Dans rintroduction de "la Mare au Diable," George Sand s'exprime ainsi:
"Nous cro3'ons que la mission de l'art est une mission de sentiment et d'amour, que le roman d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole et l'apologue des temps naïfs . . . Son but devrait être de faire aimer les objets de sa sollicitude, et au besoin, je ne lui ferais pas un reproche de les embellir un peu. L'art n'est pas une étude de la réalité positive; c'est une recherche de la vérité idéale."
Parvenue à la maturité de son talent, George Sand nous donne ici comme le résumé de la doctrine de toute sa vie. Toujours elle a conçu la vocation de l'artiste comme une envolée de l'esprit au-dessus des misères de la vie; toujours elle a pensé que, par l'art, l'esprit étend son horizon et se prépare à la lutte contre les préjugés, la méchanceté, la grossièreté, cause de tous les maux.
Elle dit dans l'introduction du "Compagnon du Tour de France":
"Depuis quand le roman est-il forcément la peinture de ce qui est, la dure et froide réalité des hommes et des choses contemporaines? Il en est peut-être ainsi, je le sais, et Balzac, un maître devant le talent duquel je me suis toujours incliné, a fait la Comédie humaine. Mais, tout en étant lié d'amitié avec cet homme illustre, je voyais les choses humaines sous un tout autre aspect et
|121|
je me souviens de lui avoir dit: Vous faites la Comédie humaine. Ce titre est modeste; vous pourriez aussi bien dire le drame, la tragédie humaine — Oui, me répondit- il et vous, vous faites l' é p o p é e humaine. — Cette fois, repris-je, le titre serait trop élevé; mais je voudrais faire l'églogue humaine, le poème, le roman humain. En somme vous voulez et savez peindre l'homme tel qu'il est sous vos yeux, soit! Moi, je me sens porté à le peindre tel que je souhaite qu'il soit, et comme nous ne nous faisions pas concurrence, nous eûmes bientôt reconnu notre droit mutuel."
L'auteur veut dans ces lignes, semble-t-il, se défendre de l'accusation qu'elle présente un tableau embelli de la réalité, pour tlatter les classes inférieures: de là la forme piquante, l'expression didactique qu'elle donne à son idéalisme. Assurément elle fut toute sa vie idéaliste, mais elle ne voulait point peindre l'homme comme il devrait être, elle voulait seulement le représenter comme il pourrait «tre, s'il n'était arrêté dans son développement intellectuel par la pression qu'exerce sur lui la société. C'est donc la société que George Sand décrit sans aucun ménagement; elle veut peindre la vie telle qu'elle est, ou plutôt telle qu'elle l'a observée avec son enthousiasme féminin, car, comme tous les poètes lyriques, elle voit toujours le ciel au-dessus de la terre.
Elle naquit et vécut dans une époque extraordinairement féconde: alors Hugo, Balzac et Alexandre Dumas produisaient à l'envi; l'activité de Dumas était si prodigieuse qu'il semblait à la fin avoir installé chez lui une véritable fabrique, et, qu'avec le concours de nombreux collaborateurs, il ])ubliait chaque année une quantité considérable de volumes. George Sand elle-même était douée d'une puissance créatrice merveilleuse. Son oeuvre entière ne remplit pas moins de cent-dix volumes que je n'ai pas l'intention de vous résumer, et dont je vous signalerai seulement les points principaux et les idées fondamentales avec les résultats qui resteront quand les détails seront depuis longtemps oubliés.
|122|
La vie do George Sand est connue. Elle naquit en 1804, perdit son père de bonne heure, grandit dans le domaine de Nohant, en Berry, près d'une mère passionnée et d'une grand -mère intelligente et vécut, pendant ses premières années, sur le même pied que les jeunes paysans dont elle partageait les jeux. Alors déjà elle était aussi démocratique que romantique. De même que Chateaubriand s'était créé, dans sa jeunesse, un idéal de grâce féminine qui venait égayer ses rêves, de même George Sand se créa de bonne heure un idéal de héros auquel elle éleva un autel de pierres dans un coin de son jardin et auquel son imagination féconde attribuait de grandes actions d'éclat.
A treize ans, elle fut envoyée dans un couvent de Paris, oii elle regretta tout d'abord amèrement la vie libre des champs, mais pour se livrer, bientôt après, avec un zèle ardent, à une dévotion exaltée. Pourtant, avant son retour à Nohant, ce mysticisme avait déjà fait place, chez elle, au goût du théâtre et de la poésie. Plus tard, elle lut pour la première fois Rousseau dans un décor champêtre, et cette lecture sembla la révéler à elle-même: dès lors, elle fut pour toujours disciple de Rousseau dont le sens de la nature, le déisme, l'amour de la justice l'attitude hautaine vis-à-vis de la société l'attiraient et réveillaient les sentiments qui sommeillaient dans son coeur. La lecture de Shakespeare, de Byron, de Chateaubriand l'enthousiasma et lui donna le sentiment de la solitude et cette première teinte de pessimisme qui, dans les âmes jeunes, passionnées et exaltées, précède ordinaire- ment le pessimisme vrai , causé par les déceptions de la vie.
En 1822, George Sand, si puissamment et si richement douée et si mûre déjà, mais d'un caractère faible et irrésolu, incapable de se contenter de la vie commune avec un seul homme, fût-il le plus grand, fut mariée à Monsieur Dudevant, jeune et vulgaire gentilhomme cam- pagnard. Celui-ci, grossier et violent, ne put comprendre
|123|
sa femme; mais eùt-il été meilleur époux, qu'il n'eût point conjuré la catastrophe finale. Les trois premières années s'écoulèrent en paix. Mais, dès 1825, George Sand semble avoir eu conscience de sa supériorité sur son mari, et, avec son inclination naturelle à la sympathie, elle se lia d'amitié avec d'autres hommes, parce qu'elle se sentait chez elle blessée et incomprise. Monsieur Dudevant qui s'indignait bien, comme époux, de l'esprit d'indépendance de sa femme, mais qui en même temps était trop sot pour profiter de ce sentiment de soumission qui la poussait à chercher un guide dans sa vie, regarda comme des infidélités ses relations d'amitié les plus innocentes. Des brouilles continuelles détruisirent bientôt toute affection entre les deux époux; même la pensée de leurs deux enfiints ne put les réconcilier, et en 1881 George Sand partit seule pour Paris.
Grâce aux pièces du procès en divorce, qui eut lieu quelques années plus tard, et à la correspondance de George Sand, on peut se faire une idée suffisamment claire de ce que fut ce mariage. J'ai trouvé dans la "Gazette des Tribunaux" (30 Juillet, P^ et 19 Août 1836; 28 Juin et 12 Juillet 1837) les requêtes juridiques des deux parties. Terribles et accablantes étaient les accusations que George Sand dut entendre de l'avocat de son mari. Simple dans sa jaquette de velours noir, sur laquelle tombait sa belle chevelure brune, ou bien dans sa robe blanche, avec son chàle à fleurs sur les épaules, elle écoutait sans sourciller, quand on l'accusait d'avoir conçu, trois ans après son mariage, une passion criminelle pour un autre homme et de s'y être abandonnée: "Monsieur Dudevant apprit bientôt qu'il était trahie par celle qu'il adorait (!) mais fut assez généreux pour pardonner."
L'avocat lut une longue lettre d'elle à son mari, dans laquelle elle se reprochait à elle-même différentes fautes et attribuait leur mésintelligence à une incompatibilité d'humeur qui n'excluait chez Monsieur Dudevant ni la bonté ni la bienveillance. 11 présenta cette lettre, sans la comprendre, comme une accusation d'infidélité.
|124|
Puis il rappela que les deux époux avaient vécu volontairement séparés de 1825 à 1828 et que Madame Dudevant, après avoir quitté son mari en 1831, pour mener "une vie d'artiste", avait continué à correspondre avec lui et avait reçu de lui une rente annuelle de 300 francs (mais il oublia de dire qu'elle lui avait apporté 500000 francs de dot) — Au commencement de l'année 1835, les deux époux s'étaient enfin décidés à se partager leurs enfants et leur fortune, lorsque George Sand revint sur sa décision et demanda le divorce. (Dans l'intervalle, son mari avait voulu la frapper à l'occasion d'une dispute au sujet de leur fils, et avait même braqué son arme sur elle en présence de témoins). Mais sa demande fut rejetée si pleine d'exagérations qu'elle fût.
Ce fut alors au tour de Monsieur Dudevand de se plaindre. Il nia tout ce qu'on lui imputait, et dirigea contre sa femme les plus sévères accusations. Il prétendit qu'une femme qui avait écrit des romans si immoraux était indigne d'élever ses enfants, et il l'accusa d'être initiée "aux secrets des plus ignobles débauches". Sur ces accusations, que l'avocat trouvait absolument fondées, George Sand sollicita de nouveau le divorce, et c'est alors que Monsieur Dudevand lui adressa les paroles suivantes: "Vous croj'ez donc, Madame qu'une femme peut, à son gré, dissiper la moitié d'une fortune, remplir de chagrin toute l'existence de son mari, et que, s'il lui plaît de se livrer à tous les excès et à tous les caprices de sa passion, elle a la ressource commode de l'accuser et de lui prêter une conduite odieuse!"
Ce fut assurément une épreuve cruelle pour la fierté de George Sand que d'être obligée de voir ainsi son nom traîné dans la boue devant le tribunal, et elle fut difficilement consolée de cette humiliation, quand son défenseur et ami, Michel de Bourges, se leva pour la présenter comme une femme de génie, excita l'admiration de la salle en lisant les plus beaux passages de ses lettres et enfin énuméra toutes les injures, tous les
|125|
mauvais traitements qu'elle avait eu à subir de la part de son mari.
Sans doute, elle était déjà habituée à entendre décrier ses romans, comme l'apologie éhontée de l'immoralité; mais de voir aussi sa vie privée attaquée à ce point, c'était trop fort pour elle : Les débats publics du procès ne semblent pas cependant avoir établi son inno- cence, et ils nous font comprendre l'indignation qui éclate dans "Indiana" "Valentine" "Lélia" et "Jacques". Ces romans n'ont aujourd'hui qu'un intérêt artistique médiocre; les caractères y sont trop faiblement tracés et d'un idéalisme trop vague, l'action est invraisemblable, comme dans "Indiana", ou fausse, comme dans "Lélia" et "Jacques"; l'expression est parfois exagérée malgré la pleine harmonie du style, ou toute lyrique comme dans les lettres et les monologues. Et néanmoins, il y a dans ces oeuvres de jeunesse une flamme qui, aujourd'hui encore, réchauffe et éclaire, des accents nouveaux qu'on entendra longtemps encore; elles sont à la fois une plainte et un cri de guerre, elles sèment, partout où elles pénètrent, une moisson de sentiments et d'idées, dont le présent sans doute se trouve accablé, mais qui mûrira dans l'avenir avec une luxuriance dont nous n'avons qu'une très faible idée.
"Indiana" est le premier cri de douleur d'un coeur jeune et ardent. L'héroïne n'est que sentiment, beauté et noblesse; son mari, le colonel Delraare, est un Monsieur Dudevant plus débonnaire. Repoussée par lui, elle cherche un refuge près d'un amant. Celui-ci, bien plus antipathique encore que l'époux, donne au roman son caractère particulier. Raymond est le jeune Français du temps de la Restauration à la fois sentimental et positif, amoureux passionné et égoïste, si esclave de Topinion publique qu'après avoir été tout d'abord simplement dur, il devient tout à fait inhumain et se montre dans toute sa médiocrité, sous l'enveloppe brillante et trompeuse de son talent.
Dans cette première oeuvre déjà apparaissent les principaux tvpes masculins de George Sand: les types
— 1.26 ^
grossiers,! presque réduits, à. . l'état de brutes, par Ja! puissance <jue leur donne la société, et les types faibles .qui, •. pai" mollesse innée et par crainte de Topinion, sont devenus lâches et incapables de résistance, George Sand çommeuce donc, — et en ceci elle, est bien femme, r^ par une vive peinture de l'égoïsme masculin. Elle introduit ici, par contraste, son idéal, .sous les traits d'un , autre amant, sir Ralph, apparemment flegmatique, en réalité brûlant d'amour, muet comme elle, impassible et froid comme «lie au premier abord, mais l'incarnation même de l'abnégation, de la générosité et de la fidélité, — - une figure qu'elle ne se lassera pas de peindre sous des traits presque indentiques. Dans "Lélia", Ralph devient le malheureux et noble Trenraor, ce galérien qui condamne la société avec un calme stoïque; dans "Jacques", il devient le héros principal qui pousse la magnanimité jusqu'à se tuer lui-même, pour ne point s'opposer à l'union de sa femme avec un autre; dans "Leone Léoni", il devient le calme et viril Don Aleo qui est prêt jusqu'à la fin à épouser la pauvre Julie, mais est enchaîné comme par une puissance magique à l'infortuné Leone, — ce pendant masculin de Manon Lescaut. — Dans "le Secrétaire intime" Ralph, c'est le jeune Max, Allemand insignifiant, avec sa bonté d'enfant, et son enthousiasme poétique, le mari clandestin de la princesse tant courtisée; dans "Elle et Lui" c'est l'Anglais, Palmer, opposé à Laurent, le Parisien génial et libertin. Dans "le Dernier Amour" il porte le nom de Sylvestre, et n'est qu'une copie plus faible de Jacques. Tous ces personnages ont le défaut commun aux idéalistes : ils sont exsangues et inanimés. Raymond, qui représente le monde avec son égoïsme et sa faiblesse, est un tout autre type parfaitement réussi. Déjà, dans "Indiana", il a plus de vie réelle que les autres, plus de couleur locale. L'auteur rattache son manque d'énergie à la tendance de l'époque vers la condescendance et le pardon ; elle appelle cette époque le temps de la restriction mentale; elle montre comment Raymond, qui représente
— Î27 —
la moclératian en politique, s'iûi'agine,paTCÇ qu'il n'él)i-o;uv6 :point de passion politique^ n'avoir aucun intérêt politique «t se tenir par conâéqruent au-d^essus des partis, pendant que^ pourtant, il tire un trop grand avantagé de l'état présent de la société pour pouvoir désirer un changement, "n n'est point assez ingrat envers la Providence pour lui faire un reproche du malheur des autres".
Une étude approfondie de la réalité se révèle également dans les nombreux descendants de Raymond, depuis le poète Sténio dans "Lélia" et l'amant Octave dans "Jacques", caractères à peine esquissés et faibles, simples jouets de la passion, jusqu'aux figures plus précises et plus nettes du chanteur frivole dans "Consuelo", du prince névrosé Carol (Chopin), avec son égoïsme raffiné dans "Lucrezia Floriani", et du jeune peintre volage Laurent (Musset) dans "Elle et Lui".
Indiana découvre partout, et jusque dans la religion, l'égoïsme brutal des hommes, qui ont fait de Dieu un homme à leur image. Elle écrit à son amant hypocrite: "Je ne sers pas le même Dieu que toi; le mien est plus élevé et plus pur. Le tien est le Dieu des hommes, le mien est le Dieu de l'Univers, le créateur et le protecteur de tous les êtres. Votre Dieu a tout créé pour vous; le mien a créé toutes les espèces les unes pour les autres." Il y a dans ces lignes, à côté d'une critique sévère de l'ordre social qui subordonne la femme à l'homme, une croyance en Dieu naïve, juvénile et confiante. Mais George Sand ne devait pas en rester là. Quelques années après déjà, elle termine "Lélia" par l'explosion d'un pessimisme sauvage et désespéré.
"Oh! oui! oui, hélas, le déses-poir règne et la souffrance et la plainte émanent de tous les pores de la création. Cette vague se tord sur la grève en gémissant, ce vent pleure lamentablement dans la forêt. Tous ces arbres qui se plient et qui se relèvent pour retomber encore sous le fouet de la tempête, subissent une torture eiïroyable. Il y a un être malheureux, maudit, un être immense,
|128|
terrible et tel que ce inonde où nous \ivons ne peut le contenir. Cet être invisible est dans tout, et sa voix remplit l'espace d'un éternel sanglot. Prisonnier dans l'immensité, il s'agite, il se débat, il frappe sa tête et ses épaules aux confins du ciel et de la terre. Il ne peut les franchir; tout le serre, tout l'écrase, tout le maudit, tout le brise, tout le hait. Quel est-il et d'où vient-il? .... Les hommes t'ont donné mille noms symboliques: audace, désespoir, délire, rébellion, malédiction. Ceux-ci t'ont appelé Satan, ceux-là crime: moi, je t'appelle désir!
Moi, sibylle, sibylle désolée, moi, esprit des temps anciens, lyre brisée, instrument muet dont les vivants d'aujourd'hui ne comprendraient plus les sons, mais au sein duquel murmure comprimée l'harmonie éternelle ! moi, prêtresse de la mort, qui sens bien avoir été déjà pythie, avoir déjà pleuré, déjà parlé, mais qui ne me souviens pas, qui ne sais pas, hélas ! ce qu'il faudrait dire pour guérir ... vérité, vérité! pour te trouver, je suis descendue dans des abîmes dont la vue seule donnait le vertige de la peur aux hommes les plus braves ... Tu ne t'es pas révélée, depuis dix mille ans je te cherche, et je ne t'ai pas trouvée!
Et depuis dix mille ans, pour toute réponse à mes cris, pour tout soulagement à mon agonie, j'entends planer sur cette terre maudite le sanglot désespéré du désir impuissant! . . . Depuis dix mille ans j'ai crié dans l'infinie Vérité, vérité! Depuis dix mille ans, l'infini me répond : Désir, désir! sybille désolée, ô muette pythie, brise donc ta tête aux rochers de ton antre et mêle ton sang fumant de rage à l'écume de la mer, car tu crois avoir possédé le Verbe tout -puissant, et depuis dix mille ans tu le cherches en vain ! "
Le pessimisme éloquent de George Sand, dans sa jeunesse, atteint ici toute son expression. Dans cette citation que j'ai abrégée, (elle est six fois plus longue dans le texte) ses aspirations juvéniles revêtent un caractère lyrique. Quand elle écrivit "Indiana", elle n'affichait point encore
|129|
un tel sentiment de sa supériorité ni un tel pessimisme. "Indiana" n'était qu'un modeste récit où l'auteur venait plaider, en âme compatissante, la cause des victimes de la société, mais sans attaquer les institutions sociales ni même le mariage, comme le lui avaient reproché ses ennemis dès le début. Nous pouvons Ten croire, en effet, quand, dans la préface de 1842, elle nous dit que c'est avec un reste de respect pour l'ordre établi que, longtemps après avoir écrit la première préface d'"Indiana", elle essaya de résoudre le problème insoluble, c'est-à-dire de concilier l'existence de la société avec le bonheur de ceux qu'elle opprime. Elle a également raison quand, dans une lettre à Nisard (la dernière des "Lettres d'un Voyageur") elle prétend n'avoir attaqué que les maris, et non le mariage en tant qu'institution sociale. Elle se présentait alors comme "conteur" et comme psychologue et non comme réformatrice.
Dans "Indiana", comme dans "Valentine", on admirait la chaleur ardente de la jeunesse, l'essor lyrique, l'exaltation des passions, les protestations éloquentes. C'était une étude de quelques états d'âme particuliers. Et pourtant, il y avait dans les sentiments sérieux, mais hostiles à l'ordre social, et dans les pensées semées ça et là au milieu du récit quelque chose de révolutionaire. Les conservateurs, qui attaquaient grossièrement George Sand et ses oeuvres, ne peuvent donc être taxés d'étroitesse inepte. Ils pressentaient bien que , tôt ou tard , ces pensées et ces sentiments bouleverseraient toute la société et, en effet, le boule- versement est déjà commencé et continuera. L'idéalisme même des romans de George Sand leur donne un caractèrerévolutionnaire : le monde intérieur existant seul aux yeux de l'auteur, elle le laisse se développer librement, sans songer qu'il vient se heurter au monde extérieur, et, en peignant de préférence des sentiments exagérés ou mieuxun seul sentiment sous mille formes diverses, l'amour, elle montre comment ses lois sont en contradiction permanente avec celles de la société. Bien qu'elle ne mette
Brandes, l'école romantique eu France. 9
|130|
point en doute la nécessité du mariage dans l'état actuel de la société, elle ébranle cependant la croyance en l'éternelle durée de cette institution. Elle ne s'attaque tout d'abord sans doute qu'aux maris, mais ce qu'elle demande d'eux est présentement irréalisable à force d'exagération. C'est ainsi, à peu près, que plus tard Kierkegaard, sous prétexte d'enthousiasmer les hommes pour le christianisme, le sape en réalité, en exigeant du chrétien des vertus et des sacrifices surhumains.
Le naturalisme français moderne, si souvent accusé d'immoralité, à tort ou à raison, peut rejeter cette accusation téméraire sur les premières oeuvres idéalistes de George Sand. Toutes les fois que Zola attaque le roman idéaliste, il n'oublie pas de signaler les dangers qu'il y a, pour la famille comme pour la société, à faire sortir l'individu des bornes qui lui sont assignées; il ne peint jamais, quant à lui, la passion sauvage sous des couleurs^ captivantes, il la fait constamment se vautrer dans la fange. Il aurait pu ajouter que lui et ses successeurs de l'école de Balzac n'ont pas besoin, en général, d'une plus haute morale que la morale usuelle et qu'ils ne rêvent point un ordre de choses autre que l'ordre existant. Ils ont eux-mêmes volontairement limité leur domaine en ne décrivant que la réalité, telle qu'ils l'ont observée, sans tirer les conclusions qui en résultent. De là vient que, malgré toute leur hardiesse dans la peinture d'états sociaux auxquels la littérature n'avait osé toucher avant eux, ils sont si pusillanimes et si insignifiants comme penseurs et comme moralistes. Ils cherchent nécessairement à montrer toujours qu'ils ne s'écartent point des idées régnantes sur la moralité; ils se font gloire d'appeler vice ce que tout le monde appelle vice et d'inspirer l'horreur du vice. Ils ne ressemblent point à cette pécheresse qu'est George Sand. Mais, il faut le dire franchement: c'est précisément leur "moralité" qui constitue leur faiblesse poétique, et "l'immoralité" est le côté saillant des oeuvres de George Sand beaucoup plus chastes et plus idéales. Il n'est point, dans
|131|
les oeuvres apparemment si audacieuses de l'école réaliste, de phrases dont la hardiesse égale celle des paroles que George Sand met dans la bouche diin de ses principaux personnages d'"Horace" et qui résument, dans leur concision admirable, sa conception de la passion. "Je crois qu'on doit concevoir l'amour comme une noble passion qui nous élève par de beaux sentiments et de belles pensées. L'amour qui n'est qu'une basse passion rend égoïste, lâche, et nous livre en proie aux plus honteuses convoitises. Toute passion est donc louable ou criminelle, suivant qu'elle aboutit à l'un ou à l'autre résultat, et peu importe que la société, qui ne doit pas juger en dernier ressort les choses de l'humanité, approuve les passions mauvaises et condamne les passions nobles."*)
Dans "Lélia" et "Jacques" (1833 et 1834), George Sand s'élève jusqu'au pessimisme byronien et se laisse aller librement à son penchant déclamatoire. Elle voulait représenter dans Lélia l'idéal qu'elle s'était formé dans sa jeunesse de la femme noble, aimant profondément, mais d'un amour platonique, et opposer à cette figure sa soeur Pulchérie, la courtisane voluptueuse, unissant en elle le double culte de Minerve et de Vénus, elle fit de Lélia une Minerve et de Pulchérie une Vénus; mais elle ne réussit qu'à nous donner de grands symboles plutôt que des créatures de chair et de sang. Dans "Jacques" elle reprit la question du mariage à un autre point de vue: au lieu du mari grossier d' "Indiana", du mari froid et poli de "Valentine", elle nous présenta un mari avec toutes les qualités qu'elle-même prisait le plus, succombant sous sa supériorité, parce que sa femme est trop incapable de le comprendre et de l'aimer. Elle a essayé de donner plus de force à son idée en la faisant exprimer par le mari trompé. Il excuse lui-même sa femme: "Nulle créature
*) Que l'on compare les passages du roman de "Jacques" -cite's dans ^l'Ecole romantique en Allemagne" de Brandes -8e édition. 1901 p. 112.
9*
|132|
humaine ne peut commander à l'amour, et nul n'est coupable pour le ressentir ou pour le perdre. Ce qui avilit la femme c'est le mensonge. Ce qui constitue l'adultère, ce n'est pas l'heure qu'elle accorde à son amant, c'est la nuit qu'elle va passer ensuite dans les bras de son mari." Jacques se sent dans l'obligation de céder la place à son rival: "Borel à ma place aurait tranquillement battu sa femme, et il n'eût peut-être pas rougi ensuite de la recevoir dans son lit, tout avilie de ses coups et de ses baisers. Il y a des hommes qui égorgent sans façon leur femme infidèle, parce qu'ils la considèrent comme une propriété légale. D'autres se battent avec leur rival, le tuent ou l'éloignent et vont solliciter les baisers de la femme qu'ils prétendent aimer, et qui se retire d'eux avec horreur ou se résigne avec désespoir. Ce sont là, en cas d'amour conjugal les plus communes manières d'agir, et je dis que l'amour des pourceaux est moins vil et moins grossier que celui de ces hommes-là."
Ces vérités qui, aujourd'hui, nous paraissent simples et faciles à comprendre, étaient, il y a cinquante ans, des subtilités inouïes et révoltantes. Elles sont comme le sel qui a conservé cette oeuvre de jeunesse malgré le sujet suranné et la forme épistolaire toujours si fatigante. Le signe le plus caractéristique de l'exaltation romantique, nous le trouvons dans la conclusion du roman. Jacques ne connaît pas de meilleur moyen pour affranchir Fernande que de se suicider et de lui faire croire à une mort naturelle. Nous sortons ici absolument du domaine de la réalité, mais, en général, le caractère "irréel" du roman n'est qu'apparent.
Il est facile à l'école moderne de démontrer que le lieu, le temps etc. chez George Sand sont indéterminés et vagues, que ses personnages principaux n'ont d'autre occupation que celle d'aimer. Mais la réalité qu'elle peint, c'est la réalité interne, la réalité des sentiments.
Je sais bien que celle-ci même a été contestée de nos jours, qu'il est d'usage aujourd'hui de déclarer con-
|133|
traires à la nature et à la vérité des sentiments aussi ardents, des déclamations 'aussi violentes contre la société, un amour aussi passionné et aussi erotique, une amitié aussi pure et aussi vive entre deux êtres de sexe ditîérent*). Mais il ne faut pas perdre de vue que les personnages de Georoo Sand dépassent de beaucoup la moyenne de riiumanité, que ce sont des êtres supérieurs. Dans ses premières oeuvres, Fauteur n'a peint, en réalité, que ses propres sentiments; elle ne change que les circonstances extérieures au milieu desquelles ces sentiments se manifestent et, avec son grand talent d'observation et la sûreté de son coup d'oeil, elle en tire les conclusions psycbologiques. Il est intéressant de voir comment, en cherchant un esprit masculin semblable au sien, elle prend elle- même, pour ainsi dire, les deux sexes. Quelle que soit la passion avec laquelle George Sand glorifie l'amour qui subjugue les hommes et les femmes les plus distingués, Jacques et Lélia cependant ressentent pour un être noble du sexe opposé au leur et capable de les comprendre un sentiment d'amitié plus élevé et plus idéal. Comparé à €e sentiment qui est fondé sur une parfaite connaissance réciproque, T amour de Lélia pour Sténio, de Jacques pour Fernande n'est qu'une faiblesse. Lélia trouve en Trenmor, comme Jacques en Sylvie, l'âme qui la comprend. Jacques aimerai L Sylvie si elle n'était point sa demi-soeur ou, plus , exactement, s'il n'avait à le craindre. Tl y a dans cette
*) Zola dit des personnages de "Jacques" (Documents littéraires, page 222) : "Je ne saurais exprimer l'effet que me produisent de pareilles tigures: elles me (iéconcertent, elles me surprennent, comme si elles avaient fait la gageure de marcher la tête eu bas et les pieds en l'air. Je n'entends rien à leurs lamentations, à leurs e'ternelles amertumes. De quoi se plaignent elles, que veulent-elles":' Elles prennent la vie à l'envers, il est tout naturel qu'elles ne soient pas heureuses. La vie, par bonheur, est meilleure tille, on s'accommode toujours avec elle." — Dans cette caricature de George Sand, Zola se peint lui-même ou plutôt fait sa i)ropre caricature, car il n'est sûrement pas si philistin.
|134|
situation un charme qu'on chercherait en vain dans la peinture d'un amour purement sensuel. Je me rappelle encore nettement la profonde impression qu'elle a exercée sur moi, quand, il y a environ quinze ans, j'ai lu le roman pour la première fois. Je voyais bien que Jacques était, à un certain degré "irréel" aussi bien que Sylvie, qui n'est que sa confidente; mais le courant idéal qui les traverse, et qui est réel, agit sur moi comme une étincelle électrique. Cette S3dvie est sortie du cri d'angoisse poussé dans l'univers désert par un esprit génial qui appelle une âme soeur. Elle n'est certainement qu'une création de ce grand coeur solitaire. Mais la poésie est-elle autre chose? Si imparfait que soit le roman, il y a une poésie sublime- dans l'amitié qui unit Jacques à Sylvie; il semble que, par delà le bas monde des passions, on jette un regard dans un monde plus noble, où des êtres plus purs et pourtant terrestres s'aiment et se comprennent.
Nous avons là un témoignage du besoin impérieux d'amitié qu'éprouvait George Sand et qui était tout à fait dans l'esprit de la jeunesse romantique. "Les Lettres d'un Voyageur" qu'elle commença à la suite de ses premiers romans et immédiatement après sa rupture avec Musset à Venise, et qui embrassent les années suivantes, nous initient à toutes ses relations d'amitié et sont, en général, l'une des oeuvres oii elle se dévoile le plus franchement, bien que, dans tout ce qui l'intéresse personnellement, elle observe une discrétion qui rend maint détail obscur pour un profane. On la suit ici dans sa nouvelle liaison avec le beau et sot médecin italien (le docteur Pagello à qui elle sacrifia Musset), et dans son amitié enthousiaste pour son avocat Everard (Michel de Bourges), qui lui inspira le beau roman "Simon". Entre ces deux amitiés se placent toutes ses autres relations avec François RoUinat, Jules Néraud et tous les hommes de talent avec qui elle éprouvait le besoin de correspondre pour s'instruire et qu'elle tutoyait à la manière indépendante des romantiques. L'art enfin la liait avec Franz Liszt, la comtesse d' Agonit, Mej-erbeer et beaucoup d'antres génies de Tépoque.
|135|
Dans aucune autre de ses oeuvres, George Sand n'est aussi éloquente et aussi lyrique que dans "Les Lettres d'un Voyageur." Nulle part mieux quici on ne peut se faire une idée de son style personnel tel qu'il apparaît dans les parties non dialoguées de ses romans. Ce style, dont l'harmonie est la qualité principale, se déroule en longs rythmes puissants et symétriques; quand il s'élève jusqu'à l'enthousiasme il résonne à nos oreilles comme "un chant, et il reste harmonieux jusque dans les cris de désespoir. L'équilibre inné de l'âme de George Sand se reflète dans la symétrie de ce style toujours égal, qui ne présente ni arrêt brusque ni saut violent, qui semble planer en étendant ses larges ailes; qui n'est point mélo- dieux mais riche en harmonie, qui n'a point de couleur mais qui possède la beauté parfaite des lignes. Jamais George Sand ne cherche Teffet au moyen d'une alliance de mots insolite et hardie, rarement elle crée de nouvelles métaphores. Son ton est mesuré comme ses images sont discrètes. Elle est romantique dans son enthousiasme, dans son complet abandon à des sentiments qui ne reconnaissent ni loi ni règle; mais, par la régularité de ses périodes, par la beauté abstraite de la forme et par le sobre emploi de la couleur elle est entièrement classique.*)
D'après les lettres de Venise, et surtout d'après les premières que George Sand écrivit aussitôt son retour d'Italie, il est facile de voir combien elle fut humiliée de la perte de Musset, combien elle le regretta, et comme elle est singulièrement refroidie quand, dix ans plus tard, elle fait le récit de leurs relations dans "Elle et Lui." Il y eut des moments sans doute où elle se sentit consumée de regret, de honte et de chagrin. Dans une lettre à Rollinat de l'année 1885, je trouve un passage
*) — Zola lui-même, hostile par principe au Koinaiitisme et à George Sand, est obligé de reconnaître que "l'âme romantique animait les créations de George Sand et que son style restait classique" (Doc. litt, page 217.)
|136|
significatii" qui, si je ne me trompe, a passé jusqu'ici inaperçu et qui ressemble beaucoup à un aveu:
"Ecoute une histoire, et pleure. Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait à Teau- forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte et lui apprit à graver à l'eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les maudit; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia. Quaraute ans après on découvrit aux environs de Paris, dans une maisonnette appelée Moulin -Joli, un vieux homme qui gravait à l'eau-forte et une vieille femme, qu'il appelait sa meunière, et qui gravait à l'eau-forte, assise à la même table. Le premier oisif qui découvrit cette merveille l'annonça aux autres, et le beau monde courut en foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène, un amour de quarante ans, un travail toujours assidu et toujours aimé; deux beaux talents jumeaux . . . Cela fit époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poètes, ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours après, car le monde eût tout gâté. Le dernier dessin qu'ils gravèrent représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite.
Il est encadré dans ma chambre au-dessus d'un portrait dont personne ici n'a vu l'original. Pendant un an, l'être qui m'a légué ce portrait s'est assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du même travail que moi. . . Au lever du jour, nous nous consultions sur notre oeuvre, soupions à la même petite table, tout en causant d'art, de sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manqué de parole. Prie pour moi, ô Marguerite Le Conte!"
Ce n'est guère qu'ici, je crois, que George Sand semble reconnaître l'influence de Musset sur son talent. J'ai déjà indiqué dans quel sens cette influence s'exerça: ce fut une influence purement critique qui aiguisa son . sens de la beauté. A l'influence du stvle Georoe Sand
|137|
resta toujours insensible. Le joli mot de Madame de Oirardin: "toutes les fois qu'on parle d'oeuvres poétiques de femmes, ou voudrait s'écrier avec Buffon: le style, c'est l'homme," est aussi faux que si)irituel. Car, quoique tous les romans de George Sand révèlent une influence masculine particulière, celle-ci ne s'étend jamais cependant jusqu'à la forme. George Sand se fait toujours l'interprète des pensées d'un autre, mais n'imite jamais son st^^le ; elle était pour cela trop indépendante et aussi trop peu artiste.
Dans la conversation elle parlait peu et lentement, mais dès qu'elle écrivait, elle devenait une improvisatrice merveilleuse; elle laissait courir sa plume sur le papier, sans avoir besoin de préparation ni de modèle, sans poursuivre un but artistique déterminé et sans pouvoir travailler sur un sujet donné, comme le font les vrais artistes. En cela précisément elle différait essentiellement de Musset. Celui-ci s'était montré animé dès le début d'une haine des règles qu'elle ne connut jamais. Dans ses premières poésies, par exemple, il n'employa à dessein des rimes choquantes (|ue pour révolter les classiques. (La marquise dans "l'Andalouse" s'appelait d'abord Amaémoni qui rime avec bruni, mais, dans le texte définitif, elle reçut le nom de Amaégui qui donne une mauvaise rime). Sur son déclin, Musset emprunta sept pages entières au "Distrait" de Carmontelle, pour sa faible comédie "On ne saurait penser à tout", et jusque dans l'épanouissement de son talent, il ne dédaigna jamais les emprunts délicats plus ou moins dissimulés. C'est ainsi que je trouve dans les oeuvres du Prince de Ligne un développement qui a du lui servir pour la belle poésie dont j'ai déjà parlé "Après une Lecture"*). Chez George Sand, rien
* Le prince de Ligne jmrle des qualite's d'un vrai guerrier, comme Musset des (jualitës du vrai poète, il dit: "Si vous ne rêvez pas militaire, si vous ne de'vorez j)as les livres et les plans de guerre, si vous ne baisez pas les pas des vieux soldats, si vous ne pleurez pas au récit de leurs combats, si
|138|
de pareil; elle ne peut pas tailler des diamants bruts pour en orner sa muse; elle lui donne une simple robe blanche avec une fleur des champs dans la chevelure.
La beauté du style de George Sand u"est nulle part plus sensible ni plus saisissante que dans sa lettre à Rollinat. Son sens profond de la nature vient ici se fondre avec les aspirations éternelles de Thomme, et c'est la plainte d'un coeur aimant sur les déceptions qu'il a causées et dont il a souftert lui-même que nous entendons dans la lutte éternelle de l'homme avec la nature et dans ses aspirations au bonheur. Ici, comme dans la lettre suivante à Everard, on voit comment, sur les ruines de ses premiers rêves d'amour et de ses chimères, ont germé les idées politiques et républicaines de George Sand. Dès le début, elle est trop éprise d'elle-même, sa foi politique chancelle. Il est bien vrai que "le pauvre poète se sent mal abrité sous le parapluie de la monarchie", mais, pour elle, elle s'intéresse tout autant à la violette et au jasmin qu"à la politique et à la société. Peu à peu cependant, la flamme de l'enthousiasme s'élève dans son coeur. Elle voudrait avoir les convictions et l'énergie de ses amis, mais elle sent qu'elle n'est qu'"un poète, c'est-à-dire une femmelette". Dans une révolution les autres auront pour but la liberté du genre humain, pour elle, elle n"en aura pas d'autre que de se faire tuer pour accomplir au moins une grande action dans sa vie, "pour élever une barricade de la hauteur de son cadavre'". Et elle termine ainsi:
vous ne mourez pas du désir d"en voir et de honte de n'en avoir pas vu, quoique ce ne soit pas votre faute, quittez vite un habit que vous déshonorez. Si l'exercice même d"une seule bataille ne vous transporte pas, si vous ne sentez pas la volonté de vous trouver partout, si vous êtes distrait, si vous ne tremblez pas que la pluie n'empêche voti'e régiment de manoeuvrer: donnez-y votre place à un jeune homme tel que je le veux etc." La manière dont Musset s'est inspiré de ce passage (qui m'a été signalé par E. de Montégut) révèle son génie plus clairement encore qu'une poésie originale.
— i;3ij —
"Ball! qu'est-ce que je dis là? Ne crois pas qu& je sois triste et que je me soucie de la gloire plus que d'un de mes cheveux. Tu sais ce que je t'ai dit; j'ai trop vécu: je n'ai rien fait de bon. Quelqu'un veut-il de ma vie présente et future? pourvu qu'on la mette au service d'une idée et non d'une passion, au service de la vérité et non à celui d'un homme, je consens à recevoir des lois. j\Iais, hélas ! je vous en avertis, je ne suis propre qu'à exécuter bravement et fidèlement un ordre. Je puis agir et non délibérer, car je ne sais rien et ne suis sûr de rien. Je ne puis obéir qu'en fermant les yeux et en me bouchant les oreilles, afin de ne rien voir et de ne rien entendre qui me dissuade; je puis marcher avec mes amis, comme le chien qui voit son maître partir avec le navire et qui se jette à la nage pour le suivre, jusqu'à ce qu'il meure de fatigue. La mer est grande, ô mes amis ! et je suis faible. Je ne suis bon qu'à faire un soldat, et je n'ai pas cinq pieds de haut.
N'importe! à vous le pygmée. Je suis à vous parce que je vous aime et vous estime. La vérité n'est pas chez les hommes; le royaume de Dieu n'est pas de ce monde. Mais, autant que l'homme peut dérober à la Divinité le rayon lumineux qui d'en haut, éclaire le monde, vous l'avez dérobé, enfants de Prométhée, amants de la sauvage Vérité et de l'inflexible Justice! Allons! quelle que soit la nuance de votre bannière, pourvu que vos phalanges soient toujours sur la route de l'avenir républicain; au nom de Jésus, qui n'a plus sur la terre qu'un véritable apôtre (Lamennais); au nom de Washington et de Franklin, qui n'ont pu faire assez et qui nous ont laissé une tâche à accomplir; au nom de Saint-Simon, dont les fils vont d'emblée au sublime et terrible problème (Dieu les protège ! ; pourvu que ce qui est bon se fasse, et que ceux qui croient le prouvent . . . je ne suis qu'un pauvre enfant de troupe, emmenez-moi."
L'enthousiasme féminin a trouvé rarement dans Tliistoire des Littératures une expression aussi pure et aussi
|140|
sincère. On pourrait rapprocher ces lettres de George Sand de la "Correspondance de Goethe avec un enfant" parue dans la même année et issue d'une même inspiration enthousiaste*); mai«, chez Bettina, l'expression ne correspond pas au sentiment, et celui-ci manque de largeur. Bettina est pleine d'esprit, son st^de est brillant et acéré ; chez George Sand, l'enthousiasme de la faiblesse féminine a trouvé une expression grande et noble.
Les sentiments dont nous avons jusqu'ici étudié la naissance n'ont été exprimés que dans les oeuvres postérieures auxquelles nous reviendrons. Nous nous arrêterons, pour le moment, aux Nouvelles plus calmes et purement poétiques qui remplissent la deuxième période moins agitée de la carrière de George Sand. Parmi celles-ci je placerai au premier rang, au point de vue artistique, la petite Nouvelle "La Marquise", qui est peut-être le chef- d'oeuvre de George Sand, et qui lui a été inspirée par le souvenir de sa bonne et noble grand-mère. Il y a là une fusion tout à fait charmante de l'esprit et des moeurs du XVIII® siècle avec la passion timide et exaltée du XIX®. Le sujet en est simple: une grande dame de l'ancien régime s'est mariée selon les usages de l'époque, mais son mari lui est antipathique au plus haut degré, parce qu'elle ne l'a pas choisi elle-même, mais qu'on le lui a imposé. Jeune, sans expérience, belle, innocente, puisqu'elle ne connaît pas encore l'amour, elle s'éprend d'un pauvre et misérable acteur qui, de la scène, lui semblait être une incarnation de la poésie et du courage viril. Elle réussit à le voir en dehors du théâtre et est effrayée de le trouver si différent de ce qu'il lui avait paru d'abord. Mais lui, qui a remarqué l'intérêt qu'il inspire à la jeune femme ne joue plus que pour elle et ne rêve plus que d'elle. Un soir, très tard, après une représentation, ils ont un premier et dernier rendez-vous; la marquise s'y présente tout
*j cf. Brandes: Das jiinoe Deutsclilarid. — 8e ëdit. 1901. p. 292 et: Rahel, Bettina et Charlotte Stieglitz. Leipzig 1896.
|141|
épuisée par une récente saignée, et l'acteur, avec le costume de son rùle qu'il n'a pas eu le temps de quitter, et encore tout rayonnant de son triomphe, enthousiasmé, embelli, ennobli par un amour qui l'élève tant au-dessus de sa vulgaire existence. La marquise est honnête, lui plein de respect; elle est folle d'amour, entraînée par l'illusion poétique; lui Taime d'un désir brûlant, mais chevaleresquement. Après une scène passionnée l'entrevue se termine simplement par un baiser qu'elle dépose sur son front pendant qu'il est à ses pieds.
"Eh bien, dit la vieille marquise, à la fin de son récit, croyez-vous désormais à la vertu du XVIIP siècle?"
— "Madame, répond son interlocuteur, je n'ai point envie d'en douter; cependant si je n'étais moins attendri je vous dirais peut-être que vous fûtes très avisée de vous faire saigner ce jour-là."
— "Misérables hommes, dit la marquise, vous ne comprenez rien à l'histoire du coeur!"
George Sand n'a rien écrit de plus gracieux que cette Nouvelle. La conclusion si leste et si spirituelle que nous retrouvons aussi dans un roman profond et à peu près analogue "Tcverino", mais dont l'auteur n'abuse point, est tout à fait dans l'esprit du XVIII*' siècle, et la forme artistique a la concision des oeuvres immortelles, "La Marquise" mérite de trouver place parmi les chefs- d'oeuvre de la Littérature française. Dans toute une série d'oeuvres postérieures George Sand peint l'âme féminine, telle qu'elle se la représente dans son innocence, c'est-à- dire chaste et fière, énergique, sensible à l'amour, mais s'élevant au-dessus de lui et conservant toujours sa pureté. Elle attribue volontiers à la femme une supériorité morale sur l'homme. Pourtant l'homme, tel qu'elle aime à le représenter dans ses héros, est aussi naturellement bon, bien que, dans les classes dirigeantes, il soit enclin, par loi d'hérédité, à opprimer son inférieur et la femme. Les idées de Rousseau sur la bonté originelle de la nature et la corruption de la société se retrouvent au fond de
— 1-42 —
toutes les oeuvres de George Sand. Des femmes comme Fiarama dans "Simon", Edmée dans "Mauprat", Consuelo dans le roman du même nom (dont Madame Viardot a servi jusqu'à un certain point de modèle) sont autant de types différents et purs de la jeune fille chez George Sand; elles se donnent pour tâche d'exalter l'homme, de le guérir, de faire son éducation, elles sont résolument les prêtresses du patriotisme, de la liberté, de l'art et de la civilisation. Des romans que je viens de nommer "Consuelo" est le plus célèbre et le plus étendu; le début est superbe, mais il s'égare, comme parfois les romans de Balzac, pour ne point parler de ceux d'Alexandre Dumas, dans le fantastique romantique. C'est que, dans les idées littéraires de l'époque, il y avait une tendance k l'exaltation et que ce n'était point seulement Hugo qui était exposé au danger de se perdre dans le monde chimérique.
A côté de ces romans oii l'héroïne est une jeune fille supérieure, il en est quelques autres où le personnage principal est une femme mûre, sous les traits de laquelle George Sand s'est peinte elle-même plus franchement. Je cite entre autres "Le Secrétaire intime", qui est un assez faible roman, et "Lucrezia Floriani", un chef- d'oeuvre dont on peut dire avec raison; non hic piscis omnium. La plupart des lecteurs regarderont ce livre comme un paradoxe révoltant et révolutionnaire, car il est là question d'honnêteté et de chasteté chez une femme non mariée (une actrice italienne) qui a quatre enfants de trois pères différents. Cependant l'auteur a su triompher de la grande difficulté qu'il y avait à nous montrer une nature féminine assez saine pour pouvoir toujours aimer, assez noble pour ne pouvoir être déshonorée, assez artiste pour ne point se contenter d'un seul sentiment, ou même pour ne point laisser les désillusions tarir en elle la source de l'amour. C'est que, dans "Lucrezia Floriani", George Sand nous donnait tout simplement la clef de son propre coeur. Plus d'un, qui connaissait sa vie déréglée et ses relations avec Jules Sandeau, Alfred de Musset, Michel de Bourges,
|143|
€hopin et une douzaine cV autres, a dû être surpris qu'elle pût écrire néanmoins des livres si nobles et si purs jusque dans la glorification de la passion. Plus d'un a senti que ce n'était point une explication suffisante que la curiosité artistique à laquelle elle fait allusion quand elle nous dit que, parlant d'anthropophagie, elle a été amenée à se demander "quel goût peut avoir la chair Imnuiine*)". La vérité est que Lucrezia Florian i est un portrait exact de Oeorge Sand, vers l'âge de trente ans. Je veux tenter de vous représenter cette figure au moyen des passages les plus caractéristiques du roman: "La Floriani, qui le croirait? était d'une nature aussi chaste que l'âme d'un petit enfant. C'est fort étrange, j'en conviens, de la part d'une femme qui avait beaucoup aimé. C'était probablement une or- ganisation très puissante par les sens, quoiqu'elle parut glacée aux regards des hommes qui ne lui plaisaient point. Dans les rares intervalles où son coeur avait été calme, son cerveau avait été oisif; et si on l'eût séparée éternellement de la vue de l'autre sexe, elle eiit été une excellente religieuse tranquille et fraîche. C'est dire qu'il n'y avait rien de plus pur que ses pensées dans la solitude, et quand elle aimait, tout ce qui n'était pas son amant était pour elle, sous le rapport des sens, la solitude, le vide, le néant."
Lucrezia parle ainsi de l'amour: "Je sais qu'on place l'amour dans les sens; ce n'est pas vrai pour les femmes intelligentes. Il suit chez elles une marche progressive; il s'empare du cerveau d'abord, il frappe à la porte de l'imagination. Sans cette clef d'or il n'entre point. Quand il s'en est rendu maître il descend dans les entrailles, il s'insinue dans toutes nos facultés et nous aimons alors l'homme qui nous domine comme un dieu, comme un enfant, comme un frère, comme un mari, comme tout >ce que la femme peut aimer.""
*) cf. Brandes: "Naturalis mus iu Euglaud". 8e édit. 1901. p. 332.
|144|
George Sand explique ensuite comment l'illusion de Tamour pouvait toujours s'emparer de Lucrezia, quand celle-ci surtout ressent une dernière et violente passion pour le prince Carol: "Le dernier amour semble toujours le premier chez les natures puissantes et il est certain que si l'affection se mesure à l'enthousiasme, jamais la Floriani n'avait autant aimé. Cet enthousiasme quelle avait eu pour d'autres hommes avait été de courte durée. Ils n'avaient pas su l'entretenir ou le renouveler. L'affection avait survécu un certain temps au désenchantement; puis étaient venus la générosité , la compassion, la sollicitude^ le dévouement, le sentiment maternel, en un mot, et c'était merveille que des passions si follement conçues eussent pu vivre aussi longtemps, quoique le monde, ne jugeant que de l'apparence se lut étonné et scandalisé de les lui voir rompre si vite et si absolument. Dans toutes ces passions elle avait été heureuse et aveuglée huit jours à peine, et quand un ou deux ans de dévouement absolu survit à un amour reconnu absurde et mal placé, n'est-ce pas une grande dépense d'héroïsme, plus coûteuse que ne le serait le sacrifice d'une vie entière pour un être qu'on en sentirait toujours digne,?"
Nous comprenons comment Lucrezia se sentit constamment attirée vers les hommes faibles; son caractère indépendant uni à son instinct maternel devait l'y pousser. La seule pensée d'être protégée par un autre lui était insupportable, et, toutes les fois qu'elle voulait s'appuyer sur des êtres plus forts qu'elle, leur froideur la rebutait au point qu'elle en arriva à se persuader que l'amour et la force de caractère ne se rencontrent que dans les coeurs qui ont souffert comme le sien.
Nous voyons enfin comment les sentiments maternels de Lucrezia, — qui est, comme George Sand, la plus affectueuse et la plus tendre des mères, — se mêlent à toutes ses amours: "Elle avait voulu être la mère de ses amants sans cesser d'être celle de ses enfants, et ces deux affections toujours aux prises l'une contre l'autre avaient
|145|
dû résoudre leur combat par Textinction de la moins obstinée. Les enfants l'avaient toujours emporté, et, pour parler par métaphore, les amants, pris aux Enfants-Trouvés de la civilisation, avaient dû y retourner tôt ou tard,"
Vis-à-vis des jugements du monde sur sa conduite et son caractère, Lucrezia est aussi indifférente que le pouvait être George Sand : "Je n'ai jamais cherché le scandale; j'en ai peut-être fait sans le vouloir et sans le savoir. Je n'ai jamais aimé deux hommes à la fois; je n'ai jamais appartenu de fait et d'intention qu'à un seul . . . Quand je ne l'aimais plus, je ne le trompais pas : Je rompais avec lui d'une manière absolue. Je lui avais juré, il est vrai, dans mon enthousiasme, de l'aimer toujours; j'étais de la meilleure foi du monde en le jurant. Toutes les fois que j'ai aimé c'a été de si grand coeur que j'ai cru que c'était la première et la dernière fois de ma vie.
Vous ne pouvez pas dire pourtant que je sois une femme honnête. Moi, j'ai la certitude de l'être . . . J'abandonne ma vie au jugement du monde sans me révolter contre lui, sans trouver qu'il ait tort dans ses lois géné- rales, mais sans reconnaître qu'il ait raison contre moi."
Kien de plus opposé, en apparence, que "Lucrezia Floriani" et les simples et jolis romans champêtres qui suivent et qui nous conduisent jusqu'en 1848. Mais, en réalité, de "Lucrezia" à "la Mare au Diable", "Trançois le Champi" et "la petite Fadette", la distance est moins grande qu'elle ne parait.
Ce qui attira George Sand vers les paysans et les idylles champêtres du Berry, ce fut son enthousiasme pour la nature, qu'elle avait puisé dans Eousseau, et qui se manifestait dans ses protestations éloquentes contre Tordre social.
Son secrétaire, l'Allemand Müller Strübing, l'un des nombreux amis qu'elle s'était attachés conformément aux principes de Lucrezia Floriani, avait tourné son attention sur les "Histoires villageoises" d'Auerbach, et par consé- quent avait donné l'impulsion à ces nouveaux romans qui
Brandes, l'école romantique en France. ' 10
— 14Ü —
se sont conquis une vogue extraordinaire non moins par leur simplicité et leur pureté que par la })rofondeur du sentiment. Rousseau fut, pour George Sand, ce que Spinoza, l'apôtre de la religion de la nature, avait été pour Auerbach. Assurément, les paysans de George Sand ne sont pas "vrais" au sens où le sont les paysans de Balzac; elle ne les a pas seulement représentés avec son ardente sympathie, comme Balzac avec son antipathie marquée, elle les a peints encore aimables et pleins de délicatesse. Ils sont aux paysans réels ce que sont les bergers de Théocrite à ceux de la Grèce. Et cependant ces romans possèdent une qualité qui tient exclusivement au choix du sujet et qui manque aux autres. Ils ont le mérite rare, doublement rare dans la Littérature française, de la naïveté. Tout ce que George Sand avait en elle de la jeune villageoise et de l'enfant des champs, tout ce qui ressemblait, chez elle, à la plante qui pousse, au vent qui souffle, toute l'inconscience de son être qui avait si rarement trouvé son expression au milieu de ses oeuvres déclamatoires, tout cela se révélait ici tout naturellement. Dans l'histoire du roman en France, l'idéalisme ne s'est jamais élevé plus haut que dans "la Mare au Diable", la perle de ces nouvelles "histoires villageoises". George Sand a donné là réellement ce qu'elle indiquait comme son programme dans les mots que j'ai eu Toccasion de citer au commencement de ce chapitre, je veux dire ."rédosfue" du XIX® siècle.
Du kan slå ord fra Brandes' tekst op i ordbogen. Aktivér "ordbog" i toppen af siden for at komme i gang.