L'école romantique en France (1902)

Chapitre XXI. Mérimée.

Nos contemporains qui ont lu dans r"Histoire d'un Crime" de Hugo, son jugement acerbe sur Mérimée et qui se sont habitués à ne voir dans l'un que le Répuhlicain ardent et passionné et dans l'autre que le secrétaire sarcastique des cours d'amour du secoad Empire, se représenteront difficilement ces deux hommes, dont les antipathies poétiques et politiques étaient si marquées, unis dans leur jeunesse par les liens de l'amitié. Et pourtant dans les premiers temps du romantisme le soleil, qui éclaire toutes choses ici-bas, vit un jour l'auteur de "Matteo Falcone" en bras de chemises et en tablier dans la cuisine de Hugo, montrant à la cuisinière, en présence de toute la famille, la manière de préparer le macaroni à l'italienne. Et Hugo, enthousiasmé peut-être par cet excellent macaroni, imagina de faire avec le nom |226| de Prosper Mérimée l'anagramme juste et flatteuse: M. Première Prose.*)

Il est hors de doute que ])lus tard il ne se serait plus livré à ce jeu de mots, lui qui, lorsqu'on lui vantait le style sobre de Mérimée répondait: "oui, la sobriété d'un sot estomac." Mais, on ne se trompe guère si l'on interprète cette anagramme comme l'expression exacte de la pensée de la vieille génération en France. Pour le Français, homme du monde et juge délicat, il n'est point d'écrivain en prose supérieur à Mérimée. Je dis pour le Français homme du monde et j'ajoute même pour celui de la vieille génération, car les prosateurs de notre temps qui visent avant tout au pittoresque, continuent toujours, sans doute, ainsi que leurs lecteurs, à regarder la simplicité et la clarté du style comme une qualité, mais non pas comme la plus haute. Le Français aime en général les récits mais abhorre les descriptions; il est (à son insu) partisan des principes exposés par Lessing dans son Laocon, un pur rationaliste qui a en aversion la manie de la description des romantiques et des naturalistes et qui prise plus la manière de Voltaire que celle de Diderot. Celui qui, sans nuire à la clarté, condense le plus de faits possible dans le moindre espace, répond à l'idéal artistique de la masse des Français ; il le réalise même complètement quand, comme Mérimée, il unit à cette concision, l'entière possession de lui-même dans son ton et dans son style. La vieille génération en France, pour qui le mot "romantisme" est devenu peu à peu synonyme d'exaltation et d'emphase, s'étonne aujourd'hui qu'on ait un jour fait de Mérimée un romantique; elle accorde bien qu'il prit part à la première campagne romantique, mais elle n'y. veut voir qu'une méprise de sa part. Dans le discours qu'il prononça pour la réception à l'Académie du successeur de Mérimée, Louis de Loménie, Jules Sandeau raconta, pour montrer quel allié les romantiques avaient trouvé en

*) Victor Hugo raconté par un témoin de sa yie II. 159. Eugène de Mirecourt: Mérimée p. 25.

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Mérimée, la vieille anecdote de cet Lomme qui, dans les journées de Juillet 1830, voyant un des insurgés incapable de se servir de son arme, la lui arracha violemment des mains et la dirigea sur un Suisse qui était aux fenêtres des Tuileries et qu'il tua. Comme on le priait de conserver l'arme qu'il savait si bien manier, l'habile tireur répondit poliment: "Merci bien, mais je suis royaliste".

De même Mérimée aurait été toujours, à proprement parler, un classique et si, au commencement de sa carrière, il alla plus loin que les romantiques, c'est qu'il avait seulement voulu leur apprendre à tirer. L'idée qui est au fond de cette exagération n'est rien moins que juste. On peut dire, au contraire, que Mérimée, en dépit de la sobriété €t de la sévérité de son style, représente particulièrement tout un côté du romantisme français, et ce trait essentiel de son caractère ne tarde pas à apparaître lorsqu'on l'étudié plus à fond.

Prosper Mérimée (né cà Paris le 28 septembre 1803) descend d'une famille d'artistes. Son père était un peintre de talent et d'une vaste culture qui a laissé un livre excellent sur la "Peinture à l'huile". Sa mère également était célèbre par ses portraits d'enfants; elle racontait admirablement et savait par là occuper l'imagination des enfants pendant qu'elle fixait leurs traits sur la toile. Le portrait qu'elle a fait de son fils unique, Prosper, à l'âge de cinq ans, nous donne une idée exacte de son talent de peintre comme de la physionomie du modèle. Le visage est extraordinairement beau; encadré de jolies boucles blondes, il a déjà quelque chose de la fierté et du sentiment de supériorité de l'homme futur. Le regard est pur et franc, la ligne ondoyante des lèvres malicieuse et fine, le port de la tête majestueux comme celui d'un jeune prince. On comprend, devant ce portrait, que cet enfant, après avoir vu un jour ses parents feindre de s'irriter contre lui et rire en secret de ses larmes de repentir, se soit juré de ne plus jamais demander pardon et qu'il soit, toute sa vie, resté fidèle à sa résolution.

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Sa mère, qui vécut près de lui jusqu'à sa mort, c'est-à-dire jusqu'en 1852, était une femme d'une rare énergie de caractère, chez qui l'éducation philosophique du siècle dernier avait excité une telle horreur de toute confession religieuse qu'elle ne fit même pas baptiser son fils. Mérimée, dans son âge mùr, éprouvait un malin plaisir à s'en glorifier. Il répondit un jour à une dame pieuse et aimable qui employait toute son éloquence pour le déterminer à se faire baptiser: "Je veux bien, mais à condition que vous serez ma marraine, que j'aurai une longue robe blanche et que vous me porterez dans vos bras".

Sa vie extérieure peut se résumer en peu de mots. Après avoir étudié le droit, comme tout jeune homme de la bourgeoisie en France, il inaugura avec succès sa carrière d'écrivain à vingt-deux ans, vécut dans une entière indépendance jusqu'à sa vingt-huitième année, partageant son temps entre la littérature et les distractions, au milieu d'une société qui faisait partie de l'opposition libérale. Lorsque ses amis politiques furent parvenus au pouvoir, il fut nommé en 1831, Inspecteur des monuments historiques de France, en remplacement de Vitet dont il suivait déjà les traces comme écrivain. Il s'acquitta de sa charge avec zèle et intelligence. De nombreux voyages en Espagne et en Angleterre, un en Orient, deux en Grèce achevèrent son éducation et l'enrichirent d'impressions de toutes sortes, parce que, surtout grâce à sa connaissance extraordinaire des langues, il se sentait tout à fait chez lui dans les pays étrangers. Ce don des langues, rare chez un Français, était si grand chez Mérimée qu'il parlait l'anglais, l'italien, le grec moderne, le russe, l'espagnol avec tous ses idiomes divers et mê*ne celui des gitanos. Il avait étudié à fond la littérature de toutes ces langues comme celle des langues classiques. Après avoir publié quelques notes officielles

*) On en trouve une reproduction dans l'ouvrage de Maurice Tourneux: "Prosper Mérimée, ses portraits, ses dessins, sa bibliothèque".

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sur ses voyages en France et des études sur l'histoire ronaaine, il fut reçu en 1841 à l'Académie des Inscriptions, à titre d'archéologue, et en 1844 à l'Académie Française. Sous le second Empire, il fat longtemps l'ami de la comtesse Montijo et, avec Octave Feuillet, l'unique ornement litté- raire de la nouvelle cour; en 1853 déjà, il fut nommé sénateur, dignité qui ne lui convenait que trop et qui nuisit à sa considération, bien qu'il ne prît presque jamais part aux séances. Il assista encore presque mourant à la chute de l'Empire et s'éteignit à Cannes, le 23 septembre 1870. Sa vie intime, telle qu'elle se révèle dans ses oeuvres, est loin d'être aussi simple. Lorsqu'il fit son entrée dans le monde, à dix-huit ans, il y apparut avec une âme extrêmement complexe. Il était très fier, à la fois audacieux et timide; pour cacher sa timidité naturelle dont sa fierté rougissait, il affectait la froideur, la frivolité et même un certain cynisme qui devint plus tard chez lui de la pose dans ses relations avec les hommes. Il se montre plein de défiance, dès sa jeunesse, mais c'est risquer de se tromper que de vouloir rattacher cette défiance à quelque déception particulière. Il est inutile de dire que les déceptions de Mérimée furent nombreuses, que plus d'une fois il fut violemment arraché à ses illusions, comme nous tous, qu'il fut trompé dans ses amitiés, trompé dans ses amours.*) Il apprit de bonne heure à connaître le monde, comprit que la vie est un combat perpétuel et que l'homme n'a pas seulement à se défendre contre de faux amis ou des ennemis déclarés, mais encore contre ceux qui font le mal pour l'amour du mal.**) S'il n'avait pas apporté en lui en naissant le germe de la défiance, ses

*) cf. M. d'Haussonville — Revue des Deux Mondes — 15. Juillet 1877.

**) Lettres ;i une Inconnue. 1, 8. De' faites-vous de votre oi^timisme, et figurez-vous bien que nous sommes dans ce monde pour nous battre envers et contre tous . . . Sachez aussi qu'il n'y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire."

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expériences amères auraient bientôt ébranlé sa confiance en riiuraanité. Mais il était né critique, et ce principe que tout critique n'a droit à la confiance qu'autant qu'il est lui-même défiant, est pour des hommes comme Mérimée une règle de vie. On devine combien sa sensibilité artistique dut souffrir avec un sens critique aussi développé. Un esprit critique aime avant tout la vérité, et Mérimée l'aimait avec passion. Naturellement audacieux il devait toujours dire la vérité brutalement, comme il la sentait. Ses lettres nous apprennent combien il était franc, combien il avait en horreur tous les mensonges de la politesse et du langage usuel. Le premier recueil des "Lettres à une Liconnue" est, à ce point de vue, parti- culièrement intéressant; Mérimée devient parfois grossier, même envers la dame qu'il aime quand il croit s'apercevoir qu'elle "substitue à un sentiment réel un convenu". Bien que sa crainte du ridicule et sa défiance croissante n'annoncent point en lui l'étoffe d'un chevalier ou d'un mart3T,*) nous le voyons pourtant commettre, à cinquante ans, une sottise que la jeunesse seule ferait excuser. Lorsque son ami, le fameux Libri, fut condamné pour avoir détourné des livres précieux des bibliothèques dont il avait la garde, Mérimée, qui se refusait à le croire coupable, prit parti pour lui avec un tel zèle qu'il attaqua la magistrature dans un violent article paru dans la Eevue des Deux Mondes, (15 avril 1852) et dont l'esprit mordant rappelle les pamphlets de Paul Louis Courier.**) Un Don Quichotte de profession n'aurait pas commis une plus grande folie;***) et il importe peu que, comme le pensent quelques intimes, Mérimée ait agi en cette circonstance plus par égard pour Madame Libri que pour son mari.

;) cf. Taine : préface des "Lettres à une Inconnue" reproduite dans les "Essais de Critique et d'Histoire".

**) cf. Brandes: Reaktion in Frankreich. — 5e édit. 1897. p. 293

*'"'*) Me'rimée reconnaissait pourtant lui-même que Libri avait fait "toutes les bêtises imaçrinables".

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Même sous l'Empire, Mérimée conserva à la cour son franc-parler. Je ne veux ])as rappeler ses propos assez irrespectueux en général sur Napoléon/'O car ils ne lui font guère criionneur. puisqu'ils ne l'empêchaient pas de vivre dans la familiarité de l'empereur. Mais, dans ses conversations avec les membres de la famille impériale il n'abdique point son indépendance. Il raconte dans une lettre du 20 Juillet 1859 qu'après le grand discours de l'empereur à son retour d'Italie, l'impératrice lui demanda en espagnol ce qu'il en pensait: "Je répondis, dit-il, pour unir la franchise à la galanterie de l'homme de cour: "muy uecessario!" (très nécessaire!) La timidité et la fierté de caractère de Mérimée arrêtaient cependant sa franchise parfois brutale. Il avait appris de bonne heure qu'étaler en public ses sentiments, c'est s'exposer non seulement aux railleries, mais encore à la compassion de la foule. Dès sa jeunesse il résolut de ne pas jeter son coeur aux chiens. Il n'était pas nécessaire qu'il fût aussi défiant qu'il était pour comprendre que ceux qui faisaient autrement obéissaient en général à un mobile secret. Tous ceux qui ne parlaient que de noblesse d'âme, de gravité, de moralité, de religion, lui semblaient toujours ne chercher que les applaudissements de la foule ou poursuivre quelque autre but intéressé. Il voyait bien lui-même assurément combien il peut être utile parfois d'exprimer de grands et nobles sentiments, et c'est pourquoi il lui était difficile de supposer que les autres l'ignorassent. En tous cas, il ne pouvait les imiter; il était de ceux qui ne savent pas dire que la vertu est aimable et le vice affreux, qui sont incapables d'exalter constamment "le vrai, le beau et le bien". Pour éviter tout contact avec' ces hommes d'une sentimentalité calculée, et fermer son coeur au public, il le dissimula sous une froide ironie d'emprunt.**) Il voulait paraître plus

*) cf. M. (rrianssooville — Revue des Deux IMoudos — 15 Juillet 1877.

**j Jules Sandeau recevant ?il. de Lomeuie, successeur de

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mauvais qu'il n'était plutôt que d'être confoudu avec les modèles de vertu, et, pour arriver à ce résultat, il lutta tant avec lui-même que son vrai caractère disparut sous une afïectation de raideur et d'insensibilité. Ce qu'il dit de son héros Saint-Clair, dans le "Vase étrusque" s'applique bien exactement à lui-même: "Il était né avec un coeur tendre et aimant; mais à un âge où l'on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades . . . Dès lors il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu'il regardait comme une faiblesse déshonorante . . . Dans le monde, il obtint la triste réputation d'insensible et d'insouciant ... Il avait beaucoup voyagé, beaucoup lu, et ne parlait de ses voj^ages et de ses lectures que lorsqu'on l'exigeait". Il est impossible de ne pas voir dans ces lignes un portrait peut-être un peu exagéré de Mérimée lui-même.

Mérimée à PAcadémie, s'exprimait ainsi : "Il y avait un coeur sous la glace de ces apparences. Point d'épanchements, de démonstrations verbeuses; toujours quelque chose de discret, de contenu, de timide, de j)udi(jue dans l'expression des sentiments intimes. Il se gardait de l'enthousiasme comme d'un ridicule, de l'attendrissement comme d'une faiblesse: sa pré- occujiation constante était qu'on ne le surprit pas en llagrant délit d'émotion; mais malgré tout, le côté alïectueux ne tardait l^as à se trahir ... Ce sceptique était le meilleur, le plus sûr et le i^lus obligeant des hommes; il a vécu et il est mort irréprochable dans l'amitié".

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