L'école romantique en France (1902)

|253| Chapitre XXIV. Mérimée.

Quand Mérimée publia sous un pseudonyme espagnol ses premières oeuvres, on en était arrivé dans la littérature classique à donner à chacun des personnages d'un drame, comme à chacune des figures d'un jeu d'échecs, son rôle déterminé et son caractère immuable. On avait ainsi créé un type général de roi, de tyran, de princesse, de conspirateur, de confident. Que la reine qui tue son mari s'appelât Sémiramis, Clytemnestre, Jeanne de Naples ou Marie Stuart, que le législateur fût Minos, Pierre le Grand ou Cromwell, cela importait peu; leurs paroles et leurs actions, leurs pensées et leurs sentiments se ressemblaient toujours. Un jeune poète classique qui avait choisi un sujet espagnol interdit par la censure se contenta de trans- porter son action d'un seul trait de plume du XVI® siècle à l'époque du déluge et de substituer Babylone à Barcelone parce que ces deux noms avaient la même rime et le même nombre de syllabes. Toute différente est l'Espagne que Mérimée peignit sous le pseudonyme de "Clara Gazul". Ce n'est même qu'à regret qu'il se travestit en Espagnole.

En véritable romantique qu'il est, il vise par-dessus tout à peindre, sans chercher k les embellir, les différentes races et l'état moral des différents degrés de civilisation, ce qu'on appelait alors "la couleur locale". Il parcourt les pays les plus divers, revit dans tous les siècles; il se fait tour à tour, maure, nègre, américain, illyrien, bohémien, cosaque etc., mais ne s'intéresse pourtant pas également à tout, car il a horreur de la civilisation et de ses moeurs raffinées.

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Gautier se plaisait à visiter chaque pays dans la saison où son climat se présente avec son caractère propre: l'Afrique en été, la Eussie en hiver; Mérimée entreprend de même ses excursions intellectuelles chez les peuples où l'on fait le moins de cas de la vie humaine, où les passions sont plus violentes, les caractères plus indépendants et plus sauvages et où les préjugés régnent encore avec toute leur puissance. Il se plonge dans la barbarie des guerres de "la Jacquerie" et des guerres de religion, il est tout aussi familier avec l'Espagne du XIV® siècle et la Eussie du XVIP siècle qu'avec la France du moyen- âge et la Eome ancienne. Historien et archéologue, il a étudié les inscriptions et les monuments, les objets d'art et les armes, les documents et les manuscrits des langues et des idiomes les plus variés et inaccessibles a l'archéologue ordinaire. De là l'exactitude, incroyable pour l'époque, de tous ses tableaux.

L'amour qu'éprouve Mérimée pour l'énergie brutale lui a donné le sens historique. Ce sont les héros les plus téméraires et les plus violents en effet qu'il va chercher également pour ses travaux d'histoire: Sylla, Catilina, Don , Pedro, roi de Castille, le premier faux Démétrius etc. Si son pédantisme de savant et sa crainte de laisser l'imagination, cette "folle du logis", pénétrer dans la science ont enlevé toute vie à ses oeuvres historiques, (dont les meilleures sont "Don Pedro" et r" Episode de l'Histoire de Eussie") l'histoire ne tarde pas à s'animer entre ses mains, dès qu'il la mêle à ses oeuvres de libre invention. Lorsque Vitet eut montré par l'exemple de ses merveilleuses "scènes historiques" comment on peut faire de l'histoire vraie dans des tableaux dramatiques qui retracent librement un fait ou une époque, Mérimée se mit à peindre dans "La Jacquerie" une époque plus ancienne encore et plus barbare. L'esprit dans lequel cette oeuvre fut conçue est nettement indiqué par les paroles de Mascarille des "Précieuses Eidicules" de Molière, que Mérimée emploie ici ironiquement comme devise: "Je travaille à mettre eu

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madrigaux toute l'histoire romaine". Il sait admirablement se transporter dans ces temps éloignés et en saisir les moeurs, les idées, les préjugés. Je ne veux signaler qu'un seul caractère, celui d'Isabelle, la fille du baron d'Apreraont, ce type de jeune châtelaine noble et aimable. Isabelle €st pure et bonne envers tout le monde, amis et ennemis; par reconnaissance pour le brave et fidèle écuyer qui la sauve des flammes, elle prie son père de l'attacher à son service et elle-même lui brode une bourse. Mais ce favori ose l'aimer, et du même coup il perd ses bonnes grâces. Elle l'accable de son dédain, le chasse loin d'elle et le considère comme déshonoré pour s'être permis de lever les yeux sur sa personne. Qu'on se représente au contraire une châteleine d'Ingemann; elle ne partagerait point les préjugés de son temps et saurait comprendre la noblesse de coeur de son écuyer. On voit là toute la différence qu'il j a entre la peinture abstraite et idéale et la reproduction historique et exacte d'une époque barbare. Je veux encore citer une autre scène de "La Jacquerie". Siward, le brutal capitaine d'aventuriers anglais a, pendant la nuit, surpris et tué d'Apremont et entraîné Isabelle dans une cabane abandonnée au milieu des bois. Deux lansquenets gardent les chevaux sellés devant la porte et s'entretiennent de ce qui se passe à l'intérieur. L'impression qui se dégage de cette courte scène est si forte que nous y voyons un tableau de toute l'époque. Le poète abuse cependant, dans sa haine de la sentimentalité, des situations violentes et des actes de sauvagerie: toutes les distinctions sociales et individuelles s'effacent dans ses caractères.

Les personnages de la "Chronique du règne de Charles IX" au contraire ont une individualité bien nette et bien tranchée, sans être toutefois modernes (à l'exception peut-être de George Mergy) toute l'attention de Mérimée se porte ici sur les détails, au point que chaque chapitre forme un tout complet et que le roman entier fait l'effet d'une mosaïque. Dans la dernière de ses scènes historiques: "Les débuts d'un aventurier" il ne voit que la

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souplesse, la vraie nature de Cosaque du faux Démétrius ; les complications qui naissent de l'imposture de l'aventurier et qui frappèrent tout de suite Schiller*), lui échappent absolument. Mérimée s'arrête à peu près où Schiller commence, car les moeurs d'une époque déterminée l'attirent plus que les vastes tableaux de l'humanité; ici, comme partout dans les Nouvelles historiques de Mérimée, nous avons de la vie non pas le côté intellectuel et sentimental, mais le côté caractéristique, et les personnages conservent jusqu'au bout leur caractère primitif. Lorsqu'il place son action dans les temps modernes, Mérimée peint des vies de brigands et de bohémiens dans "Carmen", la soif de la vengeance dans "Colomba", un meurtre horrible pendant la nuit de noces dans "La Vénus d'Ille" ou dans "Lokis". Quand son sujet est emprunté à la société contemporaine, ce sont les classes qui sont en lutte avec elle qu'il aime à représenter: le monde des danseuses et des actrices, les prêtres catholiques amoureux; ou bien il se contente de peindre tout ce qui, au milieu de la faiblesse générale, révèle encore quelque énergie, une liaison d'amour à laquelle un duel met fin, un adultère qui conduit au suicide ou tout autre scandale 'qu'il fait passer avec un vrai plaisir sous les yeux du monde hypocrite. Mérimée est le peintre du destin implacable, de la passion violente qui brave les lois sociales quand elle triomphe, et qui est regardée comme criminelle quand elle succombe. C'est pourquoi il prisait tant la littérature russe moderne où il retrouvait la même inspiration que chez lui, comme dans les vieux drames de Pouchkine "Pique-Dame" et "Les Bohémiens" qu'il traduisit.

Deux causes empêchèrent Mérimée de concevoir tragiquement les événements terribles capables de bouleverser une vie humaine: il craint que la précision qu'il aime

*) On sait que la mort ne laissa pas à Schiller le temps d'achever sa tragédie de "De'uiétrius" dont il n'esquissa que le plan.

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ne soufifre de l'introduction d'un nouvel élément, et il ne croit pas qu'un résumé puisse embrasser tous les cas particuliers.

Lorsque cependant il produit une impression tragique, il le fait à son insu par l'étude approfondie des caractères et par l'intérêt croissant avec son expérience de la vie qu'il prend aux événements dans lesquels se révèle un rapport nécessaire entre la destinée et le caractère.

Bien qu'il se moque ordinairement des symboles, il peint, pour ainsi dire involontairement, dans un grand drame symbolique toute la folie et toute l'horreur des guerres civiles et des guerres de religion quand il nous montre dans sa "Chronique du règne de Charles IX" un frère tombant sous les coups de son frère. Et quand, dans la Nouvelle "La partie de trictrac", le pauvre officier qui n'a triché au jeu qu'une seule fois se sent si malheureux qu'il se tue de honte, le récit se change nécessairement en une tragédie du sentiment de l'honneur. Dans un autre chef-d'oeuvre "La double méprise" Mérimée essaie de peindre un enchevêtrement d'aventures qui dominent toute une existence et conduisent à une mort aussi absurde que triste et horrible. Mais la peinture est si habile que cette mort absurde devient à la fin fatale.

Une jeune femme, Julie de Chaverny, se sent malheureuse près de son mari. Elle est amenée insensiblement et fatalement à se donner à un homme qu'elle n'aime pas, et cela est cause de sa mort. Tout l'art de Mérimée consiste à conduire le lecteur à travers tous les sentiments confus qui agitent son héroïne jusqu'au dénouement aussi inévitable qu'absurde comme je l'ai dit. Inimitable est la conversation dans laquelle Darcy, parlant avec modestie et humour, mais malgré lui, de ses aventures, excite l'admiration de Julie; inimitable aussi la conversation dans la voiture où Julie, à chaque mot qu'elle dit, est bien plus près de succomber par la résistance qu'elle oppose que par les concessions qu'elle fait. Je rappelle ici le passage classique préparé par tout ce qui précède:

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"La pauvre femme croyait en ce moment, de la meilleure foi du monde, qu'elle avait toujours aimé Darcy, pendant les six années qui venaient de s'écouler, avec autant d'amour qu'elle en sentait pour lui dans ce moment."' Mérimée savait quelle puissance, quelle force d'impulsion tragique il y a dans Tillusion. Il savait qu'elle fait la moitié du bonheur et du malheur des hommes.

Il est plus tragique encore quand il nous montre ses personnages aux prises avec un amour fatal qui se glisse en eux comme un poison dans leurs veines. Voyez par exemple "Carmen". Du jour où Don José rencontre pour la première fois la jeune bohémienne il s'écarte du droit chemin qu'il a suivi jusque-là et, malgré son honnêteté naturelle, se fait fatalement pour Carmen brigand et assassin. Mérimée qui, dans sa jeunesse, voulait s'éloigner le plus possible des tragiques classiques, imitateurs de l'antiquité, se rapproche pourtant, dans "Colomba", avec son héroïne corse de la tragédie grecque beaucoup plus que tout autre de ces vénérables poètes qui glorifièrent "la famille toujours vivante d'Agamemnon". On a comparé justement Colomba à Electre. Comme celle-ci, Colomba ne vit plus que pour venger la mort de son père et elle excite son frère Orso à se charger de cette vengeance. Elle est encore moins qu'Electre une héroïne abstraite, car sous ses cruels préjugés elle conserve sa naïveté et sa grâce et allie la douceur de la jeune fille à la cruauté et à la soif du sang. Un charme sauvage se dégage de toute sa personne. Il est facile de voir aujourd'hui que cette fille énergique de la Corse est bien plus près des héroïnes grecques que toutes ces princesses de théâtre qu'on avait vues passer sur la scène française sous le nom d'Electre, d'Antigone ou d'Iphigénie. Mais elle se rapproche plus encore peut-être de ces femmes des légendes de l'Islande implacables dans leur haine et animant toujours les hommes à la vengeance. "Colomba", l'oeuvre la plus célèbre de Mérimée, c'est le triomphe de la couleur locale telle que l'entendaient les romantiques. L'île qui

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a donné le jour à Bonaparte y revit là avec ?a vendetta et y exhale un arôme sauvage. Lorsque Mérimée, engagé dans le procès Libri, attendait la sentence du tribunal, un spectateur corse, ancien bandit, Taborda et lui offrit de la venger dans le cas où il serait condamné. N'est-ce pas là une preuve de la fidélité avec laquelle il a décrit les moeurs corses et en même temps du succès de son livre? Eien ne prouve mieux peut-être à quel point la "couleur locale" avait été observée dans "Colomba".

Mais Mérimée n'aurait plus été Mérimée si, au moment même où il écrivait "Colomba", il ne s'était pas vivement moqué de cette fameuse couleur locale, pour démontrer qu'il n'avait point cessé d'être hostile à toute théorie. Il écrit en 1840dans la préface de la deuxième édition de "La Guzla", qu'il donnait comme un recueil de ballades illyriennes: "Vers l'an de grâce 1827, j'étais romantique. Nous disions aux classiques: Point de salut, sans la couleur locale. Nous entendions par couleur locale ce qu'au XVIP siècle on appelait les moeurs, mais nous étions très fiers de notre mot et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose. L'enthousiasme pour la couleur locale éveilla en nous (Mérimée et Ampère) le désir de connaître l'Illyrie. C'était le plan le plus original, le plus beau, le plus neuf, sauf la question d'argent . . . En avisant au moyen de la résoudre l'idée nous vint d'écrire d'avance notre voyage et d'employer nos bénéfices à reconnaître si nous nous étions trompés dans nos descriptions."

Ainsi fit-il ; il lut le voyage en Dalmatie de l'abbé Fortis, apprit cinq ou six mots slaves et composa ses ballades "traduites de l'illyrien". Tout le monde s'y laissa prendre.*) Un savant allemand, Gerhard traduisit

*) Le vieux Goethe seulement dévoila au public le véritable auteur de "la Ouzla"* caclié sous le pseudonyme d'Hyacinthe Maglanowich. Il prétendit avoir découvert dans le nom de "Guzla" celui de "Gazul-'. Mérimée se montra avec raison mécontent de cette indiscrétion, car c'est lui-même qui, en

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"La Guzla" avec deux autres volumes de poésies slaves dans le mètre des vers illyriques qu'il avait découvert sous la prose de Mérimée (!)."*) Le procédé était si simple et si facile, "poursuit Mérimée", que j'en vins à douter du mérite de la couleur locale elle-même, et que je pardonnai à Racine d'avoir policé les sauvages héros de Sophocle et d'Euripide". Sous cette forme ironique, on sent le dépit qu'éprouve l'écrivain-gentleman d'avoir appartenu jadis h une école littéraire. Cette préface humoristique n'est pas conforme à l'exacte vérité; car, bien que les ballades illyriennes ne se distinguent point par des qualités particulières, elles sont le fruit d'une étude très sérieuse et sont écrites dans le ton des chants populaires slaves. Mérimée ne peut parler une seule fois de lui-même sans affectation. Lorsqu'il daigne s'adresser directement aux lecteurs, dans ses préfaces, il le fait avec une indifférence et une modestie qui éloignent encore plus que la vanité.

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