L'école romantique en France (1902)

|169| Chapitre XV. Balzac. (suite).

Parmi les romans de Balzac publiés en 1833 et 1834, deux méritent une mention particulière: "Eugénie Grandet", une Nouvelle écrite avec finesse et dans le goût classique et "le Père Goriot", un roman plein de vie, où grouille tout un monde. Dans "Eugénie Grandet" Balzac rivalisa avec Molière (l'Avare), dans "le Père Goriot", il osa rivaliser avec Shakespeare lui-même (le roi Lear).

Bien que, pendant longtemps, Balzac ne fût connu que comme Fauteur d'"Eugénie Grandet", ce n'est pas là cependant qu'il a donné toute la mesure de son talent. Le roman intéressa par la peinture fidèle et scrupuleuse de la vie de province, avec ses vices et ses vertus; on pouvait le lire en famille, car l'héroïne était une jeune fille noble et chaste, et on admirait le talent merveilleux avec lequel Balzac avait su représenter comme un vice capital l'avarice dont les anciens n'avaient vu que le côté comique. Balzac en effet montre dans "Eugénie Grandet" comment l'avarice, qu'on se contente souvent de ridiculiser, tue peu à peu tous les sentiments humains jusqu'à ce qu'elle lève sa tête de Méduse sur l'entourage de l'avare. En même temps, il rapproche l'avare de nous. Il n'en fait plus un bourgeois borné, mais un homme dont la passion de l'or est si violente qu'elle atteint presque la poésie, et qui, à la vue du métal brillant, s'abandonne aux rêves les plus extravagants et les plus féeriques. Plus que tous les autres hommes, l'avare a conscience que l'or est le résumé de toutes les jouissances, qu'il est la grande force de la vie. Dans ce cïiractère se révèle déjà le don

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que possédait Balzac de produire de grands effets au moyen de petits détails négligés par d'autres. Considéré comme un symbole, l'horizon d'Eugénie Grandet n'est pas étroit^ mais il Tétait, en égard au talent de Balzac.

Dans le "Père Goriot" l'image de la vie s'étend. Ce n'est plus un coin perdu de la province, c'est le Tout- Paris monstrueux qui se déroule à nos yeux, et il n'y a. plus rien ici de vague ni d'abstrait comme dans "Peai* de Chagrin". Toutes les classes de la société, avec leurs- divers représentants sont peintes avec des traits particuliers. J'ai dit que "le Père Goriot" rappelait "le roi Lear", mais les sentiments des deux filles dénaturées envers leur père, si justement et si exactement analysés qu'ils soient, ne forment pourtant que le sujet apparent: le vrai sujet est tout autre. Un jeune homme de la province, relativement pur, fait son entrée dans le monde parisien, il apprend à le connaître, est d'abord effrayé de ses découvertes et se refuse à imiter les autres; à la fin il se laisse séduire et gagner par son entourage. Balzac, et après lui aucun romancier moderne peut-être, n'a rien créé de plus profond que le caractère de Rastignac. Ce pauvre jeune homme ne trouve partout, sans parler de l'hypocrisie et de la sottise naïve, que la même conception de la société et la même doctrine. Sa parente et protectrice, la belle et gracieuse Madame de Beauséant lui dit: "Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. N'acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais, vous arriverez ainsi au faîte de vos désirs . . . Mais si vous avez uq sentiment vrai, cachez-le comme un trésor, ne le laissez jamais soupçonner, vous seriez perdu. Vous ne seriez plus le bourreau, vous deviendriez la victime ... Si les femmes vous trouvent de l'esprit, du talent, les hommes le croiront, si vous ne les détrompez pas . . . Vous saurez alors ce qu'est le monde, une réunion de dupes et de fripons. Ne soyez ni parmi les uns ni parmi les autres." Et Vautrin, le forçat évadé: "Il faut entrer dans cette masse d'hommes

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comme un boulet de canon, ou s'y glisser comme une peste. L'honnêteté ne sert à rien. L'on plie sous lepouvoir du génie, on le hait, on tâche de le calomnier, parce qu'il prend sans partager; mais on plie s'il persiste; en un mot on l'adore à genoux quand on n'a pas pu l'enterrer sous la boue ... Je vous défie de faire deux pas dans Paris sans rencontrer des manigances infernales . . . Aussi l'honnête homme est-il l'ennemi commun. Mais que- croyez-vous que soit l'honnête homme? A Paris, l'honnête homme est celui qui se tait, et refuse de partager."

Rastignac est le type du jeune Français d'alors, suffisamment doué, mais assez insignifiant et sans autre idéalisme que celui de ses vingt ans. Remué et tenté par tout ce qu'il voit chaque jour, il se met, lui aussi, à la poursuite de la richesse avec toujours plus d'ardeur et toujours moins de scrupule. Comme il approuvait d'abord l'honnêteté de son ami Bianchon à qui il demandait ce qu'il ferait au cas où il pourrait s'enrichir en tuant un mandarin chinois, sans bouger de Paris, et que cette seule question révoltait! Et pourtant nous ne tardons guère à voir le "mandarin" agoniser. Rastignac se dit d'abord, comme tous les jeunes gens, que vouloir à tout prix être riche et bien considéré, c'est la même chose que mentir,, tromper, flatter et ramper devant ceux qui ont menti^ trompé, flatté ou rampé dans la poussière. Puis il chasse cette pensée de son esprit en se disant qu'il n'a pas à raisonner mais à suivre l'instinct de son coeur. Il est encore trop jeune pour calculer, mais déjà assez vieux pour que des rêves nébuleux et malsains hantent son cerveau.

Ses relations avec Delphine de Nucingen, la fillede Goriot, achèvent son éducation; il est initié à toutes les infamies dont se compose la vie des classes supérieures et, en même temps, ébranlé par le -cynisme railleur de- Vautrin: "Encore deux ou trois réflexions de haute politique,, et vous verrez le monde comme il est. En y jouant quelques petites scènes de vertu, l'homme supérieur y satisfait toutes ses, fantaisies aux grands applaudissements des niais-

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'du parterre ... Je vous permets de me mépriser encore aujourd'hui, sur que plus <ard vous m'aimerez. Vous trouverez en moi de ces immenses abîmes, de ces vastes sentiments concentrés que les niais appellent des vices; mais vous ne me trouverez jamais ni lâche ni ingrat." Les yeux de Rüstignac s'ouvrent; il voit toute l'hypocrisie du monde, il se rend compte que les moeurs et les lois ne sont que des murailles derrière lesquelles l'impudence se cache. L'hypociisie règne partout: dans la dignité, dans l'amitié, dans l'amour, dans la bonté, dans la piété, dans le mariage. Avec un rare talent Balzac a marqué ce moment de la vie du jeune homme où son coeur se gonfle de dégoût et de mépris: "Il alla s'habiller en faisant les plus tristes, les plus décourageantes réflexions. Il voyait le monde comme un océan de boue dans lequel nn homme se plongeait jusqu'au cou, s'il y trempait le pied. — Il ne s'y commet que des crimes mesquins ! se dit-il. Vautrin est plus grand." Il finit pourtant par se trouver à l'aise dans cet enfer dont il a mesuré l'étendue, et il se prépare à s'élever jusqu'au sommet de la société, à devenir même ministre d'Etat comme nous le verrons dans les romans postérieurs. Presque toutes les qualités de Balzac se retrouvent dans "le Père Goriot" : sa verve l>rutale, sa faconde intarissable s'accordent merveilleusement avec le langfage pittoresque de la société mêlée, vile, impertinente et grossièrement spirituelle que forment les habitués de la pension Vauquer. Il n'y a presque pas dans tout le roman de figure noble, et Balzac n'est point tenté par conséquent de se laisser aller à une déclamation .puérile. Par contre, le lecteur a toujours l'occasion d'admirer avec quelle sûreté de regard et quelle habileté de touche Balzac dissèque l'âme d'un criminel, d'une coquette, d'un banquier ou d'une vieille fille jalouse.

Goriot, qui a donné son nom au roman, Goriot luimême, le vieux père renié et abandonné par ses filles, n'est sûrement pas un personnage absolument parfait. *CJ'est une victime, et, quand il introduit des victimes dans

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son oeuvre, Balzac est toujours sentimental. Goriot est pour lui "le Christ de la Paternité", et malgré cela il y a dans son amour paternel un tel caractère sensuel et hystérique que nous en souffrons presque.*)

Cependant la peinture de ce vieillard délaissé, queses propres filles se plaisent à torturer et à briser, donneau roman son unité par laquelle il nous captive. Il 3'^ a là une satire de la société qu'on dirait imitée de Juvénal et qui ressemble à une épigramme. Delphine refuse de visiter son père mourant parce que, pour s'élever d'un degré sur l'échelle sociale, elle veut se rendre chez Madamede Beauséant à un bal où elle est invitée, et où "Tout- Paris" ne se porte que pour observer, avec une cruelle curiosité, dans la mine de l'hôtesse la douleur qu'elle a dû éprouver en apprenant que son amant, le marquis d'Ajuda, a signé le matin même son contrat de mariage.. Nous suivons donc Delphine allant chez Madame de Beauséant, dans son carrosse, aux côtés de Rastignac. Celui-ci qui la sent bien capable de passer sur le cadavrede son père pour se rendre à une invitation au bal, maisqui n'a pas la force de rompre avec elle ni de lui en faire des reproches, ne peut pourtant s'empêcher de fairfr allusion au triste état du moribond. Des larmes viennent alors aux yeux de la fille dénaturée, mais elle se dit qu'elle sera bien laide si elle pleure, et ses larmes cessent dé- couler — "Demain, ditelle, j'irai garder mon père et ne quitterai pas son chevet", et elle est sincère en parlant ainsi, car elle n'est ni mauvaise ni pervertie, elle incarne tout simplement les contrastes de la société: elle n'est point de naissance noble, mais elle est entrée dans la noblesse par son mariage, elle est riche, mais elle ne peut disposer de sa fortune par suite précisément de ce mariageodieux; elle est avide de jouissances, frivole et ambitieuse. Balzac n'a pas su créer une figure aussi pure que la

*) "Mon Dieu ! elle a pleure ! — La tête sur mon gilet, dit Eugène. — Oh! donnez-le moi, dit le père Goriot".

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€orclelia de Shakespeare, car le grand, le noble n'était pas de son domaine, mais il a su peindre une Régane et une Gonéril avec plus de vérité et d'exactitude que le «élèbre dramaturge anglais.

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