Dans une lettre du 22 novembre 1821, le père de Mérimée écrit: "J'ai un fils de dix-huit ans dont je voudrais bien faire un avocat; il a tant de talent pour la peinture que, sans s'être jamais exercé, il fait des esquisses €omme un jeune élève". Comme beaucoup des principaux romantiques français, Prosper Méiimée ne cessa jamais entièrement de s'occuper de peinture. Il peignit des aquarelles, mais fut surtout un infatigable dessinateur autant qu'un habile styliste. Parmi les écrivains de la génération de 1830, Mérimée et Gautier se complétaient au point de vue stylistique. Le style de Mérimée est ferme et précis, celui de Gautier vivement imagé et coloré. Gautier aime tant le décor et la couleur qu'il semble écrire avec un pinceau plutôt qu'avec une plume. Son style luxuriant est vénitien, c'est du brocart et du velours pailleté d'or. Mérimée au contraire burine; son style est à la fois simple et très élégant, mais terne et sombre, il a surtout une qualité qui vaut mieux que les couleurs les plus brillantes: la limpidité. Tous les personnages de Mérimée nous apparaissent ainsi pleins de vie et dans ioute leur sauvagerie naturelle. Les contours ont la netteté d'un tableau ou d'une gravure de Jacques Callot. Un jeune homme de Callot marchant à grands pas, son épée au côté, son chapeau à plumes sur l'oreille avec sa tunique jaune, ses larges bottes et ses éperons brillants «t semblant ainsi avoir été le témoin de quelque scène violente serait, par exemple, une excellente illustration à "La Chronique du règne de Charles IX". L'impassibilité
— 2G8 —
de Mérimée se montre enfin dans son style classique, sévère, clair, poli comme un fer brillant, d'où il a banni avec soin les ornements et les fleurs. Ses figures sont comme gravées dans l'airain; elles sont vraies, acbevées, aussi vivantes qu'exactes. Aucun des contemporains de Mérimée, pas même Nodier, n'est comme lui aristocratique et conservateur dans le sijle. Sa langue est celle même que lui a léguée son siècle; il s'est contenté d'imprimer son cachet à chacune de ses phrases, sans employer pourtant dans un sens nouveau un mot extraordinaire ou même un mot ordinaire. Il a, avant tout, évité l'expression générale qui, en voilant la pensée, semble lui donner plus de signification; chez lui l'expression est toujours exacte et sobre et ne manque jamais d'éveiller l'idée qu'elle représente. La langue de Hugo était emphatique et krique, celle de Gautier et de ses disciples imagée et quasi matérielle: tous deux visaient à l'effet par l'architecture des mots. Leur génie les y autorisait, mais les tentatives de leurs successeurs ressemblent un peu trop à ces magnifiques aqueducs romains qui ont exigé un travail si gigantesque parce qu'on ne savait pns encore au temps où ils ont été construits que l'eau s'élève d'elle-même sur les hauteurs. Nous admirons aujourd'hui ces constructions grandioses, mais nous admirerions plus encore un simple tuyau qui, avec un travail moindre, remplirait le même office. Le style irangé et artistique de Hugo, de Gautier et de leurs disciples nous rappelle les aqueducs romains; le tuyau à peine visible, c'est le style sobre de Mérimée. On ne trouve pas dans ce style un mot inutile, pas une phrase qui ne soit nécessaire à l'ensemble. Mérimée parait avoir pris pour devise la formule: ne quid nimis.
Le but qu'il poursuit est évidemment d'assurer une longue durée à son oeuvre en évitant tout ce qui n'est que vaine parure. Ainsi Donatello dans sa célèbre statue de saint Georges a eu soin de fixer les bras et les mains au corps pour que l'action destructrice du temps ne puisse s'exercer sur eux. Mérimée, lui aussi, pour soustraire
|269|
son oeuvre aux variations du goût, s'est gardé de toute superfluité. Ce ne fut pourtant pas son st3'le, mais celui de Gautier qu'on imita dans les années qui suivirent, et je ne m'en plains pas pour ma part, pas plus que je ne désapprouve les écrivains français contemporains de viser à un style non seulement clair et correct, mais encore, autant qae possible, mélodieux, coloré et parfumé.
Cependant la langue que Gautier a transmise à Flaubert, aux frères de Goncourt, à Zola et à Daudet pourrait encore donner prise à la critique: Zola lui-même la juge de la manière suivante*): "Le pis est que ma conviction a fini par être que le jargon de notre époque, cette partie du style purement de mode et qui doit vieillir, restera comme un des plus monstrueux jargons de la langue française. Et cela peut se prédire d'une façon presque mathématique. Ce qui vieillit surtout, c'est l'image. Dans sa nouveauté, l'image séduit. Puis, quand elle a été employée par deux ou trois générations, elle devient un lieu commun, elle est une guenille, elle est une honte. Voyez Voltaire avec sa langue sèche qui raconte et qui ne peint pas: il demeure éternellement jeune. Voyez Kousseau qui esi notre père, voyez -le avec ses images et sa rhétorique passionnée: il a des pages insupportables. Nous voilà donc bien lotis, nous autres qui avons renchéri sur Rousseau et qui doublons la littérature de tous les arts, peignant, taillant les phrases comme des marbres, exigeant des mots le parfum des choses. Tout cela nous prend aux nerfs, nous trouvons tout cela exquis, c'est parfait. Seulement que diront nos petits-neveux? Leur façon de sentir aura changé, et je suis convaincu qu'ils resteront stupéfaits, en face de certaines de nos oeuvres. Presque tout y aura vieilli."
Il est possible que cette critique soit trop pessimiste. Si nos arrière-neveux ne font pas grand cas de nos oeuvres, (ce qui est
*) cf. Zola: Les romanciers naturalistes.
|270|
bien probable) ce n'est pas le style qui en sera cause; mais, quoi qu'il en soit, ces lignes sont un témoignage curieux d'un coloriste en faveur des rationalistes du st3^le dont Mérimée est incontestablement le premier dans ce siècle. Les meilleurs de ses ouvrages sont des monuments impérissables. Il est peu d'oeuvres en prose écrites dans ce grand style. C'est comme un soleil éblouissant qu'aucun nuage ne voile. Il serait injuste sans doute de dédaigner une prose imagée sous le prétexte que les images finissent par s'affaiblir et s'user par la répétition, car on pourrait tout aussi bien faire un grief à un compositeur de ce que ses mélodies sont jouées sur toutes les orgues de Barbarie. Mais il est indéniable qu'un style sobre et sévère comme celui de Mérimée doit survivre à un style descriptif, autant qu'une statue de bronze survit à un arbre plein de sève. Tout d'abord, — chose curieuse! — Mérimée avait passé pour un pur naturaliste. Musset avait, dans sa jeunesse, composé quelques vers où il le comparait naïvement à Calderon et où il exprimait d'une manière originale l'impression qu'il produisait sur ses contemporains. On croyait alors que Mérimée ne faisait que copier fidèlement la réalité:
L'un, comme Calderon et comme Mérimée, Incruste un plomb brûlant sur la réalité. Découpe à son flambeau la silhouette humaine En emporte le moule, et jette sur la scène Le plâtre de la vie avec sa nudité. Pas un coup de ciseau sur la sombre effigie, Eien qu'un masque d'airain, tel que Dieu l'a fondu. "Pas un coup de ciseau'' est une expression étrange pour caractériser le styliste le plus énergique du siècle. Mais il est manifeste que pour Musset Mérimée était alors un parfait naturaliste. Cela vient de ce que, comme je l'ai déjà dit, il y avait, au début, dans le romantisme un élément naturaliste; dans le camp romantique on ne sentait pas encore de scission entre le romantisme et le naturalisme. Assurément, beaucoup préféraient la poésie
|271|
des drames et des romans de cape et d'épée à la réalité prosaïque. Mais ils ne dédaignaient pas cependant la réalité, pourvu qu'il y eût en elle de la couleur, des caractères, des passions et un parfum exotique. Ce fut le cas pour Mérimée. On trouve déjà chez lui aussi bien que chez les autres romantiques des germes de naturalisme, mais son sens artistique prédomine toujours. Il n'en reste pas moins, par sa prédilection pour les sujets violents et son impassibilité d'emprunt, un précurseur et un modèle de la génération suivante. Dans "Vie et Opinions de M. Graindorge" de Taine (1867) se trouve une réflexion d'une grande portée sur la société de l'époque: "Depuis dix ans une nuance de brutalité complète l'élégance". Cette réflexion s'applique aussi bien à tous les grands écrivains du second Empire, à Dumas fils, ä Flaubert, à Mérimée et à Taine lui-même qui, comme Mérimée, prend plaisir à peindre un "beau massacre" *) et qui nous fait expliquer longuement par son Graindorge comment il faut s'y prendre pour se trancher le cou avec son rasoir.
Aujourd'hui Mérimée est considéré comme un classique. Sa forme nette et transparente, son horreur du langage figuré et des divagations lyriques semble lui assurer une place à part hors du groupe romantique. Mais nous avons vu que, dans un certain sens, tous les romantiques français sont des classiques; chez Mérimée l'empreinte classique est seulement plus visible que chez les autres. Si l'on songe en même temps que Mérimée a subi, tout comme Hugo et de Vigny, l'influence de Scott, qu'il y avait en lui quelque chose du satanisme de Byron, que, malgré son froid scepticisme, il écrivit des contes fantastiques à la manière d'Hoffmann, telle que "La Vision de Charles XI",**)
*) "Quand Cromwell passe en Irlande, il marque le nombre «t la qualilë des gens massacres, et puis c'est tout Et cependant quels beaux massacres! Quelle occasion pour pénétrer le lecteur de la froide fureur qui poussait les épëes des fanatiques!" Taine: Essai sur Guizot.
**) Dans une lettre du 23 novembre 1856 Mérimée raconte qu'en sortant du collège il se livra pendant six mois à l'étude de la magie.
|272|
qu'il fut le disciple immédiat de Beyle, qu'il alla chercher presque toujours ses sujets dans les siècles passés ou les pays éloignés, on trouvera chez lui tant de traits communs aux romantiques français qu'on peut le regarder comme un enfant de son siècle.
Sans révéler une originalité particulière, la figure de Mérimée tranche suffisamment sur toute la génération géniale de 1830. Tandis que les autres s'élançaient à l'assaut avec leurs cuirasses étincelantes , leurs casques dorés et les enseignes déployées, il est, lui, le Chevalier Noir du grand tournoi romantique.
Du kan slå ord fra Brandes' tekst op i ordbogen. Aktivér "ordbog" i toppen af siden for at komme i gang.