n'avaient pas tout à fait tort, car au fond il y avait entre eux des divergences très marquées; et pourtant leurs qualités, leurs préjugés, leur but, leurs défauts communs les rappro|12|chaient. Groupés par une critique rétrospective, ils se sentaient déjà, de leur vivant, attirés les uns vers les autres et, à certains moments, parvenaient à se rencontrer pour ne plus se séparer; si on y regarde de près, on finit toujours par trouver un lien qui unit toute cette pléiade d'artistes. Lorsqu'on parle d'écoles littéraires ou artistiques disparues, on se représente rarement, d'une façon suffisamment nette, ce que peut être une "école" de ce genre. Il se produit là, en effet, un curieux phénomène d'attraction. C'est tout d'abord un esprit puissant qui, longtemps à son insu, puis avec une conscience de plus en plus claire, s'est affranchie de tout préjugé; quand tout est préparé, l'éclair du génie traverse son horizon, et il se met alors, comme Hugo dans une introduction en prose, comme d'autres dans une poésie ou un roman, à exprimer des pensées absolument neuves, qui, peut-être, ne sont qu'à moitié vraies ou encore obscures, mais qui, dans leur forme plus ou moins souple, ont la même tendance, qui toutes foulent aux pieds les préjugés héréditaires, qui frappent les idoles régnantes aux endroits sensibles, et en même temps résonnent aux oreilles de la nouvelle génération comme des chants de sirène, comme un défi audacieux et un cri de guerre. Qu'arrive-t-il alors? A peine cet esprit a-t-il parlé qu' aussitôt, comme un écho immense, mille bouches s'ouvrent à la fois pour répondre ; les adorateurs des idoles atteintes se lèvent, poussant des cris confus. On croirait entendre le hurlement formidable de cent meutes de chiens. Et que se passe-t-il ensuite? A l'apôtre de la nouvelle vérité viennent s'adjoindre des disciples de plus en plus nombreux qui apportent avec eux tout leur passé, leurs révoltes, leurs aspirations, leurs espoirs, leur volonté et leurs convictions. Quelques-uns se groupent près de lui, deviennent ses intimes, d'autres se contentent d'entrer avec lui en communication intellectuelle. Des hommes inconnus les uns aux autres, il n'y a qu'un instant, comme ils le sont encore au reste du monde, des hommes qui traînaient dans quelque coin solitaire une vie languissante, se ren|13|contrent et s'étonnent de voir qu'ils se comprennent si merveilleusement, alors que personne, en dehors d'eux, n'entend leur langue. Ils sont jeunes, et pourtant leur existence n'est plus vide; celui-ci a eu des jouissances qu'il a payées chèrement, celui-là souffre des douleurs cuisantes, et tous ont puisé dans les jouissances et les souffrances leur enthousiasme juvenil. Leur contact a l'effet d'une étincelle électrique; ils échangent leurs pensées avec une ardeur fougueuse, se communiquent leurs haines et leurs amours, et ces sentiments débordants sont autant de ruisseaux qui se réunissent en un fleuve majestueux. Ce qu'il y a de plus beau dans le rapprochement de tels génies, c'est la crainte, le respect que, malgré la communauté de pensée, malgré la camaraderie, chacun éprouve pour l'originalité de son voisin. Ils sont tous les uns pour les autres des êtres sacrés. C'est ce que les profanes confondent souvent avec ce qu'ils appellent "l'admiration réciproque". En réalité, il n'est rien de plus différent que la flatterie qui règne aux époques de décadence et cet enthousiasme naïf pour le talent d'autrui qui caractérise les disciples d'une école.

Les coeurs y sont encore trop jeunes et trop purs pour ne pas admirer sincèrement. De jeunes talents riches et féconds ne peuvent attendre les uns des autres que des surprises merveilleuses; l'atelier intérieur des uns est toujours pour les autres un livre fermé de sept sceaux. Ces derniers ne soupçonnent point quelle forme, quelle oeuvre doit sortir de cet atelier,' ils ne savent pas quelle jouissance leur est préparée. Tous vénèrent, les uns chez les autres, non point le caractère qui n'est pas encore développé, non point les qualités particulières mais quelque chose de supérieur à tout cela: l'Art qui est leur divinité. Mais rarement dans l'histoire générale de la Littérature, révolution littéraire suscita une admiration spontanée avec ce caractère d'exaltation et d'idolâtrie. Toutes les oeuvres de ce temps témoignent que cette jeune génération était comme enivrée d'amitié et de fraternité. Les poésies de Hugo à Lamartine, |14| à Sainte-Beuve, à Louis Boulanger, à David d'Angers, celles de Gautier à Hugo, à Jehan du Seigneur, à Borel ; celles de Musset à Lamartine, à Sainte-Beuve et à Nodier, et surtout les poésies de Sainte-Beuve à tous les porte-drapeau de l'école, enfin les pages de Madame de Girardin, les dédicaces de Balzac et "les Lettres d'un voyageur" de George Sand sont l'expression éloquente d'une admiration réciproque sincère qui ne laissait aucune place à la jalousie proverbiale des poètes et des écrivains. Ils ne se glorifiaient pas seulement les uns les autres; ils s'inspiraient et se soutenaient de leurs encouragements comme de leurs conseils. C'est sur l'indication d"Emile Deschamps que Hugo se tourne vers les vieilles romances espagnoles. Gautier écrit son beau sonnet sur la tulipe pour le roman de Balzac: "Un grand homme de la province à Paris". Sainte-Beuve revoit les manuscrits de George Sand et Tassiste de ses conseils et de ses critiques. George Sand elle-même et Musset unissent à un certain moment leurs inspirations. Madame de Girardin compose un roman sous forme de lettres avec la collaboration de Mérj, Sandeau et Gautier, et Mérimée amène les réalistes Beyle et Vitet au vrai camp romantique.

L'heure brève où tous ces artistes se rencontrent et s'unissent, est à proprement parler l'heure où la Littérature romantique fleurit en France. Peu de temps après, Nodier est couché dans la tombe, Hugo est exilé à Jersey, Dumas fait de la Littérature une industrie, Sainte-Beuve et Gautier entrent dans le cercle de la princesse Mathilde, Mérimée trône à la cour d'amour de l'impératrice Eugénie, Musset est assis solitairement devant son verre d'absinthe, et George Sand se retire à Nohant.

Plus tard chacun d'eux fit de nouvelles liaisons et laissa son talent se développer naturellement; mais leurs oeuvres les plus hardies, les plus fraîches, sinon toujours les plus belles et les plus parfaites, datent du temps où ils se réunissaient encore dans la maison de la rue Notre-Dame-des-Champs, où Hugo et sa belle jeune femme

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vivaient avec leurs deux mille francs de pension, ou bien dans la mansarde de Borel dont le manteau à la Hernani était suspendu à côté d'une esquisse de Dévéria et d'une- copie de Giorgione, dans cette même mansarde, où les jeunes romantiques étaient assis presque les uns sur les autres ou se tenaient debout quand il n'y avait plus de place pour s'asseoir.

Ces jeunes gens se regardaient comme des frères et des conspirateurs en possession d'un doux secret qui les fortifiait, et leurs oeuvres en recevaient un arôme commun, un parfum semblable à celui de vins généreux d'une année extraordinaire. Ah! ce bouquet de 1830! Aucun autre dans ce siècle ce peut lui être comparé.

On cherchait dans tous les arts des voies nouvelles, hors de l'ornière commune. La flamme intérieure devait animer et affranchir la musique, faire disparaître les lignes et les contours, transformer la peinture en une symphonie de couleurs et enfin rajeunir la poésie. Dans tous les arts on visait au coloris, à la passion, au style au point que le peintre le plus original de l'époque, Delacroix, en cherchant le coloris, négligeait le dessin, que la poésie lyrique et le drame aboutissaient aux convulsions de la passion,, que chez quelques-uns des jeunes, comme chez Mérimée et Gautier, de talent d'ailleurs si différent, le style était parfois toute la poésie. On voulait revenir à la nature primitive et simple. Nous avons été des rhéteurs, disait-on, nous n'avons jamais compris le naturel et la simplicité, nous n'avons jamais compris les barbares, le peuple, l'enfant, la femme, le poète.

Jusque-là le peuple avait toujours été relégué au second plan dans la poésie: dans les drames de Victor Hugo, l'homme du peuple monta sur la scène comme héros et comme vengeur. Jusque-là on avait lait parler les barbares comme des Français du XVIII ^ siècle (Mon- tesquieu, Voltaire); Mérimée peignit dans "Colomba" et "Carmen" des sentiments sauvages avec toute leur naïveté et leur fraîcheur. Chez Racine (Athalie), l'enfant avait

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parlé comme une grande personne; Nodier lui donna un coeur d'enfant et mit dans sa bouche des paroles d'innocence. L'ancienne poésie française (Corneille, Molière, Voltaire) avait donné à la femme une conscience et des pensées viriles. Corneille avait peint la vertu, Crébillon fils, le vice et la légèreté; mais vertu et vice étaient chez la femme et chez l'homme choses conscientes et acquises. George Sand représenta au contraire des coeurs de femmes pleins d'une noblesse et d'une bonté innées. Madame de Staël avait dans "Corinne" représenté l'esprit supérieur de la femme comme un grand talent vainqueur. George Sand peignit dans "Lélia" le génie féminin comme une puissante sibylle. Autrefois on s'était figuré le poète comme un homme de cour à l'exemple de Eacine et de Molière, ou bien comme un homme du monde à l'exemple de Voltaire et de Beaumarchais, ou bien simplement comme un brave bonhomme à l'exemple de La Fontaine. On le regardait maintenant comme le paria de la société, l'homme que la société a repoussé, le grand- prêtre de l'humanité, souvent pauvre et dédaigné, mais portant l'étoile au front et la flamme sur la langue. Hugo le célébrait dans ses poésies comme le pasteur des peuples, et de Vigny le représentait dans "Stello" et " Chatterton" comme l'enfant sublime qui aime mieux mourir de faim que d'humiler sa muse dans une tâche indigne d'elle, mais qui en mourant bénit l'humanité qui reconnaît trop tard la valeur de celui qu'elle perd.

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