L'école romantique en France (1902)

Chapitre XX. Beyle (suite).

Le seul ouvrage important que Beyle ait publié avant 1830, c'est le roman "Armance" (18-27), qui n'obtint guère de succès et dont le héros, un jeune homme de grand |215| talent, rend son amante malheureuse [»arce qu'il souffre d'une maladie physique et intellectuelle • qu'on ne nous décrit pas, mais que nous nous représentons semblable à celle dont souffrirent Swift et Kierkegaard.

L'année 1830 marque aussi dans la carrière littéraire de Beyle le commencement d'une nouvelle époque. Dans cette année il écrit ou, du moins, ébauche ses deux grands romans: "Rouge et Noir", qui parut en 1831, et "La Chartreuse de Parme" qui, achevée seulement en 1839, fut publiée en même temps que la plus grande de ses chroniques italiennes, "L'Abbesse de Castro". Ces romans peignent l'époque qui suivit la chute de Napoléon et sont écrits tous deux dans le môme esprit. On pourrait leur donner comme épigraphe le passage suivant de Tintroduction aux "Confessions d'un Enfant du Siècle" de Musset: "Quand les enfants parlaient de gloire on leur disait: faites-vous prêtres; quand ils parlaient d'ambition: faitesvous prêtres."*)

L'action de "Eouge et Noir" . se passe en France, celle de "La Chartreuse de Parme" en Italie; dans les deux romans le personnage principal est un jeune homme secrètement enthousiaste de Napoléon et qui aurait été heureux de pouvoir se distinguer sous son lègne, mais qui, après la chute de l'empereur, ne peut plus percer £t "faire son chemin" que par l'hypocrisie et par conséquent déploie dans ce vice un talent toujours plus grand. Julien et Fabrice sont nés pour faire des officiers de cavalerie, et néanmoins ils entrent dans l'état ecclésiastique; l'un va au séminaire, l'autre devient évêque. Ce n'est pas à tort qu'on a appelé "Rouge et Noir" et "La Chartreuse de Parme" de vrais manuels de l'hypocrisie. On y sent au fond l'immense dégoût que soulève chez Beyle le triomphe de l'hypocrisie; il donne à ce dégoût, dont il voudrait se délivrer, l'expression la plus brutale en représentant,

*) cf. Brandes: Reaktion in Frankreich. 5^ ëdit. 1897. p. 288.

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sans acrimonie apparente, l'hypocrisie comme la grande force du temps à laquelle tout homme qui aspire à parvenir doit céder. Il s'élève presque au rang d'un Machiavel moderne, quand il félicite ses héros de dissimuler leur masque d'emprunt, ou quand il les blâme au contraire de se laisser voir tels qu'ils sont. Mais cette ironie ne laisse point d'être forcée autant que pénible.*)

Comme l'intelligence dominait chez Beyle, qu'il était doué au plus haut point du don de l'observation psychologique et d'un esprit de réflexion toujours en éveil, il n'était guère sensible au monde extérieur ni guère capable de le peindre fidèlement. Il ne s'intéresse qu'à la vie des sentiments et de la conscience, et, psychologue luimême, ne peint presque que des psychologues. Ses personnages analysent en général leurs états d'âme avec une perspicacité qu'on ne rencontre pas dans la vie réelle. Et c'est ce qui constitue le caractère spécial de ses romans

*) "Julien répondit à ces nouvelles remontrances fort bien, quant aux paroles: il trouvait les mots qu'eût employés un jeune séminariste fervent: mais le ton dont il les prononçait, mais le feu mal caché qui éclatait dans ses yeux alarmaient M. Chélan. Pourtant, il ne faut pas trop mal augurer de Julien : il inventait correctement les paroles d'une hypocrisie cauteleuse et profonde. Ce n'est pas mal à son âge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards, il avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine lui eût-il été donné d'approcher de ces messieurs, cj^u'il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles " — En un autre endroit, Julien, mangeant à la table du Directeur du Dépôt, rougit de la société au milieu de laquelle il se trouve, et se dit qu'il peut s'élever à une semblable situation, sans cependant commettre de telles ignominies: "0 Napoléon! qu'il était doux de tou temps de monter à la fortune par les dangers d'une bataille I Mais augmenter lâchement la douleur du misérable!" — Beyle ajoute: ^J'avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une mauvaise opinion de lui. Il serait digne d'être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la manière d'être d'un grand pays et ne veulent pas avoir à se reprocher la moindre égratignure."

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composés surtout cVune longue suite de monologues qui ne sont jamais, comme chez George Sand, des épanchements lyriques, mais le résumé de réflexions silencieuses où la Tie intime et cachée des personnages se révèle.

Le trait capital des héros de Beyle, qui sont tous extrêmement immoraux, à les juger d'après les idées gé- néralement admises, est qu'ils se sont créé à eux-mêmes une morale qui devrait être celle de tous les hommes, mais qui n'est accessible qu'aux plus grands d'entre eux et qui fait leur supériorité. Ils ont ainsi constamment devant les yeux un modèle qu'ils se sont imaginé, qu'ils s'efforcent d'atteindre, et ils ne se reposent point qu'ils n'aient obtenu leur propre approbation. Julien, sur le point de monter sur l'échafaud pour un horrible attentat commis sur une femme sans défense, peut donc se consoler, avant de mourir, en pensant qu'il s'est toujours proposé dans sa vie un "devoir" à remplir. Il est bien clair que Beyle a pris en lui-même ce trait de caractère. Dans une de ses lettres de l'année 1822, il écrit: "J'abhorre l'insolence des grands hôtels. Une journée oiî je me suis mis en colère est perdue pour moi, et quand je me vois faire une insolence, je m'imagine que l'on me méprisera si je ne me fâche point." Julien et Fabrice ne parlent pas autrement. Julien s'impose un certain jour le devoir de baiser la main de Madame de Rénal lorsque dix heures du soir sonneront; sinon il se brûlera la cervelle. Fabrice se croit obligé de répéter Texpression vraie mais dédaigneuse qu'il avait employée pour qualifier la débandade de l'armée française à Waterloo. Julien a le caractère raisonneur du Français, Fabrice, le complet abandon de l'Italien , mais tous deux ont un trait commun qui les rapproche, leur conception morale. Dans sa prison Julien dit: "Le devoir que je m'étais prescrit, à tort ou à raison . . . a été comme le tronc d'un arbre solide auquel je m'appuyai pendant l'orage". Fabrice, le libertin, dit de même en se reprochant un remords passager: "Ma tante pense que je devrais apprendre avant tout à me pardonner à moi-même

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mais je rae comi)ai-e toujours avec un modèle qui n'existe pas." Ce genre de supériorité et d'indépendance se retrouve dans Mademoiselle de la Mole de "Rouge et Noir" et dans Mosca de "La Chartreuse de Parme." Mosca, sons le masque duquel les contemporains voulaient voir Metternicli, s'élève, par sa largeur d'esprit, bien au-dessus du régime politique légitimiste qu'il sert en qualité de ministre, tout comme les jeunes héros de Beyle. Mosca aussi est en secret enthousiaste de Napoléon dans l'armée duquel il a servi. Quand il porte son grand cordon jaune il fait cette réflexion ironique: "Ce n'est pas à nous à détruire le prestige du pouvoir, les journaux français le démoralisent bien assez vile; à peine si la manie respec- tante vivra autant que nous." Que ses personnages aient en général du talent ou non, la manière dont Beyle peint leur vie intellectuelle est unique. Nous ne pénétrons pas seulement dans leur âme, mais nous voyons, mieux que chez tout autre romancier, les lois d'après lesquelles ils agissent et sentent. Aucun a}.itre romancier en effet ne procure à ses lecteurs, à un tel degré, le plaisir qui naît d'une connaissance approfondie et exacte.

Madame de Rénal aime Julien le précepteur de ses enfants: "elle découvrit un jour avec honte et effroi, nous est-il dit, qu'elle aimait plus ses enfants, parce qu'ils étaient si attachés à Julien." — Mathilde de la Mole torture Julien en lui confessant les sentiments qu'elle a éprouvés autrefois pour quelques-uns de ses adorateurs. "Si on lui avait versé du plomb fondu dans le coeur, ajoute Beyle, Julien n'aurait pas tant souffert. Comment le pauvre homme qui se sentait si malheureux pouvait -il oublier que Mademoiselle de la Mole ne l'entretenait si volontiers de ses anciennes amours que parce qu'elle parlait avec lui!" Ces deux passages nous révèlent une loi psychologique.

Julien n'a pas embrassé la carrière ecclésiastique par ambition, mais à contre-coeur. Il voit nn jour dans une église de campagne un jeune évêque s'agenouiller au milieu de jeunes et jolies filles qui semblaient ne pouvoir assez

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admirer ses belles dentelles, sa bonne grâce, sa figure si jeune et si douce. "Ce spectacle fit perdre à notre héros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fût battu pour l'Inquisition et de bonne foi". Ces dernières paroles surtout sont dignes d'être soulignées. Que l'on rapproche d'elles le passage suivant de "La Chartreuse de Parme." Le vieux prince vient de mourir empoisonné par son amante, et une insurrection éclate dans ses Etats. Mosca, qui le méprise cordialement, a dû pourtant, sur l'ordre de son successeur, se mettre à la tête des troupes et disperser la foule. Il met son amante au courant des événements et ajoute: "Mais le plaisant à mon âge, c'est que j'ai eu un moment d'enthousiasme en parlant aux soldats de la garde et en arrachant les épaulettes de ce pleutre de général P. En cet instant, j'aurais donné ma vie sans balancer pour le prince; j'avoue maintenant que c'eût été une façon bien bête de finir." Ces deux exemples ne montrent-ils pas très nettement combien l'enthousiasme factice peut être contagieux ?

Aucun romancier n'a peint comme Bejle les luttes intérieures et le travail de l'imagination qui les précède.

Mosca a reçu une lettre anonyme où on lui annonce que son amante le trompe. Cette nouvelle le terrasse d'abord complètement; puis involontairement, en homme sensé et diplomate, il se demande qui a pu lui envoyer cette lettre et il croit que le prince seul en est capable. "Ce problème résolu, la petite joie causée par le plaisir de deviner fut bientôt effacée par la cruelle apparition des grâces charmantes de Fabrice qui revint de nouveau."

Beyle n'a pas manqué de montrer la joie passagère qu'éprouve Mosca à cette découverte, en même temps que les tortures de la jalousie qu'il subit.

Julien doit être exécuté dans quelques jours. Mais, dans sa prison, il voit souvent son amante. Madame de Rénal, dont il a été longtemps séparé, et il vit dans l'ivresse de son amour sans penser à la mort qui l'attend: "Par un étrange effet de cette passion, quand elle est

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extrême et sans feinte aucune, Madame de Eênal partageait presque son insouciance et sa douce gaieté." Ces derniers mots me paraissent extrêmement profonds.

Beyle a très bien senti qu'un amour heureux, remplissant toute Fàme peut en bannir toutes les pensées sombres, même celle de la mort certaine. Il savait que la passion, quand elle ne peut pas prouver que la crainte d'un malheur est mal fondée, finit toujours par en triompher. Combien les autres romanciers nous paraissent superficiels, comparés à Beyle !

Ses personnages sont toujours simples et francs, mais il sait leur donner, même quand il s'agit de figures de femmes, un cachet de grandeur. Ils ont un certain héroïsme singulier mais pur, une certaine magnanimité qui les élève dans des régions supérieures, des sentiments plus profonds et des coeurs mieux trempés que les hommes ordinaires.

Voyez par exemple ses portraits de femmes. "Madame de Eênal était, nous dit-iJ, une de ces âmes nobles et enthousiastes en qui la conscience de ne pouvoir faire une bonne action excite autant de remords que le crime chez les autres." Dans le même roman ("Rouge et Noir"), Mathilde de la Mole dit: je me sens au même niveau que tout ce qu'il y a eu de grand . . . Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment où on l'entreprend? C'est quand elle est accomplie qu'elle semble possible aux êtres du commun." Avec quel talent deux grands caractères féminins absolument opposés, dont l'un est fait surtout de dévouement et l'autre d'audace téméraire, ne sont-ils pas peints ici en quelques mots ! Rien n'est donc plus juste que le jugement que Beyle porte sur lui-même dans une lettre adressée à Balzac: "Je prends une personne que je connais parfaitement, je lui laisse son caractère particulier, mais je lui donne plus d'esprit. Des deux romans que je viens de citer, "Rouge et Noir", dont l'action se passe en France, est incontestablement

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le meilleur; dans "La Chartreuse" le lecteur sent souvent le sol de la réalité se dérober sous ses pieds. Beyle s'est créé ici une Italie particulière avec les souvenirs de sa jeunesse agrandis par son imagination, et cette Italie ne nous semble pas à nous, modernes, bien ressemblante. Pour lui, l'Italien, beaucoup plus défiant encore que le Français, en raison de sa vive imagination, mais, en revanche, capable d'une joie plus profonde et plus durable, possède le vrai sens de la beauté, avec moins de vanité. Parfois Beyle surprend par des remarques ethnologiques qui, si elles sont justes, — comme je le crois, quant à moi, — paraissent d'une profondeur étonnante. La duchesse de Sansévérina qui s'est jadis rendue coupable d'un empoisonnement éprouve une cruelle torture lorsqu'elle apprend qu'on veut aujourd'hui empoisonner son amant: "Elle ne fit point cette réflexion morale qui n'eût point échappé à une femme élevée dans une de ces religions du Nord qui admettent l'examen personnel: j'ai employé le poison la première, je péris par le poison. En Italie ces sortes de réflexions, dans les moments passionnés, paraissent de l'esprit fort plat." Ce que Beyle aimait avant tout dans le peuple italien, c'était évidemment son paganisme dont aucune religion de l'antiquité et des temps modernes n'avait pu triompher. Mais, si profonde que soit parfois dans "La Chartreuse de Parme" la psychologie des races, ce roman a perdu de nos jours beaucoup de sa vogue, parce qu'il y a en lui plus que dans "Rouge et Noir" de ce romantisme purement extérieur de l'époque qui consistait en déguisements, meurtres, scènes de captivité, évasions etc. Pourtant, on ne peut nier qu'il y ait un romantisme plus discret et plus sérieux commun à "Rouge et Noir" et à "La Chartreuse de Parme".

Beyle est sans doute, sous bien des rapports, un esprit essentiellement moderne, et la prédiction qu'il aime à faire "qu'il sera lu vers 1880 — 1900" s'est réalisée exactement; néanmoins il est aussi romantique d'âme et de caractère. Il faut seulement noter que son romantisme est celui des

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âmes fortes et clouées de l'esprit de critique; dans son caractère, en général énergique et réfléchi, se manifeste quelquefois une exaltation qui confine à la démence, un besoin de dévouement qui va jusqu'à l'abnégation complète. Ce romantisme agit à la façon d'un explosif violent dans les personnages que Beyle nous montre conduits par la logique; il est renfermé dans un corps solide et rude, mais il n'en conserve pas moins toute sa force. Un seul coup suffit, et la d3aiamite fait voler en éclats son enveloppe de verre et répand partout la ruine et la mort. Voyez par exemple Julien, Mathilde, la duchesse de Sansévérina etc. Il semble parfois que ces figures appartiennent au XVP siècle dont Beyle avait fait une étude particulière. Il dit lui-même quelque part de Fabrice qu'il paraît d'abord dans son roman avec l'esprit du XVP siècle, et Mathilde également vit dans le même siècle. Mais, à ce romantisme de l'énergie et de l'audace qui est celui du XVI 6 siècle, Beyle unit un enthousiasme romantique qui lui est tout à fait propre et qui rappelle la France de 1830*) Son Julien, l'enfant du peuple, doué d'une intelligence supérieure, mais étouffé par l'esprit de la Restauration et envieux de la médiocrité dorée qui règne partout est dévoré d'ambition; réduit à une haine impuissante, il a recours à tous les moyens pour s'élever au-dessus de sa situation, mais, même quand il triomphe, il ne se déclare jamais satisfait, et ainsi il lutte toujours avec son entourage. Pessimiste révolté, plébéien assoiffé de vengeance, en guerre permanente avec le monde, il est un frère du même âge, mais plus avisé, de tous ces parias de la société que peint Hugo : Didier, Gilbert, Ruy Blas, du jeune héros d'Alexandre Dumas Antony, du Frank de Musset, de la Lélia de George Sand et du Rastignac de Balzac.

Comme écrivain, Beyle appartient plutôt auXVII° et au XViri° siècle; il s'est formé sur Montesquieu dont le style, dit-il dans les "Mémoires d'un Touriste", est une fête

*) cf Faguet: Stendhal (Revue des Deux Mondes 1892) "IS.jO, c'est le vrai titre de "Rouge et Noir". J'aimerais presque mieux que le livre eût pour titre sa date etc."

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pour l'esprit, il rappelle parfois Chamfort, il admire. P. L. Courier*) qui, comme lui, a renoncé à la carrière militaire l)our embrasser celle des Lettres, et dont il aimait la langue claire, classique et pure. Mais, si Courier visait avant tout à riiarmonie du style, s'il luuait un jour un autour ancien d'avoir été capable de faire gagner à Pompée la bataille de Pharsale, pour arrondir sa phrase, Beyle sur ce point est aussi éloigné de lui que possible. Il ne possédait comme styliste ni le sens du coloris, ni celui de la forme. Il ne pouvait ni ne voulait écrire pour l'oeil, car l'image n'était rien pour lui en comparaison de la pensée, et il ne chercha nullement à se rapprocher de la manière de Chateaubriand ou de Hugo.

Il ne chercha pas davantage à frapper l'oreille; il abhorrait la prose poétique, haïssait le style de Madame de Staël dans "Corinne" et détestait celui de George Saud. Dans sa haine de la déclamation poétique, il écrivait à Balzac dans une lettre célèbre: "En composant la Char- treuse, pour prendre le ton, je lisais chaque matin deux on trois pages du Code Civil afin d'être toujours naturel; je ne veux pas, par des moyens factices, fasciner l'âme du lecteur.'' Il est impossible à un écrivain d'afficher un plus grand mépris de Fart, et pourtant il y a aussi un artiste en Beyle. Si ses livres n'offrent pas un plan bien tracé et bien suivi, ils renferment cependant des beautés de détail. Si son style n'est pas harmonieux, — ce qui est surprenant chez un admirateur si passionné de la musique italienne — il a néanmoins des phrases, des sentences inoubliables. Beyle ne sait pas écrire une page d'un seul jet**), mais il sait caractériser par un mot, par un trait. En ceci il est l'antipode de George Sand pour

*) cf. Die Reaktion in Frankreich — 8e ëdit. 1900. p. 292.

**) "J'écris dit-il, comme on fume un cigare ; une page qui m'a amusé à l'écrire est toujours bonne jDour moi." et ailleurs: "Quand je me mets à écrire, je ne songe plus à mon beau idéal littéraire; je suis assiégé par des idées que j'ai besoin de noter.'"

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qui au contraire la page fait passer le mot. Il admirait sincèrement Balzac, mais n'aimait point son style. Il écrit dans ses "Mémoires d'un Touriste": "Je suj)pose que Balzac fait ses romans en deux temps, d'abord raisonnablement, puis il les babille en beau style néolugique avec les p à t i n e m e n t s de l'âme, il neige dans mon coeur, et autres belles cboses."

Son style à lui a les qualités et les défauts de sa tournure d'esprit philosophique et sentencieuse. C'est un penseur fécond et original en même temps qu'un écrivain terne et négligé;*) mais ce qui le distingue par-dessus tout, c'est son horreur pour le "vide" et le vague qui fait que personne ne l'a égalé dans l'art de penser et de faire penser.

Beyle aimait à dire qu'il n'y a que les pédants et les prêtres qui puissent s'amuser à nous faire des tableaux de la mort et à spéculer sur l'horreur qu'elle inspire; il ne la craignait pas, mais il la regardait comme une "dernière fonction messéante de la vie" (Sainte-Beuve) à laquelle on devait penser le moins possible. Lorsqu'elle le frappa subitement en 1842, comme il l'avait souhaité, son nom était encore à peu près inconnu. Trois personnes seulement, (dont Mérimée) — assistèrent à ses funérailles; aucun discours ne fut prononcé sur sa tombe.

*) Pour se fah'e une idée du style de Beyle qui peut être excellent ou pitoyable, qu'on lise les passages suivants: "Ce raisonnement, si juste en apparence, acheva de jeter Mathilde hors d'elle-même. Cette âme altière, mais saturée de toute cette prudence sèche qui passe dans le grand monde pour peindre fidèlement le coeur humain, n'était pas faite pour comprendre si vite le bonheur de se moquer de toute prudence qui peut être si vif pour une âme ardente." On de- vine ce que Beyle veut dire, bien que la phrase soit non seulement maladroite mais encore incorrecte ; immédiatement après viennent les lignes suivantes aussi profondes que spirituelles : "Dans les hautes classes de la société de Paris, où Mathilde avait vécu, la passion ne peut que bien rarement se dépouiller de prudence, et c'est du cinquième étage qu'on se jette par la fenêtre."

Les articles écrits sur lui, si bienveillants qu'ils fussent, prouvaient qu'on le comprenait bien peu alors. Mais, depuis sa mort, sa gloire n'a cessé de croître. On commença à le considérer comme un original, on fut enclin plus tard à le regarder, tout en lui accordant de grandes qualités, comme un écrivain à part, un esprit stérile à cause de sa tendance paradoxale. Pour moi, je ne vois pas seulement en lui un des principaux représentants de la génération de 1830; je crois encore qu'il eut sa place marquée dans le grand mouvement des idées au XIX^ siècle, car c'est à lui que se rattachent Taine comme psychologue et Mérimée comme écrivain.

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