Dans le drame comme dans la Nouvelle, Mérimée fait avant tout de la polémique littéraire. Quoique observateur d'instinct, il ne veut pas, comme par exemple Balzac, peindre le tableau des moeurs et des sentiments de son temps et il ne demande pas qu'on aille les étudier dans son oeuvre. Il veut seulement combattre le goût régnant, taquiner ses compatriotes ou exciter leur indignation et, dans ce but, il choisit des sujets étranges.
Il était naturel que son animosité se dirigeât d'abord contre la fausse sentimentalité littéraire de l'époque. A la fois fier et timide, il était pénétré de ce principe que l'écrivain a le devoir de communiquer ses idées au public, mais doit à sa dignité d'homme de conserver pour luimême ses sentiments. Mais alors, il était le seul en France qui pensât ainsi. Depuis que Eousseau, dans ses romans et plus encore dans ses "Confessions", avait donné l'exemple d'une effusion de sentiments vrais ou faux que rien n'arrêtait, une série d'écrivains, de Chateaubriand à Lamartine et à Sainte-Beuve, avaient amusé leurs lecteurs en s'ouvrant et en se disséquant devant eux et en livrant leur coeur à la curiosité publique. Et pourquoi? Tout simplement pour éveiller la svmpathie. Mais Mérimée est beaucoup trop fier pour vouloir attirer l'attention sur lui . . . Surtout pas de confession ! se dit-il h lui-même, quand il prend la plume pour la première fois. Et, pour ne pas paraître sentimental ou élégiaque, il se cache derrière ses personnages en se gardant bien de nous dire ce qu'il pense d'eux. Beyle, qui a une égale horreur de la
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sentimentalité ne peut cependant s'empêcher d'intervenir à chaque instant. Mérimée n'est si invisible dans son oeuvre que parce qu'il se borne à représenter des caractères fermes et énergiques qui agissent sans réfléchir, selon l'inspiration de la passion: "Pour moi" dit le capitaine de vaisseau dans la préface de "La Famille de Carvajal tous ces héros de tragédie ne sont que des philosophes flecrmatiques, sans passions, qui n'ont que du jus de navet au^lieu de sang dans les veines, de ces gens enfin à qui la tête tournerait en serrant un hunier. Si quelquefois un de ces messieurs tue son rival en duel ou autrement, les remords l'étouffent aussitôt, et le voilà devenu plus mou qu'une baderne. J'ai vingt-sept ans de service, j'ai tué quarante et un Espagnols, et jamais je n'ai senti rien de pareil . . . Personnages, sentiments, aventures tout nous paraissait faux. Ce n'étaient que princes soi-disant amou- reux fous qui n'osent toucher seulement le bout du doigt de leurs princesses. Cette conduite et leurs propos d'amour nous étonnaient, nous autres marins accoutumés à mener rondement les affaires de galanterie".
Mérimée n'écrit donc pas pour des lecteurs larmoyants; il s'adresse à des âmes mieux trempées. 11 entre de plampied dans son sujet, sans se complaire dans des analyses et des introductions'insipides et sans viser aux effets tragiques. Les hommes qui sentent couler dans leurs veines un sang généreux, ne se donnent guère le temps de réfléchir; pour les autre« ils n'amusent que les âmes faibles. Lorsqu'une femme aime, 'quoi de plus naturel qu'elle le dise et laisse là toute fausse pudeur pour arriver le plus tôt possible au premier aveu et au premier baiser? Lorsqu'un homme hait et que sa haine vient du sentiment de sa dignité, quoi de plus naturel qu'il se débarrasse de son adversaire par une balle ou un coup d'épée? Si l'on veut avoir une race d'hommes énergiques, il faut qu'il en soit ainsi. De là vient chez Mérimée sa tendance à représenter le sentiment comme une passion violente et irésistible, à s'arrêter aux scènes de cruauté et de barbarie et à faire apparaître, à la fin
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de chacune de ses oeuvres, la mort impitoyable dépourvue de toute grandeur tragique.
Mérimée est familiarisé avec la mort. Si les anciennes dénominations lui convenaient, on pourrait l'appeler un grand tragique. Mais il ne croit pas à r"expiation tragique" d'Aristote, et il semble dire avec Schiller aux poètes qui ont représenté la mort: Mais, Messieurs, la mort est loin d'être aussi esthétique.
Sa prédilection pour les caractères énergiques a des racines profondes dans son âme. Il n'aime pas, comme Balzac, la force qui ne se manifeste que dans l'instinct et la passion, il l'aime sous la forme de l'énergie de caractère et de la résolution; mais il a compris et exprimé la poésie d'un dénouement violent longtemps avant d'être assez mûr pour concevoir celle d'un caractère vrai et viril. Or, la mort étant le dénouement de la vie, Mérimée s'éprend d'elle en véritable amant; mais entendons-nous bien: il ne s'agit pas pour lui de la mort telle que la conçoivent les spiritualistes et les croyants, il ne l'envisage pas comme une purification et comme un passage à une autre vie, mais comme une catastrophe violente, soudaine et cruelle qui marque en traits sanglants la fin d'une existence. Il est comme Sieyès pour la mort sans phrase.
On serait presque tenté de croire que, chez Mérimée, sous l'insensibilité de l'écrivain, il y avait réellement une certaine dureté de coeur et un certain penchant à la cruauté, si l'on ne savait d'ailleiii", par lui-même, qa'il affectait ce ton pour réagir contre la sensiblerie à la mode. Voici ce qu'il écrit dans sa notice biographique sur son ami d'enfance, Victor Jacquemont : *) "Je n'ai jamais connu de coeur plus vraiment sensible que celui de Jacquemont. C'était une nature aimante et tendre, mais il apportait autant de soin à cacher ses émotions que d'autres en mettent à dissimuler de mauvais penchants. Dans notre jeunesse, nous avions été choqués de la fausse sensibilité de Rous-
*)- Portraits historiques et littéraires p. 68.
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seau et de ses imitateurs. II s'était fait une réaction exagérée, comme c'est l'ordinaire. Nous voulions être forts «t nous nous moquions de la sensiblerie."
Cependant, il est évident qu'il y avait autre chose que le désir de la contradiction dans cette haine de la sensiblerie régnante et dans cet amour de la violence et de la ci'uauté. Pour en bien mesurer l'intensité, il suffit d'embrasser d'un seul regard toute l'oeuvre de Mérimée. €hez tout autre que lui, une pareille tendance se serait heurtée à une conception plus gaie et plus sereine de la vie, pendant la jeunesse, et se serait adoucie dans la Tieillesse. Ce n'est pas le cas chez Mérimée. Il fut attiré vers les dénouements violents dès qu'il commença à écrire, et après avoir peint des tableaux terribles et tragiques dans son âge mûr, il en vint à ne plus peindre dans sa vieillesse que le monstrueux.
Dans sa première oeuvre le "Théâtre de Clara Gazul" qu'il publia à vingt-deux ans, il révèle déjà, malgré sa jeunesse, cette tendance à l'horrible si profondément enracinée en lui. "Le Théâtre de Clara Gazul" peut paraître au premier regard assez sérieux. Bien que les drames et -comédies qui le composent nous soient donnés comme des iraductions espagnoles, ils diffèrent pourtant essentiellement des drames espagnols. Loin de nous présenter les personnages des pièces de cape et d'épée et de renouveler toujours les mêmes situations amenées par la jalousie ou un sentiment exagéré de l'honneur, loin de se couvrir de l'étiquette d'une fausse et étroite morale, ces drames, très différents entre eux, ont des figures individuelles très nettes et très caractéristiques qui se laissent entraîner aveuglément par la passion, au lieu de viser à une abnégation et à un héroïsme surhumains. Les pièces du "Théâtre de Clara Gazul" ressemblent encore moins aux drames fantastiques, religieux ou non, de Calderon où celui-ci a répandu ses couleurs à profusion. Quelques-unes seulement (par exemple Inès Mendo) rappellent, par l'inspiration grave et sérieuse, certains drames de Calderon : "El alcalde de Zalamea", "Las
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très justicias en una", "El medi co desulionra", "El pintor de su deshonra", ou bien certains drames (ie Moreto comme "El valiente justiciero". Mais on peut dire en général que la gravité de "Clara Gazul" n'est qu'apparente, qu'il y a là beaucoup de liberté et d'audace et que dans le costume espagnol des actrices il faut voir une satire et une allusion à la légèreté française. Mérimée y met en scène, comme il le dit dans le prologue de la comédie "Une femme est un diable", certains personnages que nos nourrices et nos bonnes nous ont appris- à révérer. Mais il espère que les Espagnols émancipés^ qui ont appris à distinguer la vraie dévotion de l'hypocrisie, la lui pardonneront.
Les pièces de "Clara Gazul" sont donc très lestes;, la bonne dame qui les a écrites porte des robes courtes et décolletées. Mais quelle étrange gaieté nous avons làT Une gaieté qui se plaît dans les coups de couteau et dont la pétulance rappelle les bonds d'une jeune panthère. Mérimée ne peut terminer un drame sans tuer ses principaux personnages. Les coup d'épée se suivent chez lui comme dans un théâtre de marionnettes. Mais, immédiatement après, il s'amuse à détruire l'illusion en faisant remercier les spectateurs de leur attention par l'un de ses acteurs. Le drame tout entier devient ainsi une simplefarce bouffonne. La petite pièce passionnée qui a pour titre "L'occasion" se termine de la façon suivante :" Don a Maria
Secourez -la! Elle est empoisonnée, empoisonnée par moi. Je vais me faire justice, et le puits du couvent n'est pas bien loin.
Elle sort en courant. Fray Eugénie (au public.)
Ne m'en voulez pas trop pour avoir causé la mort dé- cès deux aimables demoiselles, et daignez excuser les faute* de l'auteur."
Musset a fait de "Clara Gazul" la critique la plus spirituelle dans les "Lettres de Dupuis et Cotonet" : "Sur-
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vient l'Espagne avec ses Castillans, qni se coupent la gorge comme on boit un verre d'eau, ses Andalouses qui font plus vite encore un petit métier moins dépeuplant, ses taureaux, ses toréadors, ses matadors, etc . . ."
Ce n'est pas seulement chez Mérimée que l'Espagne de la jeune école romantique, d'oii Musset également a tiré son Andalouse de Barcelone reconnaissable à la pâleur de son visage et au teint bruni de son cou, est représentée avec ce caractère passionné et cette ardeur à jouir très vite de la vie; mais aucun autre n'en a tant abusé. Et cette première manière de sa jeunesse, c'est celle que nous retrouvons encore au déclin de sa vie.
Sa dernière Nouvelle "Lokis" est l'histoire d'un jeune comte lithuanien qui, par suite de ses origines mystérieuses, sent de temps en temps des instincts de bête fauve s'éveiller en lui, qui, dans sa nuit de noces, perd la raison et ouvre à coups de dents la gorge de sa femme pour se repaître de son sang. Ce caractère est tracé avec un art merveilleux, le progrès de la démence est marqué en quelques traits très nets. Mérimée éprouva évidemment oin plaisir particulier à opposer à'ia férocité du jeune comte un brave et simple professeur allemand (tel qu'on le représentait dans les livres français avant 1870). Ce dernier est l'hôte du comte, il écrit chaque soir cà, sa fiancée Gertrude Weber, et c'est lui qui raconte au lecteur cette terrible histoire de vampire qui communique une impression générale d'effroi et d'horreur. Le talent déployé par Mérimée et le tact qu'il sait observer dans cette peinture sauvage produisent sur nous l'impression du bourreau qui met des gants pour immoler ses victimes. Pourtant la Nouvelle n'est intéressante qu'au point de vue psychologique parce qu'elle témoigne de la violente inclination de l'auteur.
Cette inclination de Mérimée était assurément originale et personnelle, elle se rattache cependant aussi à l'école que Southey a qualifiée de "satanique". Il est impossible de n'y pas voir l'infiuence de Byron. En 1830 on était fatigué en France, comme on l'avait été aupara-
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vaut en Angleterre, de la poésie "séraphique" de la Kestauration. Le sceptre poétique était toml)é des mains de Lamartine dans celles de Hugo, dont les " Orientales" renfermaient les tableaux les plus effroyables de guerres et de carnages. Lamartine lui-même, l'ancien poète séraphique par excellence, s'engagea avec "La Chute d'un Ange" dans la voie satanique. Parmi les disciples de Hugo se trouvait un jeune poète, Petrus Borel, qui mourut pauvre et inconnu, et qui, presque en même temps que Mérimée, et sans avoir subi en rien son influence, traitait des sujets horribles dans de petites Nouvelles d'un art consommé. Sa "Dina, la belle Juive" peut soutenir la comparaison avec les Nouvelles de Mérimée. Ce pauvre Borel était un enthousiaste et un moraliste qui, par ses tirades emphatiques plus ou moins dissimulées, voulait inspirer l'horreur des violences qu'il peignait. Mérimée, dont l'esprit est si fin et si délicat, n'affecte souvent la cruauté que parce qu'il prend plaisir à effrayer ses lecteurs et plus encore ses lectrices. Mais, chez l'un comme chez l'autre, il y a l'intention bien romantique d'exciter et de provoquer les ,, philistins".
Ce n'est pourtant pas impunément que Mérimée employa son talent à peindre la cruauté. S'il échappa de son vivant à la punition, il dut la subir après sa mort. A la fin de son discours de réception à l'Académie, Loménie exprima la pensée que Mérimée avait manqué de la paix du foyer et que, père de famille avec quatre ou cinq enfants, il eût été plus heureux. Et quand la comtesse Lise de Przezdzieska , publia ses lettres qui n'étaient certainement pas destinées à la publicité (Lettres à une autre inconnue) elle consacra le revenu du livre à faire dire des messes pour le salut de son ami libre-penseur.
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