L'école romantique en France (1902)

Chapitre XVI. Balzac (suite).

En 1836, Balzac entra un jour, le visage tout réjoui, €hez sa soeur, brandissant comme un tambour-major sa grosse canne à pommeau de turquoises,*) où il avait fait graver en turc la devise d'un sultan: "je suis briseur d'obstacles," et fredonnant un air militaii-e : "félicite-moi, mon enfant, dit-il, je suis en train de devenir un grand génie." Il venait de concevoir l'idée de réunir en une seule oeuvre, "La Comédie humaine," tous les romans qu'il avait écrits jusque-là et ceux qu'il écrirait encore. Le plan était grandiose et si singulier que personne n'y avait encore songé; il était sorti du même esprit systé- matique qui, au début de sa carrière, avait déjà eu l'idée d'une série de romans embrassant plusieurs siècles; mais il était infiniment plus intéressant et plus fécond que le premier. Car si l'oeuvre réussissait, elle pourrait produire l'illusion qu'elle traitait des faits historiques, elle ne serait pas seulement un fragment de la vie dont l'art aurait fait une image de la vie dans son ensemble, elle

*) Cette canne fameuse a inspire à Mme de Girardin le roman spirituel: "La canne de M. de Balzac."

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pourrait prétendre à être considérée au point de vue scientifique comme un tout. Dante a fixé dans sa "Divine Comédie" toutes les idées et toute la civilisation du moyen-âge ; son ambitieux rival voulut, au moyen de deux à trois mille personnages vivants dont cliacun en représente cent autres, donner un vaste tableau de toutes les classes de la société en France et résumer ainsi également les idées de son époque.

Il est indéniable que le succès fut immense. L'Etat de Balzac a comme TEtat réel, ses ministres, ses autorités, ses généraux, ses financiers, ses industriels, ses marchands, ses paysans; il a ses prêtres, ses médecins de ville et de campagne, ses dandys, ses peintres, ses sculpteurs, ses . dessinateurs, ses poètes, ses écrivains, ses journalistes, son ancienne et sa nouvelle noblesse, ses femmes vaines et perverties, aimables et dévouées, ses bas-bleus pleins de talent, ses vieilles filles ^t ses actrices et enfin ses nombreuses courtisanes. Et l'illusion est frappante et complète. Car, comme les personnages passent continuellement d'un roman à l'autre, comme nous les voyons dans toutes les phases de leur développement, comme on parle d'eux, même lorsqu'ils n'apparaissent pas, comme nous possédons sur leur physionomie, leurs costumes, leurs demeures, leur manière de vivre, des renseignements aussi exacts que ceux qu'aurait pu nous fournir un marchand de nouveautés, un juriste, un brocanteur ou un médecin, comme en même temps la peinture est si vivante qu'on se figurerait devoir rencontrer le personnage dans la rue ou la maison désignée, ou bien chez telle dame de l'aristocratie que les romans ont rendu célèbre et dont il fréquente habituellement chaque jour le salon, — il semble presque incroyable que ce soient là des êtres imaginaires, et involontairement on croit les retrouver dans la France d'alors.*) Je n'entends pas seulement par ce mot une partie de la France, mais le pays tout entier, car Balzac en a décrit

*) cf. Brandes: Critiques et Portraits.

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successivement les villes et les contrées les plus différentes.*)) Bien loin de dédaigner la Province, il est fier de nousmontrer qu'il connaît toutes les particularités de sa vie- stagnante, ses vertus se résumant dans la résignation, et ses vices issus de la misère. Mais ce qui vit avant tout dans son oeuvre, c'est Paris et non pas le Paris d'il y a. quatre cents ans, le Paris, de "Notre-Dame de Paris," encore moins le Paris idéal de Hugo, la nouvelle Jérusalem des esprits et des lumières, mais la ville réelle d'aujourd'hui avec toutes ses joies, ses chagrins et ses hontes, la merveille séduisante des temps modernes qui dépasse les sept merveilles de l'antiquité, le polype gigantesque aux cent mille bras auxquels rien n'échappe, le grand cancer qui ronge la moelle de la France, c'est le Paris qu'il avait sous les yeux avec ses rues étroites, qu'il peint à la manière de Eembrandt, avec son océan de voix dont il renvoie l'écho comme un puissant orchestre — comme si, tel que les initiés des mystères antiques, il avait avalé des tambours et des cymbales.**) Balzac connaît tout de Paris, les maisons, les logements et leurs mobiliers, la généalogie des fortunes et des objets d'art,. les toilettes et les notes de tailleurs des dames et des dandys, les procès des familles, l'état de santé, la manière de vivre, les besoins et les désirs de toutes les classes de la population. Il avait sucé la grande ville par tousles pores.

Tandis que les romantiques contemporains fuyaient le Paris embrumé et ses bourgeois modernes pour aller chercher leurs inspirations en Espagne, en Afrique, en

*) Issoudun dans "Un ménage de garçon", Douai dans .La recherche de l'absolu", Alençon dans "La vieille fille", Besançon dans "Albert Savarus", Saumur dans "Eugénie Grandet", Angoulême dans "Les deux poètes'', Tours dans "Le curé de Tours", Limoges dans "Le curé de village", Sancerre dans "La muse du département'" etc. . .

**) Voir l'Introduction de "La fille aux yeux d"or", oii la. richesse, Tardeur fiévreuse, l'humeur de la vie parisienne sont, repi'ésentées avec un talent incomparable.

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Orient, Balzac aimait par-dessus tout son soleil parisien. Tandis qu'autour de lui on s'efforçait d'évoquer l'ombre d'une beauté éloignée ou depuis longtemps disparue, il n'éprouvait pas plus d'horreur pour le laid que le botaniste n'en éprouve pour l'ortie, le naturaliste pour le serpent, le médecin pour la maladie. A la place de Faust, ce n'est pas Hélène qu'il aurait évoquée mais bien plutôt son ancien ami Vidocq, ce criminel devenu préfet de police, pour se faire raconter ses aventures.

Balzac avait recueilli une quantité innombrable d'observations, et quand il les reproduit dans ses introductions, comme quand il peint un logement, un personnage, voire même un nez, il finit, à force d'exactitude minutieuse, par lasser et impatienter le lecteur.

Mais il arrive parfois que son imagination ardente réussit à fondre tous les éléments que lui livre sa mémoire, comme Benvenuto Cellini fondait ses assiettes et ses cuillers pour couler son Persée.

Goethe dit quelque part (Tagebuch. 26 février 1780): "Avec la synthèse, il m'est impossible de rien comprendre, mais quand j'ai bien remué la paille et les tisons et que j'ai essayé de me chauifer, mais en vain, quoique le feu couve sous la cendre et que la fumée sorte de tous les côtés, à la fin la flamme jaillit subitement et embrase tout le tas." Chez Balzac, on sent encore la fumée jusque dans ses descriptions, mais la flamme finit toujours par s'élever.

Balzac ne fut pas seulement un grand observateur, il fut encore un voyant. Voici ce qu'il raconte dans la nouvelle "Facino Cane" (1836): "Lorsque entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant ensemble de l'Ambigu-Comique je m'amusais à les suivre. Ces braves gens parlaient d'abord de la pièce qu'ils avaient vue; de fil en aiguille, ils arrivaient à leurs affaires; la mère tirait son enfant par la main sans écouter ses plaintes. Les deux époux comptaient l'argent qui leur serait payé le lendemain; ils le dépensaient de

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vingt manières différentes. C'étaient alors des détails de ménage, des doléances sur le prix excessif des pommes de terre ou sur la longueur de Thiver, enfin des discussions qui s'envenimaient et où chacun déployait son caractère en mots pittoresques. En entendant ces mots je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés. Leurs idées et leurs besoins passaient dans mon âme; c'était le rêve d'un homme éveillé." Dans cette ivresse des sens il s'oubliait lui-même pour se laisser absorber entièrement par son époque. Il ne créait pas seulement ses personnages, il vivait de leur vie, il parlait d'eux avec ses amis comme de personnages réels. Allait -il dans quelque endroit qu'il voulait décrire, il disait: "je pars pour Alençon, pour Grenoble où demeurent Mademoiselle Cormon, M. Bénassis." Il envoj^ait à sa soeur des nouvelles de son monde fictif: "Savezvous qui Félix de Vandenesse épouse? Une demoiselle de Grandville. C'est un excellent mariage, qu'il fait là; les Grandville sont riches, malgré ce que Mademoiselle de Bellefeuille a coûté à cette famille." Un jour même que Jules Sandeau parlait devant lui de sa soeur malade, Balzac qui l'avait écouté un moment avec distraction, l'interrompit pour lui dire: "Tout cela est fort bien, mon cher ami, mais revenons maintenant à la réalité et parlons d'Eugénie Grandet." Balzac devait nécessairement, on le voit, éprouver lui-même l'illusion à ce degré pour pouvoir la communiquer aux autres avec la même force. Son imagination était doublée d'un don de persuasion qui ne laissait subsister aucun doute. On se soumettait à ses jugements même dans ïa vie ordinaire. L'un des nombreux projets qu'il avait conçus pour se délivrer de ses dettes était de transformer le désert qui entourait "les Jardies", petite propriété qu'il avait achetée pour constituer un gage à sa mère, en serres immenses qui n'exigeraient qu'un médiocre chauffage, parce qu'en cet endroit il n'}' avait pas d'ombre et qu'elles recevraient directement la chaleur du soleil. Il voulait élever dans

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ces serres cent mille ananas qui, vendus seulement cinq francs au lieu d'un louis qu'ils coûtent ordinairement, rapporteraient à l'heureux propriétaire un bénéfice net de quatre cents mille francs, sans qu'il ait besoin de fournir la moindre copie. Il fit part de ce projet à ses amis, avec une éloquence si persuasive que ceux-ci se mirent immédiatement à la recherche d'une boutique sur les boulevards pour la vente de ses fruits, et qu'ils discutaient déjà avec lui la forme et la couleur de l'enseigne. Une autre fois il crut avoir découvert l'endroit où, près du morne de la Pointe-à-Pitre, Toussaint Louverture avait caché ses trésors, il en parla à Gautier et à Sandeau qui ne purent résister à sa A^ertigineuse parole et se laissèrent -séduire. "Mais, dit Gautier, l'argent manqua pour payer le passage; à peine avions-nous de quoi acheter les pioches." Personne n'a jamais eu une imagination plus puissante <:|ue Balzac. Et cette imagination qui dominait les autres le tyrannisait lui-même cruellement. Elle ne lui laissait pas de repos, ne se contentait pas de projets, chimériques, des douces mais stériles rêveries de l'artiste; elle le forçait à se maintenir continuellement dans la disposition indispensable au travail, elle l'obligeait à créer sans cesse pour ne point laisser tomber son enthousiasme. Quand, dans son roman "Cousine Bette", faisant allusion à la paresse du grand sculpteur Wenceslas Steinbock, il cite -ces mots d'"un grand poète": "Je me mets au travail avec désespoir et je le quitte avec chagrin", il est manifeste <iue cette citation lui appartient à lui-même. Il ajoute: "Si l'artiste ne se précipite pas dans son oeuvre, comme Curtius dans le gouffre, comme le soldat dans la redoute, sans refléchir, et si dans ce cratère, il ne travaille pas comme le mineur enfoui sous un éboulement, s'il con- temple enfin les difficultés, au lieu de les vaincre une à une etc. . . il assiste au suicide de son talent." Voilà comme Balzac travaille, mais ce n'est pas la seule manière de travailler ni même la plus parfaite. Des artistes plus calmes et moins modernes ne se sont pas laissés troubler

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quand ils étaient dans le cratère fumant; ils ont su garder la sûreté de leur jugement et n'ont pas amusé ou ennuyé par le sujet seul qu'ils traitaient, comme il arrive à l'auteur du "Curé de Village" et du "Médecin de Campagne." Il leur manque souvent par contre un certain îeu, ce quelque chose qui empoigne et qui enchaîne et qui est devenu un besoin pour nos nerfs.

Dans Tavant-propos qui précède "la Comédie humaine" Balzac dit son intention et son but après avoir exprimé tout son dédain pour la manière ordinaire d'écrire l'histoire : "En lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées histoires, qui ne s'est aperçu que les écrivains ont oublié dans tous les temps de nous donner l'histoire des moeurs?" Il veut combler autant que possible cette lacune; il veut dresser l'inventaire des passions, des vices et des vertus de la société en faisant de ses caractères des types, et, avec beaucoup de patience et de courage, il écrit "le livre que Home, Athènes, Tyr, Memphis, la Perse et l'Inde ne nous ont malheureusement pas laissé sur leur civilisation." On voit comme Balzac fait peu de cas de l'histoire, tout simplement parce qu'il l'ignore. 11 fut en réalité moins l'historien que le "naturaliste" de son temps selon sa propre et très juste expression. Il se réclame de Geoifroy-Saint-Hilaire qui venait de démontrer, dans sa grande querelle avec Cuvier, r"unité de composition" des différentes espèces. En face des vrais naturalistes il se dit, lui, docteur des sciences sociales". La Société, dit-il, ressemble à la Nature. Elle fait de l'homme — selon le milieu où il est appelé à se développer — autant d'hommes qu'il y a de variétés en zoologie. Les diiîérences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur etc. sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l'âne, le corbeau, etc.". Il faut noter pourtant, avec Balzac lui-même, que la société diffère de la nature en deux points au moins: dans la société "la femme ne se trouve pas toujours être la femelle du mâle", et, de, plus la nature a posé pour

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les variétés animales, des bornes entre lesquelles la société Tie devait pas se tenir; l'individu peut, dans la société, passer d'un état à un autre, il ne peut pas, dans la nature, passer d'une espèce à une autre. Ce que Balzac veut dire au fond, et très justement, c'est qu'il considère l'humanité absolument en naturaliste. Il ne moralise ni ne condamne jamais; ni le dégoût ni l'enthousiasme ne peuvent Temj^^cher, comme tant d'autres, d'être vrai dans ses peintures. Vue au microscope une tête d'araignée est plus grande et plus richement organisée que l'éléphant le plus monstrueux; au point de vue scientifique le lion superbe n'est qu'une paire de mâchoires portée par quatre pattes. Son genre de nourriture détermine la forme de ses dents, de son os maxillaire, de son omoplate, de ses muscles et de ses griffes dont l'ensemble fait de lui un animal majestueux. De même ce qui, dans certaines circonstances, est un crime vulgaire peut être aussi regardé comme une image en raccourci des plus grands crimes célèbres qu'a enregistrés l'histoire. Ici se révèle la perspicacité pénétrante de Balzac. Déjà dans "Eugénie Grandet" les exemples abondent. Lorsque le moment approche où Eugénie doit avouer à son père avare qu'elle a donné son or à son cousin Charles, Balzac écrit: Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu ; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l'illustre famille des Atrides". Cela revient à dire: mon roman bourgeois est plus tragique que votre tragédie classique. Quand, dans "le Père Goriot" Madame Vauquer se lamente de voir ses pensionnaires la quitter, Balzac dit encore: "Quoique lord Bjron ait prêté d'assez belles lamentations au Tasse, elles sont bien loin de la profonde vérité de celles qui échappaient à Madame Vauquer". Cela signifie: la réalité vulgaire que je peins est, si on sait la saisir avec force, plus intéressante que toutes vos nobles abstractions.

Dans "Grandeur et Décadence de César Birotteau", «dont le titre rappelle ironiquement l'ouvrage célèbre de

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Montesquieu, Balzac compare avec une impertinence génialela prospérité et la banqueroute d'un brave parfumeur parisien avec le siège de Troie et la destinée de Napoléon r. "Troie et Napoléon, dit-il, ne sont que des poèmes. Puisse cette histoire être le poème des vicissitudes bourgeoises auxquelles nulle voix n'a songé, tant elles semblent dénuées de grandeur! ... il ne s'agit pas ici d'un seul homme, mais de tout un peuple de douleurs." Cela veut dire en d'autres termes: dans la Poésie rien n'est grand ni petit en soi; il m'est permis de voir un poème héroïque dans cette lutte pour la vie d'un pauvre coiffeur, de montrer que les événements d'une existence obscure sont tout aussi importants et aussi dignes d'attention que lesplus terribles révolutions dans la vie des peuples-. Et quand, dans ce chef-d'oeuvre qu'est "Un Ménage de Garçon", le joli et habile spadassin, Max Gilet, succombe dans son duel avec Philippe, Balzac fait cette réflexion: "Ainsi périt un de ces hommes destinés à faire de grandes choses, s'il était resté dans le milieu qui lui était propice •,. un homme traité par la nature en enfant gâté, car elle lui donna le courage, le sang-froid et le sens politique- à la César Borgia." Ces derniers mots sont si justes qu'il semble au lecteur qu'il voit Max pour la première fois sous son vrai jour.

Comme le vice, la vertu chez Balzac s'explique naturellement. Bien qu'il se livre parfois à la déclamation et à la sentimentalité, surtout lorsqu'il parle en catholiquede devoir et de charité, Balzac ne manque pourtant jamais de signaler à quelles causes diverses se rattache la vertu:: le tempérament froid et flegmatique, l'orgueil, le calcul inconscient, une noblesse innée de la pensée, la vanité blessée chez la femme, la naïveté chez l'homme ou l'espérance d'une récompense dans une vie future.*)

*) cf. Pellissier. Le mouvement littéraire au XIXe siècle: "Balzac ne croit pas à la liberté morale. Il fait de l'hommeun agent irresponsable, une composition de forces aveugles. La vertu, de même que le vice, est à ses yeux, tout instinctive,'^

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Pour comprendre exactement comment le talent de Balzac s'est développé, il faut lire successivement "Un Ménage de Garçon" "Cousine Bette" et "Illusions perdues".

Le premier roman, un des moins lus, nous donne sous un certain vernis d'élégance et de distinction, la psychologie d'une petite ville et d'une famille qui se ramifie dans la capitale. Le personnage principal est un officier de la Garde impériale dépravé et perverti d'un caractère énergique , mais la personnification même du plus vil égoïsme. C'est le miles glorios us devenu non pas lâche mais criminel.

"Cousine Bette", un des romans qui obtint le plus de vogue, peint avec une vérité qui n'a point encore été dépassée, la puissance destructrice de l'amour. Shakespeare n'a pas traité ce sujet dans "Antoine et Cléopâtre" avec plus d'adresse et avec plus de force de persuasion. Dans "Les Illusions perdues" enfin, il est (juestion des abus de la presse et de la démoralisation générale dont ils sont cause. On sait quelle importance extrême Balzac attache au titre de chacun de ses romans. En un certain sens, toute son oeuvre pourrait s'intituler: "les Illusions perdues". Mais aucun autre livre ne montre mieux comment Balzac conçoit et juge son époque. L'influence pernicieuse du journalisme est ici représentée en général comme le vilain côté de la vie publique. De même que la plupart des grands écrivains qui meurent avant d'avoir atteint la vieillesse, Balzac n'avait guère de motifs de se déclarer satisfait de la critique des journaux. On ne le comprenait pas, les meilleurs talents eux-mêmes, comme Sainte Beuve, étaient trop différents de lui, et, en tous cas, n'étaient pas à la distance nécessaire pour pouvoir reconnaître sa grandeur. Lui, de son côté, menait une vie solitaire; il ne faisait pas, comme les autres, de démarche pour assurer le succès de ses ouvrages, et il avait excité ainsi autant de jalousie que de curiosité. Il présentait maintenant dans "Les Illusions perdues" un tableau de la presse que celleci ne lui pardonna jamais. De tous ses adversaires, Jules

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Janin était le plus puissant, et par conséquent le plus à redouter. Balzac l'introduisit dans son roman sous le nom d'Etienne Lousteau et le peignit sous un jour sinon odieux du moins peu favorable. La critique que Jules Janin fît du roman en fut d'autant plus intéressante, comme elle l'est d'ailleurs encore aujourd'hui. Elle parut en 1839 dans la "Revue de Paris" dont Balzac lui-même avait été autrefois le collaborateur, mais qui, après avoir perdu un procès contre lui, le poursuivait maintenant d'une haine implacable. C'est une critique pleine de fiel et grossière quoique spirituelle et qui n'a pas survécu au roman qu'elle voulait anéantir.

Un tout jeune et pauvre poète de la Province, beau comme un dieu, mais caractère faible et demi-talent, est emmené à Paris par la "muse de son département", un noble et élégant bas-bleu. A Paris seulement, leur liaison devait se sceller quand, subitement, le bas-bleu, après s'être laissé séduire par les manières du grand monde, voit d'un tout autre oeil son cavalierservant. Elle commence par lui témoigner de la froideur et rompt bientôt avec lui pour un dandy de cinquante ans. Nous voyons alors le provincial se transformer peu à peu en parisien, Lucien veut se consacrer aux Lettres; il a composé un roman d'après Walter Scott et un volume de poésies et a déjà fait la connaissance d'un petit cercle de fiers et pauvres étudiants, esprits distingués à qui appartient la France de demain. Mais les mois de pauvreté, de privations, de travail forcené et d'espérance durent trop longtemps; il veut jouir immédiatement, être célèbre, se venger de tous ceux qui l'ont humilié quand il n'était encore qu'un pauvre enfant de la campagne. Il trouve dans ce qu'on appelle "la petite presse" le moyen d'atteindre son but; il en éprouve le vertige et se précipite tête baissée dans le journalisme.

Lousteau le conduit chez un grand libraire du Palais- Royal: "De phrase en phrase le libraire grandissait dans l'esprit de Lucien, qui voyait la politique et la littérature convergeant dans cette boutique. A l'aspect d'un poète éminent y prostituant la muse à un journaliste, y humi-

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liant Tart, comme la femme était liumiliée, prostituée sous ces galeries ignobles, le grand homme de province recevait des enseignements terribles. L'argent! c'était le mot de toute énigme. Lucien se sentait seul, inconnu, rattaché, par le fil d'une amitié douteuse au succès et à la fortune. Il accusait ses tendres, ses vrais amis du Cénacle de lui avoir peint le monde sous de fausses couleurs, de l'avoir empêché de se jeter dans cette mêlée, sa plume à la main." En sortant de la librairie, les deux amis vont au théâtre; Lousteau, en qualité de journaliste, est partout le bienvenu. Le Directeur du théâtre lui explique comment une cabale montée contre la pièce a été déjouée par les riches admirateurs de ses deux meilleures -actrices: "Depuis deux heures, aux oreilles de Lucien, tout se résolvait par de l'argent. Au Théâtre comme en Lil3raiiie, en Librairie comme au Journal, de l'art et de la gloire il n'en était pas question. Ces coups du grand balancier de la Monnaie, répétés sur sa tête et sur son coeur les lui martelaient." La conscience de Lucien s'élargit ; il devient le critique littéraire d'un journal impudent et sans principe. Aimé et entretenu par une actrice, il tombe toujours plus bas dans la dépravation. 11 passe des libéraux aux conservateurs. Sa dégradation enfin est complète quand, forcé d'écrire un article odieux contre un 'livre qu'il admire et que vient de publier son plus grand et son plus noble ami, (l'écrivain idéal de Balzac) il va, avant l'impression de sa critique, frapper à la porte de cet ami pour implorer son pardon. A cette perversité du coeur viennent se joindre les misères de la vie. L'actrice meurt, et comme Lucien est trop pauvre pour la faire enterrer, il se contente d'écrire à son chevet des poésies obscènes. Il accepte de la soubrette de son amante un louis qui n'a point été honorablement gagné et finalement retourne dans sa province. Tout cela est saisissant et vrai d'une horrible vérité. Balzac s'est départi, dans cet unique roman, de l'impartialité du naturaliste qu'il observe toujours, pour brandir des scorpions sur la tête de ses envieux.

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