L'école romantique en France (1902)

|1| Chapitre I. La scène politique.

De 1824 à 1848 s^ épanouit en France une littérature puissante et merveilleuse. Après la grande Révolution, ^près les guerres de PEmpire et l'épuisement général rsous le règne de Louis XVIII, une nouvelle génération ^vait grandi qui, avec un zèle et un enthousiasme ad- mirables, entreprit de regagner tout ce qui avait été perdu dans le domaine intellectuel. Pendant la Révolution ^t les guerres de Napoléon, la jeunesse française avait eu mitre chose à faire qu'à renouveler la Littérature et l'Art. Toutes les forces vives de la nation avaient été consumées par la politique, l'administration et la guerre, et tout d^un coup toute cette vigueur intellectuelle, enchaînée jusque-là, se trouvait libre. L'époque de la Eestauration et du gouvernement de Juillet peut être marquée comme Pavénement décisif de la bourgeoisie sur la scène historique. C'est pendant la Restauration que l'industrie se développe; c'est alors qu'en France particulièrement la nouvelle distribution de la richesse nationale, accomplie sous la Révolution et étendue par Napoléon à toute l'Europe, commence à porter ses fruits. Le commerce et l'industrie étaient libres, les privilèges et les faveurs de toutes sortes étaient abolis, les biens des églises et des couvents qu^n avait confisqués, ceux de la noblesse qu'on avait morcelés et vendus à l'encan se trouvaient maintenant entre les mains de nouveaux propriétaires vingt fois plus nombreux au moins que les anciens. Il en |2| résulta que l'argent devint le ressort de la vie bourgeoise? et aussi l'objet des convoitises de chacun.

Après la Révolution de Juillet, c'est la noblesse d'argent qui remplace l'ancienne noblesse de naissance; le riche est anobli, élevé au rang de pair, et il fait de plus en plus servir la puissance royale à ses propres intérêts. C'est ainsi que la chasse à l'argent, la création de grandes entreprises commerciales et industrielles devient le trait social dominant du temps; et cet esprit pratique qui contraste si vivement avec les passions révolutionnaires et guerrières de l'époque précédente contribue à donner aux oeuvres poétiques de ce temps leur caractère romantique et irréel. Un seul des écrivains éminents de cette génération, Fun des plus grands, Balzac, n'hésita point à peindre son époque et à faire de la puissance encore nouvelle de l'argent, de ce nouveau roi du monde, le principal sujet de son oeuvre gigantesque. Les autres artistes, quoiqu'ils travaillassent souvent, eux aussi, pour l'argent, s'éloignèrent le plus possible de la réalité dansleur poésie comme dans leurs rêves.

Ce fut pendant dix ans, vers 1830, la période la plus féconde et la plus remarquable pour l'Art, mais en politique, une période terre et morne, dans laquelle la Révolution de Juillet ne fut qu'une tache sanglante. Dans les cinq premières années, sous Charles X, on avait vécu en pleine réaction. Les ministères Villèle, Martignac et Polignac marquent moins trois époques du mouvement rétrograde que trois degrés de ses rapides progrès: allegro^ andante et allegro furioso. Sous Villèle, les Jésuites^ devinrent tout puissants, les cloîtres furent réouverts, les lois sur la sanctification du dimanche furent exécutées avec la même sévérité qu'au moyen-àge; on punit de la peine de mort les vols commis dans les églises; les pauvres n'eurent droit aux aumônes qu'en présentant un certificat de piété. Enfin, en 1827, on proposa une loi sur la presse destinée à bâillonner les adversaires de l'Eglise; pourtant la chambre des Pairs la repoussa. La garde-|3|nationale fut dissoute, la censure rétablie, mais les ministres eurent la majorité de la Chambre contre eux et se retirèrent en 18-28. A la réaction cléricale par trop brutale succéda, avec Martignac, le ministère des concessions qui chercha à opposer quelques faibles digues à la domination toute puissante des Jésuites. La conséquence en fut que le roi le congédia à la première défaite qu'il subit à la Chambre, pour installer à sa place le ministère Polignac, dont le chef, ancien ambassadeur à Londres, était un homme selon son coeur; Polignac croyait à la royauté comme à l'ombre de Dieu sur la terre, il croyait — (et des songes l'affermissaient dans cette croyance) — être appelé par Dieu à lui rendre son ancien éclat. Mais le gouvernement était si peu populaire, que même sa seule action guerrière, la conquête d'Alger, ne put enthousiasmer -la nation et fut au contraire mal jugée par ses nombreux adversaires. La dissolution de la Chambre n'ayant abouti, malgré les mandements des évêques et l'intervention personnelle du roi dans la lutte électorale, qu'à la réélection des ennemis du gouvernement, le coup d'Etat s'accomplit. Aussitôt, le contre-coup suivit; après un combat de trois jours le ministère était emporté avec la royauté, par les flots de la révolution. Mais, pendant Cjue dans la première moitié de la période qui nous occupe la politique cédait à un mouvement rétrograde, il en était tout différemment dans le domaine intellectuel et social. Tout d'abord, l'oppression excita la soif de la liberté. La bourgeoisie et les intellectuels qui, à la fin, avec l'aide du prolétariat de la capitale et des étudiants, avaient renversé la royauté étaient devenus de plus en plus mécontents et aigris pendant tout ce laps de temps. Il en résulta entre autres choses que la littérature qui, au début, d'accord avec la politique,, avait formé un contraste historique avec la grande KévolutioD, et avait prôné le catholicisme, la royauté, le moyen-âge, prit une tout autre direction. L'exclusion de Chateaubriand du ministère Villèle en avait donné le signal, et depuis, même dans les plus hautes classes de la société |4|

qui donnaient le ton et le style de la belle Littérature, le mouvement intellectuel tendit à se séparer de plus en plus du mouvement réactionnaire politique. A un certain point de vue, la Restauration était comme une seconde floraison du XVIII " siècle dans le XIX ß; c'était le siècle de l'Humanité confondu avec celui de l'activité industrielle. De la cour l'élégance, la politesse et les belles manières se répandaient dans la nation ; dans les cercles de l'ancienne noblesse on discutait sans préjugé les questions morales et religieuses qui avaient passionné le siècle précédent. La conscience nationale, que les classes supérieures de la société essayaient de réveiller et de relever, reposait particulièrement sur le respect et l'amour ardent que tout ce qui avait de l'esprit et quelque culture en France vouait à la littérature et à l'art. Scepticisme prédominant en religion, liberté illimitée et tolérance intelligente au point de vue moral: c'était là comme l'atmosphère où vivait la bonne société et dont elle était enveloppée. Rien ne pouvait être plus favorable, plus fécondant pour la Littérature poétique qui jaillissait de toutes parts. Tandisque la réaction politique entretenait le libéralisme par son oppression, il se développait dans l'élite intellectuelle de la nation une liberté absolue de pensée et de sentiment qui n'exigeait rien de plus que l'élégance et la perfection de la forme dans tous les domaines étrangers à la politique. Tel devait être le point de départ du nouveau mouvement intellectuel.

La royauté de Juillet fut installée. Louis Philippe fut hissé, péniblement hissé, sur le trône de France, comme roi par la grâce de la Révolution.

Déjà, dans les cinq premières années de son règne, se révélèrent les caractères particuliers de son gouvernement. Tout d'abord, manque de contenance et de fermeté à l'extérieur, chose indispensable pourtant à une royauté qui s'appuie exclusivement sur la bourgeoisie. Ce roi prudent et pacifique jH'épara à la France défaite sur défaite, humiliation sur humiliation. Pour maintenir la paix, il refusa |5| le trône que la Belgique offrait à son second fils, et pour la même raison, il laissa l'Autriche réprimer librement les révoltes de l'Italie que le peuple français regardait justement comme un résultat de la Révolution de Juillet. Il ne put empêcher la défaite de l'insurrection polonaise et la prise de Varsovie qui causa en France un vrai deuil public. Le pays perdit ainsi de jour en jour en considération et en puissance. A l'intérieur, le gouvernement n'avait pas plus de dignité; les demandes continuelles de crédits que les Chambres repoussaient toujours produisaient l'impression la plus fâcheuse.

Louis-Philippe avait été un instant populaire, comme le soldat de Valmy et de Jemmapes, comme le Eoi-citoyen, l'ancien maître d'école fugitif que Lafayette lui-même avait appelle "le meilleur républicain", mais il ne fut point capable de conserver sa popularité, malgré le zèle qu'il y déploya. Il était intelligent, avisé, vivait d'une vie de famille simple et correcte; ses fils fréquentaient les écoles publiques, et lui-même allait chaque jour se promener dans les rues de Paris seul, en civil, son fameux parapluie à la main, toujours prêt à répondre aux saints ou à remercier ceux qui l'acclamaient par des paroles aimables ou une poignée de main. Mais ces vertus modestes et bourgeoises qu'il montrait au grand jour n'étaient pas celles que la France exigeait de ses souverains. Ces paroles: "nous voulons un pouvoir qui monte à cheval" qu'en son temps on avait fait entendre à Louis XVIII, souffrant de la goutte, marquent un sentiment qui contribua aussi à renverser Louis-Philippe.

Et quand celui-ci était à cheval, il y faisait mauvaise figure. Quand, en Juillet 1832, après avoir déclaré Paris en état de siège, à la suite d'une nouvelle insuirection, il passa la revue de 50000 hommes de garde nationale et de troupes de ligne qui faisaient la haie sur le boulevard, il ne s'avança point au milieu de la rue, il passa d' abord à droite du côté de la garde nationale, se courbant sur son cheval, pour distribuer le plus de ])oignées de main |6| possible; deux heures après, il passa de la même manière devant les troupes de ligne; il souriait sans discontinuer, le tricorne enfoncé sur la tête et lui donnant un air misérable. On eût dit que ses j^eux demandaient pardon d'avoir déclaré Paris en état de siège. Quel spectacle pour une population si facilement enthousiaste, pour une population dont les aînés avaient acclamé encore Bonaparte avec son attitude de César impassible, ses yeux fixes et ses mains »inapprochables«!*)*

*) Expression d'Henri Heine qui avait assisté à cette scène et qui compare également Louis-Philippe avec Napoléon.

Quels que fussent les efforts du roi pour gagner l'amour de ses sujets, l'abîme fut encore plus profond entre le trône et le peuple que sous le régime précédent.

L'ancienne noblesse se tenait éloignée de la nouvelle cour, la division des classes s'opérait chaque jour davantage, les propriétaires fonciers voyaient avec mécontentement les rois de la bourse attirer à eux toute la puissance. Légitimistes et haute bourgeoisie, hommes d'Etat et artistes ne se fréquentaient plus; les salons de la Kestauration se fermaient les uns après les autres et c'en était fait de la gaieté et de la simplicité aristocratiques de jadis. Avec l'ancienne forme de gouvernement disparurent aussi la vieille élégance, la frivolité gracieuse, l'esprit pétillant des dames du grand monde, leur vivacité et leur audace tempérées par la grâce. On vit surgir alors des hommes d'argent auxquels la cour réservait ses faveurs et que le prince royal avait fréquentés avant son mariage; les clubs et les sports anglais s'introduisirent dans les moeurs en même temps qu'un luxe effréné et sans goût et qu'une prédilection marquée pour les jouissances matérielles. Le roi avait été d'abord voltairien, et ses relations de famille l'avaient incliné plutôt vers le protestantisme. Mais craignant pour son trône, il changea bientôt d'opinion, se soumit (d'ailleurs inutilement) à toutes les humiliations pour gagner à lui le clergé; en peu de temps toute la cour devint |7| dévote. Dans le même moment, les classes supérieures de la bourgeoisie s^'adonnèrent à une piété à la fois anxieuse et aifectée que la craint« d'un quatrième état dans la nation avait fait naître. L'li3q)ocrisie, mise à la mode car la littérature réactionnaire de salon, commença à se l'é]>andre dans la bourgeoisie et le scepticisme passa près des femmes pour "insipide". Les moeurs furent plus sévères extérieurement; en réalité elles furent, comme en Angleterre, plus dissolues. On fut sans pitié pour les égarements du coeur féminin, mais plein d''indulgence pour les agioteurs sans scrupule. La génération précédente, ainsi que le fait remarquer un historien, "n'avait pas refusé le respect au prêtre qui délaisse son église, à la femme qui délaisse son mari, pouiTU que les motifs en fussent désintéressés. Maintenant, c'était contraire aux bienséances que de désirer le rétablissement du divorce, le mariage des prêtres" Le faubourg St. Honoré, le quartier des rois de la bourse, donnait le ton.

Il n'est donc pas étonnant que le parapluie de Louis-Philippe fut bientôt considéré comme le symbole de sa Toyauté, et que le mot " Juste-milieu" que le roi avait un jour employé très exactement pour désigner la voie .à suivre, fut synonyme de faiblesse et d'inertie ou de puissance sans éclat ni dignité.

Si nous jetons un regard d'ensemble sur toute cette époque, aux alentours de 1830, nous voyons facilement qu'elle devait être peu favorable au développement et à 'l'épanouissement de l'Art.

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