L'école romantique en France (1902)

Chapitre XVIII. Beyle.

Nous plaçons aujourd'hui à côté de Balzac un autre écrivain français de la même époque dont personne alors n'a songé à le rapprocher, parce que sa vie littéraire était aussi silencieuse que celle de Balzac était bruyante. Il €st à noter d'ailleurs comme un fait caractéristique que, de tous ses contemporains, Balzac fut le seul qui sut l'apprécier. Nous voulons parler d'Henri Beyle. Aux yeux de notre génération, Beyle et Balzac se complètent et sont aussi inséparables que Lamartine et Hugo. Leur rapprochement peut étonner pourtant, parce que l'un a écrit plus de cent romans et l'autre, un petit nombre dont seulement deux chefs-d'oeuvre. Mais les romans de Beyle sont si admirables qu'ils l'élèvent au même rang que le créateur du roman moderne, et parmi les autres ouvrages du môme auteur (ouvrages biographiques, théoriques, critiques, descriptions de voyages) — car Beyle a laissé à peu près vingt volumes — il en est quelques-uns qui ont exercé dans la littérature une aussi grande influence que ses romans.

Comparé à Balzac, Beyle est l'esprit de réflexion opposé à l'esprit d'observation, il est le penseur opposé au voyant. Nous pénétrons dans le coeur des personnages de Balzac, nous voyons les passions qui les agitent. Les personnages de Beyle au contraire sont conduits par leur tête parce que Beyle lui-même est un logicien, — et c'est là sa grande prétention*) — comme Balzac est une nature instinctive riche et exubérante.

*) cf. Mérimée (Portraits historiques) ; "il se piquait de n'agir que conformément ù la raison ; "il faut avant tout se laisser

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Entre Hugo et Bejde il y a à peu près les mêmes rapports qu'entre Léonard de Vinci et Michel-Ange. L'imagination plastique de Hugo représente une humanité supérieure, colossale, riche en muscles, éternellement aux prises avec la souffrance. La pensée mystérieuse, complexe et raffinée de Beyle crée un petit groupe d'hommes et de femmes qui, par leur expression profonde et énigmatique, leur sourire séduisant, doux et criminel, attirent et enchaînent comme par un lien magique. Assurément Michel-Ange, plane autant au-dessus de Hugo que Léonard de Vinci audessus de Beyle. Mais, de même que Hugo se rapproche dans son style du Moïse de Michel -Ange, de même la duchesse de Sansévérina de Beyle rappelle la Mona Lisa de Léonard. Beyle est un idéologue parmi les écrivains français de son temps comme Léonard parmi les grands peintres de la Renaissance.

Nous avons déjà rencontré Beyle comme l'un des chefs des combats d'avant-poste livrés à la tragédie classique française et au chauvinisme entretenu dans le camp classique contre les littératures étrangères, tout simplement à cause de leur caractère étranger. Dans ces combats, Beyle a frayé la voie à la nouvelle littérature. Nul autre n'a infligé des défaites plus sensibles aux écrivains de l'Empire, bien qu'il fût lui-même, à un certain sens, tout à fait un homme de l'Empire. C'est qu'en effet ce qui lui assure une place à part parmi les romantiques, c'est qu'il est le seul des grands écrivains de 1830 qui ait vécu toute l'époque impériale, qui ait vu la bataille de Marengo et l'entrée à Milan, la bataille d'Iéna et l'entrée à Berlin, rincendie de Moscou et la retraite de Russie, et dont les oeuvres embrassent par conséquent tout le siècle. Lui seul des romantiques de 1830 a conversé avec Napoléon et avec Byron, H n'est que d'un an plus jeune que No-

guider par la logique "disail-il en mettant un intervalle entrela première syllabe et le reste du mot, mais il souffrait impatiemment que la logique des autres ne fût pas la sienne."

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dier; mais, tandis que celui-ci n'est qu'un héraut dont les fanfares réveillaient les esprits, Beyle, avec sa lance et son drapeau, nous apparaît comme un vrai combattant, comme un hussard romantique, (l'expression est de Sainte- Beuve) capable à lui seul de prendre une ville d'assaut.

L'esprit de Nodier était hanté des souvenirs de la Révolution française — il ne peut se lasser d'en peindre les grands hommes, les victimes, les conjurations etc. — Beyle était fasciné par la carrière brillante et la chute de Napoléon.

Marie Henri Beyle naquit à Grenoble le 23 janvier 1783; il était fils d'un avocat qui appartenait à la haute bourgeoisie du pa3's. A pßine âgé de huit ans, il perdit sa mère et en éprouva une si profonde douleur qu'il ne put jamais s'en consoler. Son père, homme taciturne, ne s'occupait guère de ses enfants et les traitait avec une rigueur extrême. Il confia le jeune Henri à de pauvres abbés que celui-ci ne tarda pas à détester comme des tyrans et des hypocrites. De bonne heure s'éleva entre son père et lui une haine qui ne s'éteignit jamais*).

C'est dans la maison de son grand -père maternel, médecin très célèbre et très cultivé, que l'enfant trouva les seuls plaisirs qu'il goûta dans les premières années de sa vie. Les ordres cruels du père étaient exécutés avec tant de sévérité qu'à quatorze ans Henri n'avait encore que trois camarades. Cet enfant qui portait en lui le germe de la plus profonde originalité, dont le trait fondamental du caractère était une indépendance jalouse, dont le tempérament énergique aspirait aux actions d'éclat et chez qui s'éveilla de bonne heure une sensualité ardente, fut élevé dans une obéissance si stricte que la révolte intérieure la plus violente devait en être la conséquence naturelle. Comme les abbés, ses précepteurs, qui vivaient dans une crainte continuelle de la Révolution et de ses suites, voulaient faire de lui un royaliste et un catholique, il devint révolutionnaire, bonapartiste et libre-penseur dans

*) "Nos parents et nos maîtres, a-t-il dit plus tard, sont nos ennemis naturels quand nous entrons dans la vie."

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le sens le plus large du mot. Mais cette lutte permanente entre la volonté de sa famille et la sienne propre fit naître en lui une défiance générale si profonde qu'il ne put s'en débarrasser de sa vie. Et, à cette crainte d'être trompé ou berné par les autres s'ajouta bientôt la défiance de luimême et en même temps l'habitude de se tenir toujours sur ses gardes.

Un côté de son caractère s'explique par la province où il est né et où sa famille était établie depuis des siècles. Les habitants du Dauphiné sont vifs, opiniâtres, entêtés, tout aussi différents des Provençaux que des Parisiens. Le Provençal exprime ses sentiments avec feu et avec verve, il jure et tempête quand il est irrité; le Parisien est poli, spirituel, superficiel et brillant. Les caractères du Dauphiné au contraire sont en même temps sérieux et délicats, ils gardent le souvenir d'une injure pour s'en venger, mais ne se répandent jamais eux-mêmes en injures. D'après une tradition de famille, les Beyle étaient originaires d'Italie du côté maternel. La mère de Henri lisait encore Dante et l'Arioste en italien, chose rare alors chez une provinciale et qui nous explique sans doute l'amour particulier de Beyle pour tout ce qui se rattachait à l'Italie. D'ailleurs, jusqu'en 1839, le Dauphiné avait été séparé de la France et avait formé un état politique à moitié italien.

Beyle se figurait aussi que Louis XI qui, comme dauphin, avait gouverné sa province pendant plusieurs années avait communiqué à ses compatriotes quelque chose de son esprit prudent et rusé. Si invraisemblable qu'elle soit, cette supposition ne laisse pas d'être significative.

Le milieu où il grandit accentua encore la défiance, "la peur d'être dupe" qu'il tenait peut-être du sol natal. Lorsqu'il put jouir enfin de la liberté après laquelle il aspirait depuis si longtemps, je veux dire quand il fut placé dans une école publique,*) une amère déception

*) L'Ecole centrale fondée en 1795 par une loi de la Convention et d'après le plan de Destutt de Tracy.

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lui était réservée. Petit de taille, mais d'une constitution robuste, avec des yeux expressifs, le jeune Henri, surnommé par ses nouveaux camarades "la tour ambulante", à cause de sa démarche ferme et assurée et de son corps d'Hercule, était un enthousiaste, malgré le sourire ironique qui voltigeait sur ses lèvres. Il ne trouva pas les camarades gais, aimables et généreux qu'il avait rêvés, mais une bande de jeunes polissons. "Ce désappointement, dit-il à son ami Colomb, (qui fut plus tard son biographe) je l'ai eu à peu près dans tout le courant de ma vie. Je ne réussissais guère auprès de mes camarades; je vois aujourd'hui que j'avais un mélange fort ridicule de hauteur et de besoin de m'amuser. Je répondais à leur égoïsme le plus âpre par mes idées de noblesse espagnole; j'étais navré quand dans leurs jeux ils me laissaient de côté". Qu'on compare cet aveu avec la cruelle déception du jeune Fabrice (dans "la Chartreuse de Parme" de l'année 1839). Quand, dans la bataille de Waterloo, Fabrice demande aux soldats un morceau de pain et qu'on lui répond par une grossière plaisanterie, Beyle écrit: "Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n'était donc plus ce noble et commun élan d'âmes amantes de la gloire qu'il s'était figuré d'après les proclamations de Napoléon". On peut s'imaginer aisément les actes d'égoïsme brutal dont Beyle fut témoin dans ses campagnes militaires, car c'est évidemment avec ses souvenirs qu'il a peint Fabrice. Dès sa jeunesse, il s'était fait une idée trop élevée du sentiment de camaraderie qui doit régner à l'école comme à l'armée.

Vers 1798, il se mit avec zèle à l'étude des mathé- matiques, pour cette raison bien caractéristique qu'il trouvait dans toutes les sciences l'hypocrisie qu'il abhorrait et qu'il ne la croyait impossible que dans les mathématiques. Ce qui contribua aussi à l'y déterminer, fut la gloire dont se couvrait à ce moment même, en Italie, le jeune Bonaparte, que sa science en artillerie conduisait de victoire en victoire.

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Après avoir terminé ses études, il vint à Paris le 10 novembre 1799, le lendemain même du 18 brumaire, avec une lettre de recommandation pour le comte Daru son parent, et comme Pierre Daru avait été nommé, après le coup d'Etat, Secrétaire général de la guerre et Inspecteur des revues, il fit entrer Beyle dans son ministère. Je crois trouver une réminiscence de cette situation dans le poste qu'occupe Julien chez le comte de la Mole (dans "Kouge et Noir"). Colomb raconte que l'un des premiers jours, comme Daru lui dictait une lettre, Beyle, distrait, écrivait cela avec deux "1" et que Daru lui fit à ce sujet, tout en le plaisantant, une observation néanmoins humiliante. Ce trait se retrouve également dans "Rouge et Noir". Pourtant Daru était un protecteur infiniment plus délicat et plus aimable que Monsieur de la Mole, et il ne perdit jamais de vue son jeune protégé. C'est un pur hasard que cet homme qui s'entendait si bien à l'administration de l'armée, qui possédait un non moindre talent littéraire, et qui, par sa traduction d'Horace comme par ses ouvrages historiques, se tenait au centre du mouvement littéraire de l'Empire, eût à ses côtés, presque dans toutes ses campagnes, l'un des fondateurs de la nouvelle école. Naturellement il ne s'en doutait pas plus à cette époque que Be3"le lui-même. Lorsque Daru et son jeune frère eurent préparé sous le ministère Carnot, la mémorable campagne d'Italie et eurent reçu l'ordre de rejoindre l'armée, ils invitèrent Beyle à les accompagner, sans pouvoir toutefois lui donner de situation déterminée. Beyle', alors âgé de dix-sept ans, mais robuste et enthousiaste, qui ne rêvait que grandes actions et admirait le premier Consul, ne se fit pas prier. 11 partit pour Genève emportant dans ses malles quelques auteurs originaux et, pour la première fois, enfourcha un cheval que Daru avait laissé pour lui et le 22 mai, deux jours après Napoléon, il franchit le Saint-Bernard. Il arriva au commencement de juin à Milan, la ville où il devait apprendre à jouir de la vie, et qui devait occuper une si grande place dans ses oeuvres. Il

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fut témoin de l'allégresse générale qui accueillit la nouvelle des défaites autrichiennes, et il prit jjart, comme volontaire, à la bataille de Marengo.

Après avoir été quelques mois occupé dans les bureaux de l'administration militaire, il entra, comme maréchal des logis au 6 ^ régiment de dragons, ainsi que le rappelle une curieuse remarque du cinquième chapitre de "Rouge et Noir". A Eomanego il fut nommé sous-lieutenant et, bientôt après, aide de camp du général Michaud. Dans tous les combats qui suivirent, surtout ä Castel- Franco, il se distingua par sa bravoure aussi bien que par le zèle et l'exactitude avec lesquels il s'acquitta des missions qui lui avaient été confiées.

11 est facile de se faire une idée des sentiments qui animaient le jeune Beyle à Marengo d'après l'enthousiasme puéril qu'il prêta plus tard à Fabrice del Dongo à la bataille de Waterloo. Cette peinture de Fabrice n'est incontestablement si parfaite que parce qu'elle est une reproduction fidèle des aventures personnelles de l'auteur. Beyle conserva le souvenir de tout le temps qui s'écoula depuis le jour où il franchit les Alpes jusqu'au jour où il quitta l'armée après la paix d'Amiens, comme d'un temps de bonheur sans mélange, d'impressions romantiques les plus diverses, d'entreprises téméraires; ce fut toujours pour lui le temps de son premier duel, de ses premières aventures amoureuses, de la poésie des camps et des salons, dans ce beau pays où les libérateurs étrangers étaient salués avec enthousiasme par un peuple insouciant et prompt à l'exaltation.

Il revint à Grenoble, dans sa famille qu'il retrouva telle qu'autrefois, respectant tout ce qu'il méprisait et abhorrant tout ce qu'il admirait ; mais, après quelques scènes intimes violentes, il obtint la permission d'aller à Paris. Là il étudia Montaigne, Montesquieu et les philosophes du XVIII ^ siècle particulièrement Cabanis et de Tracy qu'il connut mieux beaucoup plus tard, mais dont r"Idéologie" l'avait déjà, dès sa première jeunesse, extrêmement passionné. Il se mit en outre à apprendre l'anglais.

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Cette vie calme d'études prit fin au bout de quelques années, quand Beyle s'éprit à Grenoble d'une jolie actrice qui répondit à ses avances. Celle-ci ayant été appelée à Marseille, il l'y suivit et, pour ne pas se séparer d'elle, entra en qualité de commis dans une grande maison d'importation. Pendant l'année que dura sa passion il se sentit heureux sur son rond de cuir. Mais, lorsque son amante se maria subitement avec un Russe, il revint à Paris et accompagna une seconde fois Martial Daru à l'armée. Il abandonna les travaux littéraires qu'il avait repris et, après avoir assisté à la bataille d'iéna et à l'entrée à Berlin, fut nommé Intendant des Domaines impériaux du duché de Brunswick. Dans les deux années qui suivirent il apprit un peu d'allemand et s'initia à la littérature allemande, mais se fît surtout remarquer par l'excès de son zèle. Au lieu d'une contribution de guerre de cinq millions, il en exigea une de dix millions. C'est ce qu'on appelait alors avoir "le feu sacré." Lorsque l'empereur en eut connaissance, il se contenta de dire: c'est bien. Mais, en une autre circonstance Beyle se comporta d'une manière plus honorable qui lui concilie davantage notre sympathie. En 1809, on l'avait laissé dans une petite ville allemande avec des approvisionnements et des malades. Aussitôt le départ de la garnison, les habitants sonnèrent le tocsin pour piller les vivres et attaquer l'hôpital. Les officiers perdaient déjà la tête; Beyle donna des armes aux malades et aux blessés qui pouvaient quitter le lit, transforma les fenêtres en meurtrières, fit une sortie et dispersa les assiégeants.

Il suivit l'armée à Vienne, assista aux délibérations qui précédèrent le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, fut nommé Inspecteur du Mobilier de la Couronne, eut à ce titre ses entrées à la cour et fut même présenté à l'impératrice.

Après un nouveau séjour à Milan, il obtint en 1812 l'autorisation de prendre part à la campagne de Russie. Son goût aventurier avait été sans doute déjà plus que

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satisfait dans les premières guerres. Quand les roues de sa voiture passaient sur les entrailles des cadavres il en avait ressenti de la douleur et du dégoût, il avait alors aspiré au retour, et, pour se distraire de ce lamentable spectacle, s'était fait venir des oeuvres poétiques. Pourtant la guerre l'attirait toujours de nouveau. Lorsque la Grande Armée passe le Niémen, nous le voyons étudier la physionomie et le tempérament des différents peuples et faire de profondes observations ethnologiques qu'il utilisera plus tard dans ses romans. Mais à Smolensk il déclare avoir fait suffisamment d'expériences; il écrit de là: "Comme l'homme change ! Cette soif de voir que j'avais autrefois s'est tout à fait éteinte; depuis que j'ai vu Milan et l'Italie, tout ce que je vois me rebute par la grossièreté. Croirais-tu que, sans rien qui me touche plus qu'un autre, je suis quelquefois sur le point de verser des larmes? Dans cet océan de barbarie, pas un son qui réponde à mon âme ! Tout est grossier, sale, puant, au physique comme au moral. Je n'ai eu un peu de plaisir qu'en me faisant faire de la musique sur un petit piano discord, par un être qui sent la musique, comme moi la messe. L'ambition ne fait plus rien sur moi; le plus beau cordon ne me semblerait pas un dédommagement de la boue où je suis enfoncé. Je me figure les hauteurs que mon âme — (composant des ouvrages, entendant Cimarosa et aimant Angela, sous un beau climat) — que mon âme habite, comme des collines délicieuses; loin de ces collines, dans la plaine sont des marais fétides; j'y suis plongé . . .

"Croirais-tu que j'ai un vif plaisir à faire des affaires officielles qui ont rapport à l'Italie? J'en ai trois ou quatre qui, même finies, ont occupé mon imagination comme un roman."

Cette double nature de Beyle, ce besoin d'occuper son imagination et en même temps d'agir, se fait sentir dans son journal de Moscou. Il écrit pendant l'incendie: "L'incendie s'approchait rapidement de la maison que nous avions quittée. Nos voitures restèrent cinq ou six

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heures sur le boulevard. Ennuyé de cette inaction, j'allai voir le feu et m'arrêtai une heure ou deux chez Joinville (intendant militaire) . . . nous bûmes trois bouteilles de vin qui nous rendirent la vie. J'y lus quelques lignes d'une traduction anglaise de "Paul et Virginie," qui, au milieu de la grossièreté générale, me rendit un peu de vie morale."

Pendant la retraite de Russie, Beyle fut nommé directeur général des. approvisionnements pour les trois places de Minsk, Witebsk et Mohilew. A Orcha, il rendit des services particuliers à l'armée en lui procurant des vivres pour trois jours, les seuls qu'elle reçut de Moscou à la Bérésina. Son sang-froid ne l'abandonna jamais en ces tristes circonstances. On a souvent raconté qu'en l'un des pires jours de cette fameuse Retraite il se présenta rasé et élégamment vêtu chez Daru qui lui en fit compliment: "Vous avez fait votre barbe, Monsieur, lui dit Daru, vous êtes un homme de coeur." Il perdit tout en Russie: chevaux, voitures, bagages, trésors et même l'argent qu'il avait emporté par précaution. A son départ, sa soeur avait remplacé tous les boutons d'un de ses pardessus par des pièces d'or qu'elle avait soigneusement recouvertes d'étoffe. Elle lui demanda au retour si cet or lui avait été utile. Il se souvint à peine que, près de Wilna, il avait donné cet habit, comme défroque, à l'un de ses domestiques.

Ce trait n'est pas insignifiant chez Beyle qui était aussi diplomate que poète, à la fois très prudent et très distrait.

A Paris, Beyle reprit son ancienne situation, suivit le quartier général de l'empereur à Mayence, Erfurth, Liitzen et Dresde et fat nommé Intendant Général de Silésie. De là, sa santé s'étant affaiblie, il se retira sur les bords du lac de Côme où ses voeux s'étaient toujours portés comme vers une île bienheureuse et où une douce oisiveté remplissait les moments que lui laissait un heureux amour. Il revint à la vie active en 1814, mais, avec la chute de

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Napoléon, sa carrière politique se trouva terminée. Il perdit son emploi, ses revenus, ses espérances, sans se plaindre et même avec une certaine sérénité; il prit €ongé du passé avec un calme tout philosophique et ne fut plus à partir de ce moment qu'artiste, cosmopolite, dilettante et écrivain.

De 1814 à 1821 il hahita, avec une seule interruption, sa chère ville de Milan. 11 ne l'abandonna même pas pendant les Cent -Jours, parce qu'il considérait la cause de Napoléon comme perdue. Passionné pour la musique et les chants de l'Italie, il passa de délicieuses soirées au théâtre de la Scala et, dans les cercles aristocratiques de la ville, dans la maison du comte Porro comme dans la loge de Ludovic de Brème, il fit la connaissance des poètes et des héros de la liberté de l'Italie : Silvio Pellico, Manzoni etc., de plus, d'illustres étrangers: BjTon, Madame de Staël, A. (t. Schlegel et en général d'un grand nombre de talents éminents d'Angleterre et d'Allemagne. Il fut arraché subitement à une liaison amoureuse où, depuis plusieurs années, il avait trouvé le parfait bonheur, lorsque dans l'été de 1821 la police autrichienne, le soupçonnant à tort de carbonarisme, le bannit de la ville.

Il vint à Paris tout abattu, et, sous le coup de sa cruelle séparation d'avec la femme qu'il aimait le plus, il commença son livre célèbre: "De l'amour" Jusqu'ici il n'avait publié (sous des pseudonymes différents) que des Vies de Haydn et de Mozart, qui ne sont cependant que des remaniements d'ouvrages allemands et italiens sur les mêmes sujets, et en outre une "Histoire de la Peinture en Italie "dédiée en termes respectueux et enthousiastes à l'exilé de Sainte-Hélène. Aucun de ces livres n'avait excité la moindre curiosité; le dernier pourtant valut à l'auteur l'amitié du philosophe de Tracy. Beyle qui, au commencement, s'était senti solitaire à Paris, parce qu'une partie de ses amis étaient bannis et que les autres, en rampant aux pieds des nouveaux maîtres de la France ne lui inspiraient plus que du mépris, i)rit contact, chez de

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Trac}", avec la fleur de la bonne société de son époque: La Fayette, Ségur, Benjamin Constant, pendant que d'un autre côté il rencontrait dans les salons, surtout dans celui de la célèbre chanteuse Giuditta Pasta, les jeunes écrivains de la nouvelle génération : Mérimée, Jacquemont etc. De 1821 à 1830, Beyie habita Paris et ne fit que quelques voyages en Angleterre et en Italie. De 1830 jusqu'à sa mort, il occupa une sinécure comme consul en Italie, d'abord un an à Trieste, puis, quand l'Autriche eut refusé T e x e - quatur, à Civitta-Vecchia; mais il vécut en grande partie à Rome, sous le ciel qu'il avait toujours rêvé, au milieu du peuple qu'il avait toujours aimé. Cependant il s'ennuya extrêmement dans sa solitude et son inactivité. Pour ses compatriotes qui allaient le visiter et qu'il jugeait hommes d'esprit, il se fit un cicérone aimable et intéressant; il ne cessa jamais de regretter Paris, bien que, ancien soldat de Napoléon pourtant, il ne se considérât plus comme Français depuis que Louis-Philippe, en 1840, avait cédé à l'Europe, sans tirer l'épée, dans la question d'Orient. Dans les dernières années de sa vie il était maladif. Il mourut subitement, pendant un séjour à Paris, d'une attaque d'apoplexie. *)

*) Conformëmeut à sa dei'nière volonté qui indique bien le charme qu'avaient i^our lui les souvenirs de Milan, l'inscription suivante a été gravée sur son tombeau au cimetière Mont- martre :

Arrigo Beyle

]\Iilanese

scrisse

amo

visse

ann. LIX. .M. II.

mori. IL. XXTII marzo.

M D C C C X L IL