Michelet dit, dans son Histoire de France, qu'avea rintroduction du café commenta une nouvelle époque dans la vie intellectuelle de la nation. C'est là sans doute une assertion exagérée; on peut dire cependant que l'arôme du café se sent dans le style de Voltaire, comme le fumet du vin dans le style des écrivains antérieurs. Balzac travaillait avec une telle ardeur que le café seul pouvait le soutenir pendant ses longues veilles. Il en fit un tel abus qu'il ruina sa santé. Quelqu'un a dit de lui avec justesse: "Il a vécu et il est mort de cinquante mille tasses de café". Sa fièvre de travail et sa surexcitation se trahissent dans son oeuvre; mais il est vraisemblable que, même avec im genre de Aie plus calme, il n'aurait pas vécu plus longtemps. Le travail est son élément, il lui est aussi indispensable que la mer au marin.
Dans les seize dernières années de sa vie une correspondance quotidienne avec une dame éloignée de Paris vint interrompre en même temps que ranimer son ardeur. Le roman "Albert Savarus" est une histoire discrète de ces relations purement intellectuelles. Balzac avait fait la connaissance de Madame Hanska, comtesse russe, au cours d'un de ses voyages. Leur correspondance, commencéeen 1833, ne fut que rarement interrompue par leurs courtes entrevues. Elle devint de plus en plus intime et se termina en 1850 par le mariage de Balzac avec cette femme qu'il avait si longtemps admirée et qui était veuve depuis quelques années. Il est difficile de dire avec précision quelle influence elle exerça sur les romans de Balzac, puisque plusieurs, absolument dissemblables au fond, ont été inspirés
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par elle, tels que le roman "Séraphita" dont le mysticismerappelle aussi Swedenborg, et la Nouvelle si sensée et siintéressante "Modeste Mignon". Balzac avait désiré cette union depuis longtemps déjà, mais il l'avait différée jusqu'à ce que ses dettes fussent payées. Il se choisit alors une jolie maison dans Paris et partit chercher sa fiancéeen Russie. Mais, avant même la célébration du mariage- à Berditschew, une maladie mortelle causée par l'excès de travail se déclara chez lui. Il vécut peu de tempsavec sa femme. Le mariage avait eu lieu en mars 1859;. trois mois après Balzac n'était plus. Ses amis se rappelèrent le proverbe turc: "quand la maison est achevée,. la mort entre". Elle arriva en effet quand Balzac eut atteint tout son développement intellectuel.
Jamais il n'avait mieux écrit, jamais il n'avait été- plus profond que dans les dernières années de sa vie; il était alors aussi à l'apogée de la gloire qui n'était venue- à lui que bien lentement. Après qu'il eut publié unedouzaine de romans qui n'eurent guère de succès, quelquesjeunes talents de la nouvelle génération s'étaient rapprochésde lui et lui étaient restés fidèles. Il leur recommandait le travail, la solitude et même (d'un ton demi-railleur), la chasteté la plus absolue, s'ils voulaient réussir dans la carrière des Lettres. Il ne permettait les lettres avecla personne aimée que parce qu'elles "formaient le style". Ils s'étonnaient de recevoir ce conseil d'un homme dont les livres faisaient pousser à la presse des clameurs d'indignation à cause de leur immoralité; ils ne savaient pas encore que ce reproche est toujours la première et la dernière injure lancée contre une oeuvre forte par une critique impuissante. Malgré toutes les attaques qu'il* eut à subir, le nom de Balzac devint de plus en plus célèbre. A la veille de sa mort, ses contemporains s'aper- çurent qu'ils possédaient en lui l'un des vrais grands écrivains qui donnent à une forme d'art l'empreinte deleur esprit. Il n'avait ])as seulement créé la forme du, roman moderne; enfant d'un siècle où l'art pénètre toujours-
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'davantage dniis la science, il avait introduit une manière d'observer et de peindre que d'autres pouvaient s'approprier. "Son nom était déjà grand par lui-même; il le rendit plus grand encore en fondant une école dont les disciples sont légion. De son vivant pourtant il était loin d'avoir cette célébrité qu'il obtint après sa mort: deux points faibles :au moins que je relève dans son oeuvre en furent une des causes principales.
Le style de Balzac était flottant, incertain, parfois plat, parfois emphatique, et un défaut de style est toujours capital, parce que c'est précisément le style qui constitue l'art. Les Français surtout, si délicats et si sensibles aux beautés du style, furent choqués de celui de Balzac. Après sa mort, ses oeuvres pénétrèrent à l'étranger, et là les dé- fauts de son style furent moins sentis. Celui qui comprend une langue étrangère, sans être cependant capable d'en juger et d'en apprécier toutes les beautés, excuse facilement 'un style défectueux, quand il se trouve joint à d'autres qualités de premier ordre. Telle était la situation du grand public européen à qui s'adressaient les romans. Les classes cultivées en Italie, en Autriche, en Pologne, en Russie goûtèrent pleinement Balzac sans se laisser arrêter le moins du monde par les défauts de son style. Ce qui ne veut pas dire néanmoins que ceux-ci ne nuisent pas à la durée de son oeuvre, car toute oeuvre littéraire dans laquelle la forme artistique manque ou est négligée est fatalement condamnée à disparaître bientôt.
Cette vaste "Comédie humaine" (semblable au gigan- 1;esque tableau, long de mille stades, dont parle Aristote) ne sera plus considérée par la postérité comme un tout. Les parties dont elle se compose ne resteront dans le domaine de la littérature universelle qu'autant qu'ils pré- senteront une forme parfaite; comme document historique sur une société depuis longtemps disparue, ils auront perdu •à peu près tout intérêt.
Aux défauts de la forme s'ajouta chez Balzac le maanque d'idéalisme. Il ne pouvait être complètement
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apprécié de son temps, bien qu'il fût un grand poète^ parce qu'il n'était pas le guide intellectuel qu'on était habitué- à trouver dans le poète. Il ne comprenait rien au mou- vement religieux et social qui agitait son époque et qui avait attiré si tôt George Sand et si puissamment Victor Hugo, Lamartine et tant d'autres: c'était là une lacune très grave chez ce grand naturaliste de l'âme humaine.. Beaucoup se sentirent rebutés par ses opinions politiques et religieuses trop absolutistes. Au commencement on secontenta de sourire, quand on vit ce romancier sensuel et réformateur se réclamer des monarchistes dogmatiques, Joseph de Maistre et de Bonald ; peu à peu on s'aperçut qu'il n'était qu'un esprit confus sans idées nettes. Sa sensualité- ardente et son imagination déréglée le conduisirent, dans la religion comme dans la science, au mysticisme.
Le magnétisme animal, qui, depuis 1820, jouait un si grand rôle dans la littérature, le passionnait particuliè- rement et lui expliquait tous les phénomènes psychiques. Dans "la Peau de Chagrin", "Séraphita", "Louis Lambert'% la Volonté est désignée comme une force semblable à la vapeur, "comme un fluide qui peut tout changer à son gré, même les lois immuables de la nature". En dépit de sa modernité, Balzac est assez romantique pour croire à la divination et s'adonner aux sciences occultes. Il faut ajouter, pour être juste, que, par contre, malgré l'empreinta qu'il reçut de son siècle, il appartenait, qu'il le sût et qu'il le voulût ou non, — comme Hugo le déclara sur sa tombe — "à la forte race des écrivains révolutionnaires."
Par nature comme par éducation, Balzac était fait pour comprendre la vie dans toute sa plénitude et, la comprenant, en jouir. Mais, initié de bonne heure à la corruption de la société, il chercha autour de lui dans son eifroi et son horreur du désordre, un frein pour l'humanité brutale, et il ne le trouva que dans l'Eglise catholique. De là cette opposition souvent si choquante chez lui de la sensualité et de l'ascétisme, principalement quand il parle des relations des deux sexes entre eux, et.
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qui gute des romans comme "Le Lys dans la Vallée," qu'il regardait comme son chef-d'oeuvre, et "Les Mémoires de deux jeunes Mariées." De là aussi l'opposition plus fréquente encore des idées et des tendances philosophiques et religieuses. Dans l'Introduction de la "Comédie humaine" Balzac déclare d'abord que l'homme n'est par lui-même ni bon ni méchant et que la société, loin de le dépraver, comme l'a prétendu Rousseau, le perfectionne et le rend m.eilleur; il se met ainsi inconsciemment en contradiction flagrante avec la doctrine fondamentale de l'Eglise sur la corruption de la nature humaine. Quelques lignes plus loin, il loue le catholicisme comme le seul système complet de répression des tendances dépravées de l'homme et demande que tout l'enseignement soit confié aux corps religieux. Il est si bien convaincu de l'existence de ces "tendances dépravées" qu'il ne peint guère le peuple, je veux dire les paysans et les valets, que comme les ennemis communs de ceux qui possèdent (qu'on relise ses déclamations emphatiques et comiques contre les valets dans "Cousine Bette", contre les paysans dans "Les Paysans") Il se plaît môme à cribler de ses traits les démocrates, les libéraux, les Chambres et en général tout le régime parlementaire.
Avec toutes ses grandes et brillantes qualités, Balzac manque de ce que les Allemands entendent sous le mot de "bildung", mot intraduisible en français ou très inexactement traduit par "éducation et culture"; son esprit, sans cesse en travail, n'a jamais goûté le calme que donne cette "bildung". Mais, il possédait, chose beaucoup plus importante, un génie profond et un grand amour de la vérité. Celui qui ne poursuit que le beau, ne peint de l'arbre de l'humanité que le tronc et la cime. Balzac a représenté cet arbre tout entier avec toutes ses racines, avec sa vie souterraine qui est la condition de l'autre. C'est là son mérite particulier. Les défauts de son style et les lacunes de sa pensée ne peuvent empêcher la postérité de reconnaître son génie.
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