L'école romantique en France (1902)

|203| Chapitre XIX. Beyle (suite).

Beyle est sans contredit l'un des esprits les plus complexes de cette époque féconde. Le trait essentiel qui le sépare des autres romantiques français est qu'il descend en ligne directe du XVIII ^ siècle, particulièrement de sa philosophie rationaliste et sensualiste ; de plus, on cherche en vain, même dans sa jeunesse, une trace du respect qu'affectent en général les romantiques pour les traditions religieuses. Il resta toute sa vie un adversaire irréconciliable de tout ce qui, dans la révolution romantique, était en contradiction avec l'esprit du XVIIP siècle. Il n'a jamais subi la moindre influence de Chateaubriand ou de Madame de Staël*) — (il n'imita ni la couleur de l'un ni l'éloquence de l'autre) — de Chénier, de Hugo ou de Lamartine, car il n'avait pas le sens de la mesure et ne possédait pas le don du lyrisme et du pathétique. Les romantiques qu'il admirait n'étaient pas des romantiques français, et son attachement à Condillac et à Helvétius, que tous les romantiques dédaignaient, fut inébranlable même dans un temps où tout le monde les condamnait. Beyle fat

*) Il dit de "Corinne": "Je ne parle pas du vulgaire né pour admirer le pathos de "Corinne"; les gens un peu délicats ont ce malheur bien grand au XIX e siècle : quand ils aperçoivent de l'exagération, leur âme n'est plus disposée qu'à inventer de l'ironie". — Il nous faut voir sans doute aussi une allusion au "Génie du Christianisme" et aux "Martyrs" de Chateaubriand dans les lignes suivantes: "Je serais ennuyeux comme un faiseur de prose poétique ... A moins de faire de la prose poéticiue qui ne compte pas ... Je demande pardon pour le parler net et tranchant, je pourrais dire les mêmes choses en beau style néologique et moral, mais . . ."

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et resta un athée passionné, je veux dire que dans son incrédulité il y eut toujours une sorte de haine contre cet "être" à qui il ne croyait pas; il ne pouvait concevoir les terreurs auxquelles Thomme est soumis et exprimait sa colère dans ces mots d'un pessimisme farouche, sous une ironie aftectée : "Ce qui excuse Dieu, c'est qu'il n'existe pas". Il ne manque jamais l'occasion d'exhaler son indignation contre les croyances religieuses quelles qu'elles soient. Quand il écrit "sa seule vraie religion", il ajoute aussitôt entre parenthèses : " celle du lecteur" ; quand il parle de la morale chrétienne, il la réduit à cette défense: "ne mange pas de truffes, de peur des crampes d'estomac".

Dans sa morale (comme dans sa vie privée) Beyle est un épicurien déclaré. Il ne reconnaît d'autres mobiles, même à ce qu'on appelle les actions héroïques, que l'égo- ïsme, la poursuite du plaisir, et l'appréhension de la douleur. Il croit, par exemple, que la crainte du mépris de soi-même est suffisante pour déterminer un homme à se jeter à l'eau pour en sauver un autre (voir dans sa Correspondance une lettre très intéressante du 28 dé- cembre 1829). Il ne compte comme actes vertueux que ceux qui sont difficiles à exécuter, mais qui sont utiles aux autres.

Il est exclusivement psychologue, soit qu'il observe et recueille des notes dans ses voyages, qu'il remue les vieilles chroniques ou qu'il écrive ses romans. Il étudia continuellement l'âme humaine et fut l'un des premiers parmi les modernes qui considérèrent l'histoire, au point de vue scientifique, comme un problème psychologique. Mais, conformément à sa théorie du bonheur, il réduisit la science de l'homme à la science du bonheur.*) Toutes ses pensées évoluent donc autour de ce point capital. Le caractère est, selon lui, l'habitude de chercher le bonheur; il préférait les Italiens aux autres peuples, parce qu-'ils

*) L'homme est, pour lui, un être qui "part tous les matins pour la chasse du bonheur."

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lui paraissaient, hommes comme femmes, aller plus directement au bonheur.

Nature indépendante, originale, passionnée, Beyle regardait l'indépendance comme la première condition du bonheur. La même note se retrouve dans toutes ses oeuvres avec le même avertissement: sois méfiant, ne crois que ce qui te plaît à toi-même, et commence toujours par te dire que ton voisin est payé pour te débiter des mensonges.

Le reproche qu'il ne cesse d'adresser aux Français est qu'ils sont trop vaniteux pour être véritablement heureux, ou mieux qu'ils ne peuvent concevoir de plaisirs plus élevés que ceux de la vanité vulgaire. Le Français fera juger son bonheur par autrui et dira volontiers à son voisin: veuillez m'apprendre si j'ai du plaisir, si je suis heureux, parce qu'il n'ose pas trancher lui-même la question. Le respect ou la crainte de l'opinion publique, voilà le sentiment dominant en France. Beyle ne craint rien tant au contraire que de ressembler aux autres, et, à force de vouloir être lui-même, il en vient à exprimer toutes sortes d'idées bizarres. Tout en se moquant continuellement du qu'en dira-t-on, en aimant et en glorifiant la franchise, il ne cessait de s'observer lui-même et de s'imposer le devoir de braver les- autres et, à l'occasion, de se venger des autres. Dans cette opposition permanente aux idées bourgeoises et étroites se trouve le vrai romantisme. Ce qui n'est pas moins romantique chez Beyle, c'est que, quoiqu'il prêchât le naturel, il aima toute sa vie à se cacher sous des pseudonymes, à se travestir, à mystifier ses lecteurs en dissimulant ses idées et ses expériences personnelles sous un amas confus de draperies et de déguisements.

Il avait été habitué dès son enfance à se replier sur lui-même ; après la mort de sa mère il avait dû concentrer dans son coeur ses sentiments débordants, et il se croyait par conséquent différent des autres et même supérieur aux autres, mais sa supériorité n'était, à ses yeux, qu'une

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simple différence. *) Il savait qu'étant ainsi fait il n'avait pas à compter sur la sympathie générale, pas plus qu'il ne pouvait espérer être compris de tous. C'est pourquoi il voudrait tant pouvoir écrire dans une "langue sacrée" intelligible seulement pour quelques-uns, et va jusqu'à désirer "un lecteur unique, unique dans tous les sens*'. Ainsi s'explique la dédicace de "La Chartreuse de Parme" : To the liappy few (à un petit nombre d'heureux). Ainsi s'explique également chez Beyle ce désir constant de se travestir et de s'effacer. Il ne se contente pas de publier toutes ses oeuvres sous des pseudonymes; dans le cours d'un même livre il prend différents noms, sans parler de €elui de Stendhal qui, vraisemblablement, se rattache à la petite ville prussienne Stendal, lieu natal de Winkelmann. Toute opinion dont il ne veut pas assumer la responsabilité, toute anecdote qui éclairerait sa vie privée, il l'expose sous les noms d'Albéric, de Lisio, ou de "l'aimable colonel" un tel. Il se prête autant de situations que de noms: il est tantôt officier de cavalerie, tantôt commis-voyageur, tantôt marchand de fer, tantôt douanier, tour à tour homme et femme, noble et roturier, Anglais et Italien. Il se serait volontiers servi de la langue des chiffres pour les initiés. Il y avait évidemment dans ces efforts qu'il faisait pour dépister toutes les recherches quelque chose de la discrétion mystérieuse du diplomate, mais il y avait aussi une crainte exagérée de la police qui allait presque jusqu'au délire de la persécution. Beyle avait, en effet.

*) Beyle écrit dans une lettre datée de Sagan (Silésie) le 16 Juillet 1813: "Cette prétendue supériorité, si elle n'est que de quelques degrés, vous rendra aimables, vous fera rechercher et vous rendra les hommes nécessaires : voyez Fontenelle. Si elle est plus grande, elle rompt tout rapport entre les hommes et vous. Voilà la malheureuse position de l'homme soi-disant supérieur, ou, pour mieux dire, différent: c'est là le vrai terme. Ceux qui l'environnent ne peuvent rien pour son bonheur; les louanges de ces gens là me feraient mal au coeur au bout de vingt-quatre heures et leurs critiques me feraient de la peine."

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connu dans sa jeunesse la police de Napoléon et celle de l'Autriche, et il avait toujours peur que ses lettres ne fussent prises et ouvertes. Il ne signait donc jamais de son nom véritable une lettre privée. Je trouve dans sa Correspondance plus de soixante pseudonymes différents, les plus étranges comme les plus vulgaires: Conickpliile, Arnolphe. C de Seyssel, Chopin d'(Jrnoville, Toricelli, François Durand etc.; il se dit tantôt capitaine, tantôt marquis, tantôt ingénieur, ou bien signe de son âge, du nom de sa rue, du numéro de sa maison. Il appelle Grenoble Cularo, Civita-Vechia Abeille etc.; il s'amuse à ajouter à son nom fictif un nom de lieu déterminé: Théodore Bernard (du Khône) ; il signe du nom d'Olagnier, de Voiron (Isère) une pétition adressée au gouvernement de juillet pour demander qu'un nouveau blason soit créé pour la France. Il éprouve tant de plaisir à ces travestissements que le vers d'Horace "odi profanum vulgus "exprime pour lui une condition du bonheur. Quelle conception se fait-il donc du bonheur et où le place-t-il? Dans les actions périlleuses et téméraires et dans l'amour-passion. Le frisson que l'on éprouve lorsqu'on expose sa vie pour un homme ou pour une cause, ou dans l'ivresse de l'amour, voilà ce qui donne à la vie sa valeur. Quand, dans l'Introduction de "La Chartreuse de Parme", Beyle parle de Milan, il fait les réflexions suivantes: "Le départ du dernier régiment de l'Autriche marqua la chute des idées anciennes; exposer sa vie devint à la mode. On vit que, pour être heureux après des siècles d'hypocrisie et de sensations affadissantes, il fallait aimer quelque chose d'une passion réelle, et savoir dans l'occasion, exposer sa vie." L'amour de la guerre et l'amour de la femme — (Monsieur Faguet dit: l'adoration de l'énergie et l'adoration de la volupté (Revue de Deux Mondes 1er février 1892) — ne sont chez Beyle que des formes différentes d'une même passion à laquelle il ramène tout et où il se révèle tout à fait poète: l'amour du "divin imprévu".

Il n'est pas nécessaire d'expliquer comment, dans la

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guerre telle que la faisait Napoléon, Beyle trouvait la satisfaction de cette passion; d'un autre côté, lui-même nous dit quelle impression de volu])té produisaient sur lui l'Italie et surtout les femmes de Tltalie. Dans une lettre écrite de Milan le 4 septembre 1820, il s'exprime de la manière suivante: "Comme j'ai passé quinze ans à Paris, ce qui m'est le plus indifférent au monde, c'est une jolie femme française. Et souvent mon aversion pour le vulgaire et l'affecté m'entraîne au-delà de l'indifférence. Si je rencontre une jeune femme française et que, par malheur, elle soit bien élevée, je me rappelle sur-le-champ la maison paternelle et l'éducation de mes soeurs. Je prévois tous ses mouvements et jusqu'aux plus fugitives nuances de ses pensées. C'est ce qui fait que j'aime beaucoup la mauvaise compagnie, où il y a plus d' i m p r é v u. Autant que je me connais, voilà la fibre sur laquelle les hommes et les choses d'Italie sont venus me frapper. 1^ Les femmes.

Qu'on juge de mes transports, quand j'ai trouvé en Italie, sans qu'aucun voyageur m'eût gâté le plaisir en m'avertissant, que c'était précisément dans la bonne compagnie qu'il y avait le plus d'imprévu. Ces génies singuliers ne sont arrêtés que par le manque de fortune et par l'impossible; s'il y a encore des préjugés, ce n'est que dans les basses classes."

Ce que Be_yle aime donc par -dessus tout, c'eet l'énergie*) poussée à l'extrême dans l'action comme dans le sentiment, qu'il la rencontre chez un gé- néral invincible, ou chez une femme dominée par l'amour. C'est pourquoi, lui, le railleur froid et sec, il adore litté- ralement Napoléon ; **) c'est pourquoi aussi il aime la Milanaise; c'est pourquoi enfin il comprend et peint l'Italie du XV® et du XVI ^ siècle beaucoup mieux que celle des

*) "Ce peuple, dit-on, est fe'roce, s'e'crie Beyle, en parlant de la canaille de Rome; tant mieux! il a de l'énergie."

**) Dans une lettre qu'il écrivit pour Byron, mais qu'il ne lui envoya pas, Beyle appelle Napoléon: "le héros que j'ai adoré", et dans une lettre du 10 Juillet 1818, il emploie la

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temps modernes. Pendant longtemps il eut l'idée, bien significative, d'écrire une "Histoire de l'énergie en Italie, et l'on peut dire que tous ses ouvrages qui se rapportent à l'Italie et pour lesquels il mit à contribution de vieux manuscrits, renferment la psychologie de l'énergie italienne.

Une indication suffit pour montrer que le même amour du "divin imprévu", qui avait poussé Beyle à prendre part aux guerres de l'Empire fit de lui, plus tard, un voyageur, un émigré, un cosmopolite.

Dans une lettre où il annonce qu'il a reçu l'ordre de partir et de briser ainsi les liens d'amour qui l'enchaînent, il parle du plaisir qu'il ressent involontairement "dès qu'il s'agit de voyager pour voir du nouveau".

L'amour du "divin imprévu", ou mieux encore l'instinct supérieur qui attirait Beyle vers la femme et était cause qu'il aimait plus ardemment que d'autres, se révèle 4e même dans cet amour passionné pour la musique et les arts plastiques qui fit de lui un enthousiaste, un dilettante, un cicérone et un biographe. Il aima Cimarosa et Correggio, Arioste et Byron, comme on aime une femme. Ses rapports avec Byron par exemple sont intéressants à ce point de vue. En public il le juge sévèrement sans se départir vis-à-vis de lui de sa fierté, disputant avec lui sur Napoléon, etc. Il ne répondit même pas à la lettre si courtoise que Byron lui adressa sept ans après leur première rencontre, parce qu'il trouvait en lui (dans son éloge de Walter Scott) de l'hypocrisie. Mais, quand il parle sincèrement, à l'occasion de sa première entrevue avec Byron, voici comment il s'exprime: "Je raffolais alors de Lara. Dès le second regard je ne vis plus lord Byron tel qu'il était réellement, mais tel qu'il me semblait que devait être l'auteur de Lara. Comme la conversation languissait, Monsieur de Brème chercha à me faire parler; c'est ce qui m'était impossible, j'étais rempli de timidité et de

seule expression lyrique peut-être qui se trouve dans ses 20 Tolumes: "0 Sainte-Hélène! roc désormais si célèbre, tu es recueil de la gloire anglaise."

Brandes, l'école romaiiti(iuc en Fiance. 14

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tendresse. Si j'avais osé, j'aurais baisé la main de lord Byron en fondant en larmes . . . Par tendresse, j'eus la sottise de lui conseiller de prendre un fiacre etc*) ..."

D'autres que Beyle ont aimé la guerre, les voyages^ les femmes et l'art. Mais ce qu'il y a de particulier en lui et de tout à fait moderne, c'est le don de se raisonner au milieu de l'action et sous l'influence de la passion. Il ne cesse de s'observer lui-même, il se täte toujours le pouls pour ainsi dire; il explique tout ce qui se passe en lui avec un sang-froid qui ne l'abandonne jamais et en tire des conclusions générales. Qu'on le suive dans le feu d'une bataille. Il écrit pendant la canonnade de Bautzen: "Nous voyons fort bien, de midi à trois heures, tout ce qu'on peut voir dans une bataille, c'est-à-dire rien. Le plaisir consiste à ce qu'on est un peu ému par la certitude qu'on a que là se passe une chose qu'on sait être terrible. Le bruit majestueux du canon est pour beaucoup dans cet effet . . . Si le canon produisait le bruit aigu du sifflet, il me semble qu'il ne donnerait pas tant d'émotion. Je sens bien que le bruit du sifflet deviendrait terrible mais jamais si beau que celui du canon."

Une autre fois il écrit un chapitre sur "la naissance de l'amour": "Voici ce qui se passe dans l'àme:

1° L'admiration.

2*^ On se dit: Quel plaisir de lui donner des baisers^ d'en recevoir, etc. !

3*^ L'espérance.

On étudie les perfections . . . Même chez les femmes les plus réservées, les yeux rougissent au moment de l'espérance; la passion est si forte, le plaisir si vif, qu'il se trahit par des signes frappants:

4'^ L'amour est né.

Aimer, c'est avoir du plaisir à voir, toucher, sentir par tous les sens, et d'aussi près que possible, un objet aimable et qui nous aime.

) Beyie: Racine et Shakespeare (Lord Byron en Italie); Correspondance inédite, I p. 273. IL p 71

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5° La première cristallisation commence.

On se plaît à orner de mille perfections une femme de l'amour de laquelle on est sûr; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie . . , Laissez travailler la tète d'un amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez.

Aux mines de sel de Saltzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver; deux ou trois mois après on le retire couvert de cristallisations brillantes: les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants, mobiles et éblouissants; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.

Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections.

Un voyageur parle de la fraîcheur des bois d'orangers à Gènes, sur le bord de la mer, durant les jours brûlants de l'été : quel plaisir de goûter cette fraîcheur avec elle ! . . .

Ce phénomène, que je me permets d'appeler la cristallisation, vient de la nature qui nous commande d'avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé, et de l'idée: elle est à moi. Le sauvage n'a pas le temps d'aller au delà du premier pas. Il a du plaisir, mais l'activité de son cerveau est emploj^ée à suivre le daim qui fuit dans la forêt, et avec la chair duquel il doit réparer ses forces . . .

LTn homme passionné voit toutes les perfections dans ce qu'il aime; cependant l'attention peut encore être distraite, car l'âme se rassasie de tout ce qui est uniforme, même du bonheur parfait.

Voici ce qui survient pour fixer l'attention:

6^ Le doute naît.

Après que dix ou douze regards, ou toute autre série d'actions qui peuvent durer un moment comme plusieurs

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jours, ont d'abord donné et ensuite confirmé les espérances, . . . l'amant demande des assurances plus positives, et veut pousser son bonheur.

On lui oppose de l'indifférence, de la froideur ou même de la colère, s'il montre trop d'assurance ... et ainsi il arrive à douter du bonheur qu'il se promettait; il devient sévère sur les raisons d'espérer qu'il a cru voir.

Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, il les trouve anéantis. La crainte d'un affreux malheur le saisit, et avec elle l'attention profonde.

70 Seconde cristallisation.

Alors commence la seconde cristallisation, produisant pour diamants des confirmations à cette idée:

Elle m'aime.

A chaque quart d'heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, l'amant se dit: "Oui, elle m'aime;" et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes; puis le doute à l'oeil hagard s'empare de lui, et l'arrête en sursaut. Sa poitrine oublie de respirer; il se dit: "Mais est-ce qu'elle m'aime?" Au milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement: "Elle me donnerait des plaisirs qu'elle seule au monde peut me donner."

Il existe peu d'analyses aussi délicates et aussi profondes de la passion, et les meilleurs critiques de Beyle, Taine et Beurget, ont pu très justement comparer ces explications des phénomènes psychiques de la passion avec la troisième partie de l'Ethique de Spinosa : "De affectibus." C'est que dans le soldat, l'administrateur, le diplomate et l'amant qu'était Beyle, il y avait aussi un grand philosophe qui aimait à analyser les sentiments pour en étudier les éléments, et à montrer comment l'harmonie de la pensée et de la vie sensitive donne aux individus leur caractère original. L'énergie des sentiments ne l'intéressait pas moins que leurs différentes combinaisons; il cherchait dans les races et les climats l'explication des caractères; il esquissait une psychologie des peuples et,

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sans suivre une méthode scientifique rigoureuse, se sentait cependant sollicité à étudier et à peindre des états d'âme, en se servant de toutes les données de la science moderne. Ses romans sont remplis de chiffres et d'indications précises. 11 peint un jour la visite d'un roi dans une petite ville, son entrée triomphale, les Te Deum et les nuages d'encens dans l'église, les salves d'artillerie et de mousqueterie ait» dehors, et il ajoute: "Une telle journée défait l'ouvrage de cent numéros de journaux jacobins". Dans un autre endroit un conspirateur exilé raconte que "la révolution à la tête de laquelle il s'est trouvé n'a pas réussi uniquement parce qu'il n'a pas voulu faire tomber trois têtes et distribuer à ses partisans sept à huit millions qui se trouvaient dans une caisse dont il avait la clef.

"Ma foi, dit Julien, qui veut la fin veut les moyens; si j'avais quelque pouvoir je ferais pendre trois hommespour sauver la vie à quatre."

11 est manifeste que pour Beyle le bonheur de l'homme réside dans la claire conscience qu'il a de lui-même. Aussi le but de tous ses efforts était-il d'arriver à la clarté sur lui-même et sur le mécanisme de l'àme humaine en général. Il pensait que le contact du monde, l'amour, le bonheur aiguise le jugement, et il était persuadé, par contre, que l'homme est surtout malheureux quand il ne se connaît pas. Il écrit dans une lettre datée de Moscou ces lignes très caractéristiques : "Maintenant ton bonheur doit te ramener naturellement aux principes du pur b é 1 i s m e*) — Je lisais les C o n f e s s i o n s de Rousseau il y a huit jours. C'est uniquement faute de deux ou trois principes de bélisme qu'il a été si malheureux. Cette manie de voir des devoirs et des vertus partout a mis de la pédanterie dans son style et du malheur dans sa vie. Il se lie avec un homme pendant trois semaines : crac, les devoirs de l'amitié etc. Cet homme ne songe plus à lui après deux ans ; il cherche à cela une explication

*) Idées, principes particuliers à Beyle.

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noire. Le bélisme lui eût dit: deux corps se rapprochent, il naît de la chaleur et une fermentation, mais tout état de cette nature est passager. C'est une fleur dont il faut jouir avec volupté." Il y a là une science consommée de la vie qui révélerait un rare équilibre intellectuel, si la vie de Beyle avait été conforme à ces principes. Mais bien qu'enclin naturellement à une sensualité fougueuse, — (il rebuta par son cynisme, devenu chez lui une habitude, George Sand qu'il rencontra avec Musset en Italie) — et bien que, comme ])enseur, il fût comme il l'exigeait du vrai philosophe, clair, sec, rude et affranchi de toute illusion, (il disait que la banque est la meilleure école du philosophe) il y avait pourtant sous ce tempérament énergique et sous cette sèche logique une sensibilité artistique féminine aussi vive peut-être que chez Rousseau et qu'il conserva jusqu'à la fin de sa vie. Il écrivait deux ans avant sa mort: "Ma sensibilité devient excessive; ce qui ne fait qu'effleurer les autres me blesse jusqu'au sang; tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1840. Mais j'ai appris à cacher tout cela sous de l'ironie imperceptible au vulgaire." Eareraent on Ait un homme unir à un tel amour pour la vérité brutale plus de prudence et de circonspection; rarement on vit un homme si franc et en même temps si masqué, animé d'une telle haine contre l'hypocrisie et cependant si peu ouvert lui-même.

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