Le trait essentiel du caractère de Mérimée est la réserve froide et railleuse qui se manifeste particulièrement dans ses rapports officiels, dans ses notes sur les monuments publics (Notes sur le midi de la France etc.). Pas un mot sur lui-même, pas une impression de voyage. Quel
envoyant son liyre à Goethe, dont il recherchait le patronage comme tous les jeunes romantiques, s'en était déclaré l'auteur. *) Pouschkine lui-même traduisit en russe quelques-unes des ballades de _La Guzla".,
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plaisir de tromper ainsi tous ceux qui ont espéré trouver dans l'Inspecteur des Monuments de France un dilettante et un nouvelliste !
La réserve de Mérimée se montre également dans le plaisir qu'il semble goûter à mystifier ses lecteurs, quand il se présente à eux sous un nom espagnol ou illyrien. Il rappelle par ce côté Beyle, sans pourtant lui ressembler absolument. Il ne garde pas longtemps ses pseudonymes, mais, tant qu'il ne s'est pas dévoilé, il pousse la mystification jusqu'au bout. Il s'amuse je dirais presque "à donner le poisson d'avril" à ses lecteurs en se tenant prudemment à l'écart. Pour mieux faire croire à l'existence des personnages dont il prenait les noms, il ne se contentait pas de publier leurs biographies, il reproduisait encore leurs portraits, et, pour que la mystification fût complète, il faisait graver son portrait sur cuivre pour la première édition du "Théâtre de Clara Gazul". Il était là repré- senté en Espagnole avec une mantille sur la tête et une robe décolletée.
Mais il faut bien qu'un écrivain qui use de la mystification rompe à la fin le silence et se dévoile quand son secret est trahi. Il est une cuirasse qui le protège mieux que tous les pseudonymes; ce fut pour Mérimée comme pour Beyle l'ironie.
Il y avait dans Mérimée une veine satirique qui se révéla de bonne heure; aimant les caractères énergiques, il fut tout naturellement amené à exercer sa raillerie mordante sur les hâbleurs. Une comédie "Les Mécontents" renferme la satire la plus amère qui ait jamais été faite sur les conspirateurs en robe de chambre et en pantouffles. Quelques nobles légitimistes qui n'ont qu'une passion, celle de s'entendre pérorer, organisent une conspiration de boudoir contre le premier Empire, décident de répandre des écrits dans le peuple, conviennent de signes particuliers entre eux et font les plus beaux plans, quand l'apparition d'un gendarme suffît k les disperser. La comédie, de beaucoup postérieure, "Les deux héritages" ou "Don
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Quichotte", dont s'est inspiré probablement Emile Augier pour quelques-uns de ses drames, contient une satire semblable sur l'hypocrisie sociale et religieuse, sur le charlatanisme politique, sur le prosaïsme et le froid calcul d'une jeunesse en comparaison de laquelle Mérimée luimême pouvait se regarder comme un idéaliste et un enthousiaste.
Mais, ce n'est pas encore dans ces oeuvres dramatiques destinées à la lecture et pleines de défauts que Mérimée donne libre cours à son ironie. Il est ici enclin à charger trop les couleurs; dans la Nouvelle, son ironie est infiniment plus légère et plus spirituelle, par exemple dans cette gracieuse Nouvelle en miniature qu'est "L'abbé Aubain" où se révèlent la richesse et la souplesse de son talent, car il s'y rapproche d'Emond About qui n'a point cependant son élégance. " L'abbé Aubain" est un recueil de lettres écrites par une dame qui se croit aimée d'un jeune abbé et par l'abbé lui-même qui se joue d'elle; nous avons là deux caractères faibles mais d'une grande délicatesse de sentiments qui se trompent eux-mêmes en trompant les autres; au-dessus d'eux, de leurs passions mesquines et de leur hypocrisie plane la satire discrète du conteur.
Dans cette courte Nouvelle l'auteur n'apparaît pas plus en effet que dans ses pièces dramatiques. Dans les Nouvelles où il se montre davantage, tout en dominant toujours son sujet, l'ironie qui lui est particulière et qui ne se trahit que par de petits traits est aussi plus manifeste. Tantôt il sourit malicieusement aux endroits pathé- tiques, tantôt il place une scène triste dans un milieu froid et insensible qui lui sert de cadre. Le petit chefd'oeuvre "Le Vase étrusque", la seule Nouvelle qui traite avec sympathie un sujet emprunté à notre époque, est le récit d'un secret et ardent amour. Lorsque, par une belle nuit du mois de juillet, Saint- Clair revient du rendezvous qu'il a eu avec Madame de Coursy, il rayonne de joie et de bonheur. "Que je suis heureux ! se dit-il, à chaque instant. Enfin je l'ai rencontré ce coeur qui
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comprend le mien! ... — Oui, c'est mon idéal que j'ai trouvé . . . J'ai tout à la fois un ami et une maîtresse . . . Quel caractère! . . . quelle âme passionnée! , . , Non, elle n'a jamais aimé avant moi . . ." Bientôt, comme la vanité se glisse toujours dans les affaires de ce monde: "C'est la plus belle femme de Paris, pensait-il. Et son imagination lui retraçait à la fois tous ses charmes."
Mérimée continue sur ce ton jusqu'au moment où il s'arrête pour faire cette remarque "qu'un amant heureux est presque aussi ennu3-eux qu'un amant malheureux" Quand enfin le lien qui unit Mathilde et Saint-Clair s'est resseiré, quand nous a été expliqué le malentendu fatal, cause de la jalousie qu'éprouve Saint-Clair pour Massigny, l'ancien amant présumé de Mathilde, quand nous avons assisté à la scène d'amour la plus tendre où les larmes du repentir se mêlent aux ivresses de la passion et aux baisers, nous apprenons, six lignes plus loin, que tout est fini et que Saint-Clair a été tué en duel le lendemain de cette entrevue. Mérimée annonce cette nouvelle comme une nouvelle ordinaire sans trahir la moindre émotion.
— "Eh bien, dit Roquantin au colonel Beaujeu qu'il rencontra le soir chez Tortoni, la nouvelle est-elle vraie?
— Trop vraie, mon cher, répondit le colonel d'un air triste.
— Contez-moi donc comment cela s'est passé.
— Oh! fort bien. Saint-Clair a commencé par me dire qu'il avait tort, mais qu'il voulait essuyer le feu de Thémines avant de lui faire des excuses. Je ne pouvais que l'approuver. Thémines vouFait que le sort décidât lequel tirerait le premier. Saint-Clair a exigé que ce fût Thémines. Thémines a tiré: j'ai vu Saint-Clair tourner une fois sur lui-même, et il est tombé raide mort. J'ai déjà remarqué dans bien des soldats frappés de coups de feu ce tournoiement étrange qui précède la mort.
— C'est fort extraordinaire, dit Roquantin. Et Thémines, qu'a-t-il fait?
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— Oh! ce qu'il faut faire en pareille occasion. Il a jeté son pistolet à terre d'un air de regret. Il l'a jeté si fort, qu'il en a cassé le cbien. C'est un pistolet anglais de Manton; je ne sais s'il pourra trouver à Paris un arquebusier qui soit capable de lui en refaire un."
Les amis de Saint-Clair ne s'expriment pas ici comme ils le feraient chez un romancier sentimental, mais comme ils le feraient dans la vie réelle, et l'amour des deux amants ne paraît au milieu de cet entourage insensible que plus passionné. Si du temps de Mérimée on ne s'était pas déjà avisé de mettre le Champagne dans la glace, Mérimée y aurait sûrement songé.
Je cite encore quelques exemples pour montrer combien il sait traiter son sujet objectivement. Voici la description de l'assaut dans "L'enlèvement de la redoute": "Nous parvînmes rapidement au pied de la redoute, les palissades avaient été brisées et la terre bouleversée par nos boulets. Les soldats s'élancèrent sur ces ruines nouvelles avec des cris de "Vive l'empereur!" plus forts qu'on ne l'aurait attendu de gens qui avaient déjà tant crié."
Le conteur est ici un officier et non plus Mérimée, mais, pas plus que Mérimée, cet officier ne partage l'enthousiasme des assaillants; il ne fait qu'admirer de sang-froid la force de leurs lances. Il ne faut pas s'étonner que ce style qui assure au récit son caractère objectif soit regardé comme un signe d'insensibilité. Pourtant cela est aussi peu juste que de voir une preuve de cruauté chez Mérimée dans le choix qu'il fait des sujets horribles. Que de fois au contraire son ironie n'estelle qu'un voile transparent destiné à cacher la sympathie ou l'indignation! Voyez par exemple la petite Nouvelle "Tamango" dont le sujet seul semble révéler aux yeux du lecteur superficiel un penchant aux scènes violentes. Quoi de plus affreux que ces trafics de nègres, ces naufrages, ces famines, ces meurtres racontés avec un sourire ironique? On comprend pourtant le vrai sens de cette ironie quand on lit une phrase comme la suivante: "Le capitaine, pour ratifier le traité, frappa
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dans la main du noir plus qu'à moitié ivre, et aussitôt les esclaves furent renais aux matelots français qui se hâtèrent de leur ôter leurs fourches de bois pour leur donner des carcans et des menottes en fer; ce qui montre bien la supériorité de la civilisation européenne." On le comprend mieux encore dans cette autre phrase: "A ces mots, le capitaine descendit dans sa chambre, fit venir Ayché et tâcha de la consoler: mais ni les caresses, ni les coups mômes, car on perd patience h la fin, ne purent rendre traitable la belle négresse." Ce serait ôtre bien borné en effet que de ne pas sentir combien l'impression d'horreur que nous éprouvons se trouve accrue par le calme froid avec lequel l'auteur nous montre l'humanité et la vie telles qu'elles sont en réalité. On ne lit pas ce récit sans émotion. Ce qui au commencement paraissait froid ne semble plus maintenant que l'expression contenue d'une àme ardente d'artiste. Sous cette sobre peinture se révèle un sentiment profond qui donne à l'oeuvre entière sa vraie signification.
La tendance à l'ironie ne se trouve nulle part chez Mérimée plus étroitement unie à une sensibilité sincère et affranchie de tout préjugé que dans "Arsène Guillot". Les vertus d'étiquette des grandes dames du monde sont ici opposées à la triste existence que notre société fait à une pauvre jeune fille vendue par sa mère. Dans un moment de désespoir, Arsène se jette par la fenêtre, se casse une jambe, s'enfonce quelques côtes, et dès lors l'action ne se passe plus que dans sa chambre de malade. Au cours du récit, l'ironie vient comme d'habitude contenir la pitié et l'émotion et empêcher qu'elles ne nuisent à l'art, mais, à la fin, quand Arsène meurt, le coeur de Mérimée s'épanche librement, et son simple récit donne à la grisette mourante un charme semblable à celui de la Bernerette de Musset. Tout à fait à la fin seulement l'ironie de l'auteur reparaît. Cette ligne tracée au crayon d'une écriture très fine: "Pauvre Arsène ! elle prie pour nous" nous indique assez clairement.
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malgré sa concision, que Madame de Piennes, la dame si vertueuse, a succombé aux mêmes tentations que la pauvre jeune fille et qu'après avoir été sa protectrice elle a accepté son amant. Cependant le mot ironie est ici presque trop fort, c'est une délicate nuance d'ironie pour laquelle il n'est point d'expression juste. Ces six mots écrits au crayon renferment une leçon d'indulgence*) en un langage laconique qui est propre à Mérimée. M. d'Haussonville a recueilli quelques paroles d'une conversation de Mérimée avec Augiera l'occasion de la Nouvelle "La Chambre bleue" écrite en 1869 pour l'impératrice Eugénie. Nous apprenons par là comment ce qui n'était chez lui d'abord qu'une disposition naturelle finit par devenir une manière, un procédé : "Il y a cependant dans ma nouvelle un grand défaut qui tient à ce que j'ai changé le dénouement; je comptais d'abord donner à mon récit un dénouement tragique, et naturellement j'avais raconté l'histoire sur un ton plaisant, puis j'ai changé d'idée et j'ai terminé par un dénouement plaisant. Il aurait fallu recommencer et raconter l'histoire sur un ton tragique; mais cela m'a ennuyé et je l'ai laissée là".
Ainsi la forme, qui n'était primitivement chez Mérimée que l'expression d'une àme sensible et fière, ne visa plus, dans ses dernières années, qu'à Teffet artistique.
*) Arsène dit encore: "Quand on est riche, il est aise' d'être honnête; moi, j'aurais e'të honnête, si j'en avais eu le moyen."
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