L'école romantique en France (1902)

|233| Chapitre XXII. Beyle et Mérimée.

Ainsi préparé, Mérimée fit, à dix -neuf ans, chez la célèbre chanteuse Pasta qui était venue de Milan à Paris, la connaissance de Beyle de vingt ans plus âgé que lui. Il est inutile de dire que ce dernier exerça sur lui une influence considérable, puisque malgré la différence d'âge, il y avait entre eux, à cette époque déjà, une certaine affinité d'esprit. Sans doute il n'est guère facile de déterminer exactement cette influence, parce que Mérimée, avant de rencontrer Beyle, n'avait encore rien écrit; mais, en comparant leurs oeuvres on est frappé de certaines ressemblances, et la comparaison offre d'autant plus d^intérêt qu'elle fait ressortir davantage le caractère propre de Mérimée.

Il ne me semble pas, par contre, qu'on puisse parler d'une influence quelconque de Mérimée sur Beyle, si l'on comprend sous ce mot autre chose que des échanges d'idées sans importance, car, si Beyle doit à son jeune ami bien des remarques sur l'histoire de l'art qu'il a insérées dans les "Mémoires d'un Touriste", il doit tout le reste à sa seule maturité d'esprit. Quand donc Mérimée, dans sa notice biographique sur Beyle, commence par nous dire "qulls n'avaient peut-être pas une idée en commun*)" il exagère ainsi manifestement pour que l'on ne soit pas tenté de lui appliquer à lui-même ce qu'il dit de Beyle son ami. Tous deux se ressemblent avant tout par un égal amour du fait positif. Tout lecteur de Mé-

hommes

) Il écrit pourtant aussi: "Les idées de Stendhal sur les s et les choses ont singulièrement déteint sur les miennes."

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riraée a pu se rendre compte qu'il n'aborde l'histoire^ comme dit Sainte-Beuve, que par ses monuments les plusauthentiques et ses témoignages les plus précis. Il écrit dans la préface de la "Chronique du règne de Charles IX "^ qu'il n'aime dans l'histoire que les anecdotes et, parmi les anecdotes, celles où il s'imagine trouver une peinture vraie des moeurs et des caractères d'une époque déterminée. On pourrait eu dire autant de Beyle chez qui l'anecdote est même la forme la plus naturelle de la pensée. Il s'en sert pour peindre l'individu comme des époques entières. Sa haine des idées vagues et générales le conduit à la. forme historique qui lui paraît la plus concrète "à celle de la Nouvelle, du petit drame objectif". Et ces anecdotes qu'il raconte ne sont jamais banales dans leur énergique concision; elles sont toujours choisies avec discernement et se bornent à l'essentiel. Ainsi procède également Mérimée, et, quand un nouvel admirateur de Beyle (Paul Heyse) loue ses courtes Nouvelles italiennes (l'abbesse de Castro, San Francesco à Ripa etc.) "oîi la passion violente et brutale va parfois jusqu'à s'armer du couteau" son éloge s'adresse aussi bien aux Nouvelles de Mérimée. Toutefois la Nouvelle a chez Beyle et chez Mérimée un caractère si différent qu'on voit facilement quelle fut exactement en ce genre l'influence du premier sur lesecond. Beyle a une tendance naturelle à exprimer des idées générales. Le trait de caractère qui se révèle dansun événement ne sert, à ses yeux, qu'à confirmer une loi psychologique générale, un état général de la société ou une particularité ethnologique qu'il s'eftbrce d'expliquer. S'il remplit d'anecdotes son livre "De l'amour", c'est qu'il veut nous dire longuement ce qu'il comprend sous lesdiverses dénominations des sentiments et leur développement. Pour convaincre le lecteur des conclusions qu'il tire, il lui fournit des preuves sous forme d'anecdotes. Dans ses romans, ce procédé finit par nous impatienter;: Beyle nous dit trop souvent: "elle agit ainsi parce qu'elle- était Italienne, une Parisienne aurait agi tout autrement."'

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Chez ]\Iévimée, rien de pareil; pas de digression, pas de réflexion , il se contente d'exposer les faits sans y rien ajouter. Il cherche toujours quelque histoire étrange et merveilleuse; la plupart du temps il peint des moeurs sauvages dont Tétude l'attire, comme une vieille pièce de monnaie attire le numismate, et il s'efforce de les opposer le plus possible à la platitude générale de notre temps. Il a soin de retrancher tout ce qui ne pourrait qu'atfaiblir l'effet qu'il veut produire et de s'abstenir de toute considération politique, sociale ou religieuse. Les vues d'ensemble ne sont pas faites pour lui; il les abandonne aux autres. Il se cherche dans le monde réel un sujet bien déterminé et le peint en l'animant de son esprit, mais se garde bien d'en modifier l'essence. Il est aussi réaliste dans ses conceptions que dans ses peintures. Voyez par exemple comme, dans ses "Portraits historiques et littéraires", il s'élève contre toute explication symbolique du "Don Quichotte" en qui il ne veut rien voir qu'une parodie magistrale des romans de chevalerie. "Laissons, s'écrie-t-il, aux savants professeurs d'Allemagne, cette découverte que le Chevalier de la Manche est le symbole de la poésie et son écuyer celui de la prose. Un critique trouvera toujours dans les oeuvres de génie mille jolies choses auxquelles l'auteur n'a point pensé." Kapprochez de ces lignes ce que dit avec tant de finesse de "Don Quichotte" un critique comme Sainte-Beuve: "C'a été un livre d'à-propos, et c'est devenu un livre d'humanité; c'est entré pour jamais dans l'imagination de tous. Tout le monde dès lors y a travaillé à l'envi et y a taillé à sa guise. Il y en a à la fois pour les enfants, il y en a pour les hommes. Cervantes n'y pensait pas, lui, mais nous y pensons, nous. Chacun est Don Quichotte à son jour, et chacun Pançn." Beyle aurait volontiers souscrit à ce jugement, Mérimée qui n'aimait pas les généralisations ne le pouvait pas.

Tous deux, grâce à leur amour du fait et de la concision, n'étaient pas moins ennemis de la rhétorique classi-

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que; bien plus, ils se distinguent de tous les autres romantiques contemporains en ce qu'ils ne tentèrent pas de la remplacer par le lyrisme. Beyle n'a jamais écrit un vers, il avait l'ouïe fermée au rythme le plus simple; malgré toute l'admiration qu'il éprouvait pour les poètes de l'Italie, il ne regardait la forme poétique que comme un moyen d'aider la mémoire et il ne l'admettait plus dès qu'on poursuivait un autre but*). Mérimée lui ressemble tout à fait en ce point. Les nombreuses poésies qu'il cite dans ses oeuvres sont toutes traduites en prose; il aime mieux leur enlever leur caractère original que de les reproduire textuellement. On supposera probablement que la forme du vers lui paraissait inaccessible, je crois plutôt qu'il était trop fier pour publier des poésies et en supporter la critique. Car dans les "Lettres à une Inconnue" il montre qu'il sait faire des vers anglais, et on ne peut contester qu'il sache manier sa langue avec une grande souplesse. Mais il ne chercha pas à développer son talent de ce côté; son horreur des épanchements, la pudeur qu'il éprouvait à dévoiler ses sentiments intimes le rendirent aussi réfractaire à la poésie que Beyle qui n'en avait pas le sens. Pourtant Mérimée va ici plus loin que son maître. Il y a au fond de l'àme de Beyle une tendance au lyrisme qui se manifeste dans son enthousiasme ardent pour Napoléon, l'Italie, le XVP siècle, pour Cimarosa, Eossini, le Corrège et Canova aussi bien que dans les superlatifs aussi abondants chez lui que chez Balzac. Mérimée au contraire ne se contente pas d'exclure la forme lyrique de son oeuvre, il s'abstient même de tout lyrisme en général. Sa prose est la moins lyrique qu'on puisse imaginer. S'il est bien vrai, selon une ancienne formule, qu'il n'est "point de poète sans lyrisme" Mérimée ne mérite pas le nom de poète.

*) Beyle: "De l'Amoui"': "Les vers furent invente's pour aider la memoire. Les garder aujourd'hui dans l'art est un reste de barbarie". Dans ., Racine et Shakespeare" il appelle l'alexandrin un "cache-sottise".

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Pour se rendre parfaitement compte de son positivisme en poésie, que Ton rapproche un instant ses Nouvelles non plus de celles de Beyle, mais des premiers romans de George Sand qui paraissaient à la même époque. Dans ces romans le coeur féminin, avec sa pudeur et son en- thousiasme, son besoin de dévouement et ses passions est peint par une femme d'un esprit supérieur que l'on ne rencontre qu'une fois dans l'histoire de la Littérature ; mais George Sand ne contemple pas passivement les souffrances de son sexe, elle a des injustices à venger, des haines amères à satisfaire, et elle ne dissimule pas que son coeur a saigné. Mérimée au contraire n'a ni cause ni théorie à défendre;*) pas la moindre trace chez lui de tendance politique ou sociale. Il ne s'enthousiasme pour rien, ne croit à rien, ni à un système philosophique, ni à une école artistique, ni à une vérité religieuse, ni à un progrès dans l'histoire. Dans son scepticisme de "gentleman" il dédaigne tous les réformateurs, missionnaires et sauveurs de l'humanité, et quand on lui demande ce qu'il pense d'eux, il n'écoute même pas la question.

George Sand montre le mariage tel qu'il est en France et s'écrie d'une voix fiévreuse: "n'est-ce point intolérable?" Mérimée écrit simplement et sans s'émouvoir le moins du monde "La double méprise". George Sand se repose des agitations violentes de l'àme dans la contemplation de l'humanité, pure et simple, en peignant tantôt, comme dans "Mauprat", la puissance et le bonheur de l'amour fidèle, tantôt, comme dans les romans champêtres ou dans "Jean de la Roche", la noblesse innée de l'homme que la société n'a point encore perverti, Mérimée ne croit pas à l'idéal et l'idylle n'est pas son domaine; il ne peint qu'avec des couleurs sombres, et son art ne sait point rendre l'ardente

*) "Vers la fin de sa vie il évitait de parti pris toutes les the'ories; à ses yeux elles n'étaient bonnes qu'à duper des l^hilosophes ou à nourrir des professeurs." Taine: Essais de critique et d'Histoire,

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aspiration du coeur vers la ])ureté ({u'il aime et vers riiéroïsme qu'il admire.

George Sand a le tempérament essentiellement lyrique. Qu'elle représente la passion de l'amoui et lui accorde tous les droits et toutes les faveurs, même quand elle remplit une âme indigne (comme dans le merveilleux et profond roman "Valvèdre;") ou bien que l'énergie de caractère de ses héroïnes la transporte d'enthousiasme, toujours elle partage les sentiments et les passions de ses personnages, passe par toutes leurs émotions, exulte, pleure, soupire et rit avec eux. Mérimée au contraire, comme Beyle dont il ne se distingue que par un art supérieur, exprime ses sentiments sous une forme dramatique et impersonnelle. Il s'est eiîorcé de les contenir et de les refouler autant que possible au dedans de lui-même, il leur a imposé le silence absolu exigé du prisonnier dans sa cellule et ne leur a jamais permis de parler en leur propre nom. Quand ils élèvent la voix, ce qui arrive très rarement, c'est au nom de personnages qui en acceptent l'entière responsabilité. Mérimée parvient ainsi à créer des figures d'une netteté et d'une précision inconnues jusqu'à lui et à leur prêter une langue extraordinairement concise et vigoureuse.

Plus ses sentiments étaient profonds, plus il affectait au dehors de raideur et de fierté. 11 n'avait rien de féminin. Quand il peint une femme, il ne lui donne jamais le vrai caractère de son sexe. Beyle, qui lui est absolument opposé en ceci, lui fait remarquer avec raison, dans une lettre, que la délicatesse est absente de ses romans: "Souvent, lui écrit-il, vous ne me semblez pas assez délicatement tendre; or, il faut cela dans un roman pour me toucher: "Les femmes, chez Mérimée sont viriles et logiques jusque dans leurs passions; ce sont presque toutes des caractères; même les plus légères parmi elles acceptent la mort avec fermeté (Arsène Guillot, Julie de Chavernay, Carmen). Aucune n'a ce caractère langoureux qui rappelle les tableaux du Corrège et que Beyle a su donner à ses personnages féminins.

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Si Beyle a un talent lyrique que n'a point Mérimée, «t s'il comprend mieux le caractère de la femme, cela tient surtout à ce qu'il est au fond en même temps qu'un logicien un enthousiaste et un homme d'imagination. C'est pourquoi il aime à peindre l'enthousiasme qui est -si étranger à Mérimée. Qu'on les compare tous deux par -exemple comme peintres de batailles, qu'on rapproche la célèbre Nouvelle de Mérimée "L'enlèvement de la redoute" du récit, non moins fameux de Beyle "La bataille de Waterloo", les deux meilleurs tableaux en ce genre de cette époque. Le contraste est frappant: Beyle représente avec une douce ironie et une vive sympathie un jeune homme enthousiaste de Napoléon et de la gloire militaire; Mérimée ne décrit que le côté sombre du combat, l'assaut presque mécanique de la redoute. Ses soldats ne sont soule^iés ni par le patriotisme ni par quelque autre grand sentiment, ils font leur devoir stoïquement ou bien en vue de l'avancement; mais le tableau est peint par une main d'artiste aussi ferme que celle de Gérôme.

Beyle et Mérimée forment un groupe cà part dans l'école romantique par leur irréligion. Tout d'abord les romantiques français avaient incliné vers le catholicisme, tout comme les romantiques allemands. Quelques-uns d'entre eux même avaient été des croyants; d'autres s'étaient contentés de se montrer indifférents. Mérimée et Beyle, au contraire, étaient essentiellement païens dans leurs pensées comme dans leurs sentiments ; tous deux étaient d'ardents libres-penseurs. Mais Mérimée n'était pas assez naïf pour se déclarer l'ennemi personnel de Dieu comme Beyle, il abhorrait seulement tout autant que lui les représentants de la religion. Toutefois son animosité contre le christianisme ne se manifeste pas à tout propos comme chez Beyle. Il ne hait point comme celui-ci le catholique, il en sourit seulement. Il ne montre jamais plus que le bout du doigt sous son noir domino. Il aime à mettre en scène des prêtres catholiques amoureux, et quand l'un de ses personnages parle de baptême, de confession etc.

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c'est toujours "avec un ton de nez fort dévot". Lorsqu'il parle en son propre nom, il le fait prudemment comme dans les lignes suivantes extraites d'"Arsène Guillot" : "Madame de Piennes prit un livre de piété que je ne vous nommerai pas, d'abord pour ne pas faire tort à son auteur, ensuite parce que vous m'accuseriez peut-être de vouloir tirer quelque méchante conclusion contre ces sortes d'ouvrages en général. Suffit que le livre en question était d'un jeune homme de dix-neuf ans, et spécialement approprié à la réconciliation des pécheresses endurcies, qu'Arsène était très accablée, et qu'elle n'avait pu fermer l'oeil la nuit précédente. A la troisième page, il arriva ce qui serait arrivé avec tout autre ouvrage, sérieux ou non; il advint ce qui était inévitable, je veux dire que Mademoiselle Guillot ferma les yeux et s'endormit."

Ce qui distingue pourtant essentiellement Mérimée de Beyle, c'est que ce dernier est beaucoup moins sceptique. C'était un matérialiste, disciple des encyclopédistes, et par conséquent un doctrinaire. 11 avait sa philosophie: l'épicurisme, sa méthode: l'analyse psj^chologique, sa religion: la déification de la beauté dans la vie comme dans la musique, dans l'art plastique comme dans la littérature. Mérimée, lui, n'a pas de philosophie; il est impossible d'être moins doctrinaire que lui avec son caractère demistoïque, demi-épicurien. Il n'a pas non plus de religion; son dieu, c'est le néant. Il se garde de l'enthousiasme comme d'une maladie, et cela n'est nulle part plus sensible que dans le grand article qu'il consacra à l'" Histoire de la Grèce" de Grote et où il discute la bataille des Thermopyles et le dévouement de Léonidas: "J'ai eu le bonheur il y a quelques années, raconte-t-il, de passer trois jours aux Thermopyles et j'ai grimpé non sans émotion, tout prosaïque que je sois, le petit tertre où expirèrent les derniers des trois cents ... On m'a montré à Athènes des pointes de flèches persanes . . . elles sont en silex. Pauvres sauvages, n'ayez jamais rien h démêler avec les Européens ! S'il y a lieu de s'étonner de quelque chose,

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c'est que ce passage extraordinaire ait été forcé. Léonidas eut le tort d'occuper de sa personne un poste imprenable, tandis qu'il abandonnait à un lâche la garde d'un autre défilé moins difficile ... Il mourut en héros; mais qu'on se représente, si l'on peut, son retour à Sparte, annonçant qu'il laissait aux mains du barbare les clefs de la Grèce?" La conclusion de Mérimée est donc qu'Hérodote a raconté le fait historique en poète, et en poète grec qui recherche avant tout le beau pour le mettre en relief; il se demande à la fin si la fiction vaut ici mieux que la vérité. Quatrevingt-dix-neuf sur ceni auraient sûrement répondu oui. Mérimée est d'un autre avis. Il poursuit, sous l'impression sans doute des événements tragiques auxquels il vient d'assister vers 1849: "c'est en abusant des Thermopyles, et de la prétendue facilité qu'ont trois cents hommes libres à résister à trois millions d'esclaves, que les orateurs de l'Italie sont parvenus à laisser les Piémontais se battre tout seuls contre les Autrichiens".

Comparez à ce scepticisme de Mérimée la confiance enthousiaste avec laquelle Beyle accueille les légendes sur Béatrice Censi.

Vers 1830 les plus grands écrivains de la France étaient vivement opposés au chauvinisme. La connaissance sérieuse des littératures étrangères qui commençait à se répandre eut pour conséquence naturelle un certain dédain des poètes nationaux, des classiques surtout, parfois même de l'esprit français en général. On connaît le premier assaut que les romantiques livrèrent assez inconsidérément contre la tragédie de Racine. On déclara la littérature classique bonne tout au plus pour les écoliers, Hugo qui ne manque pourtant pas d'orgueil national, s'écriait dans la préface des .,Orientales": "Les autres peuples disent Homère, le Dante, Shakespeare; nous, nous disons Boileau". Le même Hugo qui avait passé sa jeunesse en Espagne traita d'abord des sujets espagnols (Inez de Castro, Hernani) et conserva dans le drame la division espagnole en jours au lieu de la division en actes. L'Italie et l'Espagne furent en

Brandes, l'école romantique en France. IG

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général la terre promise des premiers romantiques. Tandis que Musset écrit ses "Contes d'Espagne et d'Italie" Gautier ne se lasse pas de se plaindre du froid climat de la France et de ses moeurs incolores, et considère l'Espagne comme sa véritable patrie etc.

Beyle et Mérimée combattent avec acharnement, partout où ils la rencontrent, la vanité française. Dans la bouche du premier, le mot "français" est presque une injure ; il appelle ironiquement ses compatriotes "les vainvifs", ses livres sont remplis de traits mordants comme celui-ci: "Quoi de plus comique que d'attribuer quelque sérieux au Parisien?" Sa patrie, c'est "le plus vilain pays du monde que les nigauds appellent la belle France" ; nous avons vu même qu'il finit par la renier. Mérimée, qui était aussi épris des moeurs espagnoles que Beyle l'était des moeurs italiennes, aimait, comme les premiers romantiques, tout ce qui était étranger; lui aussi d'ailleurs voyait, tout comme Beyle, un des traits principaux du caractère français dans la préoccupation constante de "l'idée du voisin", du qu'en dira-t-on, qui détruit toute originalité et gâte toutes les joies de la vie, et qui forme la meilleure base de l'hypocrisie sociale. En général il estimait assez peu ses compatriotes et ne s'en cachait guère. Vers la fin de sa vie cependant, contrairement à Beyle, il manifesta le patriotisme le plus sincère. Mais, avec sa haine de toutes les rodomontades du chauvinisme, ce ne lui fut point chose facile, et il ne lui fallut rien moins, pour le faire sortir de sa réserve, que le complet écrasement de la France. Il écrit dans une lettre du 13 septembre 1870: "J'ai toute ma vie cherché à me dégager des préjugés, à être citoyen du monde nvant d'être Français, mais tous ces manteaux philosophiques ne servent de rien. Je saigne aujourd'hui des blessures de ces imbéciles de Français, je pleure de leurs humiliations, et, quelque ingrats et absurdes qu'ils soient, je les aime toujours ..."

Dans son étude sur Beyle, Mérimée a signalé, d'après Sainte-Beuve, un des traits les plus frappants du caractère

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de celui qui avait été son ami si intime: l'inquiétude d'être pris pour dupe, la peur du ridicule. "De là, dit-il, «et endurcissement factice, cette analyse désespérante des mobiles bas de toutes les actions généreuses, cette résistance aux premiers mouvements du coeur, beaucoup plus affectée que réelle chez lui, à ce qu'il me semble. L'aversion et le mépris qu'il avait pour la fausse sensibilité le faisaient iomber souvent dans l'exagération contraire, au grand scandale de ceux qui, ne le connaissant pas intimement, prenaient à la lettre ce qu'il disait de lui-même." Cette crainte d'être dupe, avec toutes les conséquences que Mérimée énumère ici, n'était pas moins vive chez lui-même que chez Beyle; il dut seulement, en raison de sa nature plus délicate et plus faible, se faire beaucoup plus violence pour prendre le ton cynique qu'il affecta plus tard vis-à- vis des hommes tout en restant galant et insinuant près des femmes. Lui aussi trouvait un malin plaisir, dans «a jeunesse, à passer aux yeux des gens pour un monstre d'immoralité, et de temps en temps seulement il se sentait mortifié de cette réputation, lorsque quelque incident comique lui montrait son imprudente folie. Il raconte*) qu'un jour il voyagea d'Avignon à Paris avec une dame fort épouvantée de se trouver en sa compagnie, et que, de voir l'effet produit par sa seule réputation, cela le mit en mauvaise humeur pendant deux jours.

La peur d'être taxé, comme les autres, d'hypocrisie fit qu'il se mit lui-même à feindre l'insensibilité et la frivolité, et, pour ne pas être ridiculisé, il ne se contenta point de tromper les autres, il se trompa lui-même et se priva ainsi de toutes les joies pures de la vie. Ce n'est pas seulement au théâtre, comme le disait Gorgias, qu'un homme trompé est plus sage qu'un autre ou, selon le proverbe français "qu'un homme averti en vaut deux". Mais celui qui ne craint pas constamment de donner prise sur soi a plus de courage et de force pour produire tout

*) liettres à une inconnue, lei" vol. — p. 72.

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ce dont il est capable. Chez Mérimée cette crainte permanente eut deux conséquences fatales qu'on ne trouve pas chez Beyle. Tout d'abord elle lui donna dans sa vieillesse une raideur officielle. A titre de membre de l'Académie et du Sénat et de favori de la famille impériale, il fut souvent obligé de représenter dans de grandes occasions et de dire des choses dont il ne faisait que rire en lui-même. Beyle se garda bien de se mettre dans cette situation. Ce n'est pas en vain qu'il a écrit: "Quand je vois un homme tout fier de ses décorations, je me représente involontairement le nombre incalculable de platitudes et de trahisons qu'elles lui ont coûté". La seconde conséquence du souci de l'opinion publique chez Mérimée fut qu'il devint si sévère envers lui-même qu'il finit par ne plus vouloir rien produire. Beyle avait été fidèle au principe: nulla dies sine linea. Mérimée, lui, avait peu écrit, et il était si exigeant pour son style qu'il préféra à la fin s'arrêter plutôt que d'exposer la célébrité qu'il avait déjà acquise. Cela lui fut d'autant plus facile qu'il était naturellement réservé et qu'il ne sentait pas en lui un besoin impérieux de créer.

Beyle lui reprocha souvent sa paresse, sans comprendre que celle-ci tenait à une différence essentielle entre leurs deux esprits. Il était lui, psychologue et en certain sens poète, mais non artiste, tandis que Mérimée était artiste jusqu'au bout des ongles; ce n'est même qu'à ce titre qu'il est grand: il a enveloppé d'une forme artistique immortelle la riche matière que Beyle a découverte, et son talent d'artiste conscitue sa supériorité sur lui. Sa "paresse" d'ailleurs n'était pas si excessive. Il écrivit des Etudes de tout genre embrassant la critique littéraire, l'histoire, l'architecture et traduisit quelques-unes des oeuvres des romanciers et poètes dramatiques russes, Nicolas Gogol, Pouschkine et Tourguenef; il était de plus linguiste, polyglotte et archéologue. Au milieu de ces études arides, l'art était pour lui comme une oasis.

L'art chez Mérimée confine partout à la science et peu à peu se confond avec l'histoire, car il vient un temps

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où rimagination seule ne peut plus satisfaire son amour du fait et de l'exactitude.

Lorsque celle-ci abandonna les sujets étrangers et les sujets empruntés au moyen-âge, la science à son tour s'en empara, mais en leur conservant leur cachet poétique. Or, comme les oeuvres d'imagination de Mérimée ont leur point de départ dans ses recherches historiques, comme la plupart d'entre elles telles, que "Carmen", "La Vénus d'IUe" et "Lokis", sont renfermées dans un cadre qui ne semble qu'amusant, mais où l'auteur sait faire entrer ses études de langue ou d'archéologie, il est facile de comprendre que la science pénétra insensiblement de la périphérie au centre même de son oeuvre.

La dernière différence capitale entre Beyle et Mérimée est que celui-ci n'occupe pas dans la science le premier rang; il a les qualités d'un esprit de second ordre: il est profond et sérieux, mais il lai manque l'enthousiasme qui l'animait comme nouvelliste. Néanmoins il a un des véritables caractères du savant. Il se garde de parler de choses qu'il ne comprend pas, il ne fait pas de vagues suppositions et n'expose pas de paradoxes spirituels, mais avance toujours pas à pas. Pour cette raison, il peut être sec ou fatigant, mais il ne s'égare jamais. Si Mérimée est un savant froid et sans génie, Beyle est au contraire le dilettante de génie dans la science. Ses oeuvres sont remplies d'affirmations vagues, de considérations générales sur des peuples dont il ne connaissait pas la langue et de paradoxes comme celui qu'il émet quand il prétend que le "Luther" de Werner est le meilleur drame allemand. Ses Etudes sont aussi intéressantes et aussi pleines de saillies que celles de Mérimée sont sèches et ennuyeuses, mais ses conclusions reposent souvent sur le sable tandis que celles de Mérimée reposent sur le roc. Comme savant, et comme nouvelliste, Mérimée marque donc un progrès sur Beyle. C'est un esprit moins vaste et moins riche, mais dont les connaissances sont mieux ordonnées et qui disposait d'une forme artistique parfaite.

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