L'école romantique en France (1902)

|147| Chapitre XII. Balzac.

A George Sand et à son oeuvre s'oppose son contemporain Balzac dont elle-même regardait l'art comme essentiellement différent du sien. Pendant que George Sand, en ceci bien romantique, se détournait avec, dégoût de la société de son temps, plus disposée à la condamner et à la fuir qu'à la comprendre et à la peindre, Balzac se sentait sinon tout à fait à Taise, au moins complètement chez lui, dans le milieu oîi il vivait, et, dès le début de sa carrière, il considéra son époque et la jeune génération grandissante comme sa mine inépuisable et sa propriété artistique.

George Sand excellait à peindre l'homme, mais son talent de paysagiste était encore plus merveilleux; elle représentait l'humanité comme le peintre de paysage représente la plante. Elle savait ce qui, dans l'humanité, baigne dans la lumière et peut supporter la lumière. Balzac, au contraire, se plaçait à un tout autre point de vue : il saisissait et peignait la racine de la plante humaine. A lui s'applique admirablement ce que Hugo dit du "Satyre" dans la "Légende des siècles": Il peignit l'arbre vu du côté des racines Le combat meurtrier des plantes assassines.

Honoré de Balzac naquit au printemps de l'année 1799 dans la riche et luxuriante Touraine "le jardin de de la France", la patrie de Rabelais. Nature bouillante, riche et ardente, homme de coeur et de caractère, en même temps lourd d'aspect et plein de douceur, grossier et délicat, également doué d'une imagination féconde et d'un vif esprit d'observation, il unissait, dans son être

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composite, une vie sentimentale intense à une i)erspicacité prophétique, la gravité de l'observateur à Thumour capricieux du conteur, la persévérance du chercheur à l'instinct de l'artiste qui veut reproduire brutalement ce qu'il a observé et découvert. Plus qu'aucun autre il était fait pour deviner et révéler les secrets de la société et de l'humanité.

Il était de constitution robuste, de taille moyenne, bien carré des épaules; avec l'âge il devint obèse. Son cou, fortement musclé, dont il était si fier, était blanc comme celui d'une femme, ses cheveux étaient bruns et hérissés comme les crins d'un cheval; ses yeux semblables à ceux d'un dompteur brillaient comme deux diamants noirs; ils traversaient les murailles pour voir ce qui sepassait dans l'intérieur des maisons et lisaient dans le coeur humain comme dans un livre ouvert.

Pauvre et inconnu, Balzac vint, jeune encore, à Paris poussé par une vocation irrésistible et par l'espérance de se conquérir un nom. Son père qui, comme tous les pères, voyait avec déplaisir son fils renoncer au droit pour se vouer aux lettres l'avait abandonné entièrement à luimême. Il vivait donc là dans une misérable mansarde, privé de soins, tout gelé, les jambes enveloppées dans une couverture, assis devant sa cafetière et son encrier, et, par sa lucarne, il voyait les toits de la ville immense dont il devait être le peintre et le conquérant intellectuel. Ce n'était point une vue réjouissante ni belle: partout, des tuiles recouvertes de mousse, tantôt brillant au soleil, tantôt ruisselant de pluie, des gouttières, des cheminées, de la fumée. L'intérieur de la mansarde n'était ni confortable ni joli; le vent glacial soufflait à travers les cloisons. Chaque matin, à son réveil, le jeune poète qui méditait le plan d'an grand drame "Cromwell", commençait par balayer le plancher, brosser ses vêtements et faire les achats nécessaires avec la plus grande économie. Pour se distraire il allait parfois jusqu'au Père-Lachaise, d'où il pouvait embrasser tout Paris. l3e là, il a mesuré du regard

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la ville géante (comme plus tard son Eastignac); il l'a en quelque sorte provoquée à un combat singulier comme s'il voulait la contraindre à le reconnaître et à le couronner.

Il renonça bientôt à son drame, parce qu'il était trop moderne, trop épris de la réalité, pour pouvoir s'accommoder des règles et des abstractions de la tragédie française. D'ailleurs, il s'agissait pour lui de s'assurer son indépendance le plus vite possible, car il n'avait reçu de la maison paternelle, qu'une liberté temporaire et à titre d'essai. Il se mit donc, sans tarder, à écrire des romans. Sans doute il n'avait pas encore assez vécu pour donner à ceux-ci une valeur solide, mais il était doué d'une vive et puissante imagination, et il avait assez de lecture pour pouvoir exprimer ses pensées dans l'esprit des ouvrages d'amusement de l'époque. En 1822 déjà, il ne publia pas moins de cinq romans, sous divers pseudonymes, et, jusqu'en 1825, beaucoup d'autres parurent que, malgré sa fierté naturelle, il regardait seulement comme un gagne-pain. Il écrivait à sa soeur en 1822: "Je ne t'ai pas envoyé "Birague" parce que c'est une vraie cochonnerie littéraire . . . Dans "Jean- Louis" tu trouveras certains caractères, mais le plan est mauvais. La seule chose bonne en ces livres, ce sont les mille francs qu'ils me rapportent. Mais cette somme m'est donnée en lettres de change à longue échéance; y fera-t-on honneur?" Pour qui a lu quelques-unes de ces premières oeuvres, le jugement ne semblera pas trop sévère. Elles ont une certaine verve, mais rien de plus. Il est même très douteux que ce que Balzac vantait comme leur seul mérite se réalisa, non pas seulement parce que ses romans contiennent des peintures peu flatteuses d'éditeurs qui paient avec des lettres de change (qu'on lise : "Un grand homme de la province à Paris") mais encore parce qu'en 1825, se trouvant dans une situation désespérée, il abandonna subitement la carrière d'écrivain pour fonder une librairie et une imprimerie.

Toujours occupé à imaginer de nouvelles combinaisons, il eut l'idée d'entreprendre une édition des classiques en

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volumes distincts, persuadé qu'il ferait là une bonneaffaire. Cette idée, juste en elle-même, eul le sort dfr toutes les autres entreprises de Balzac: il y perdit son argent, pendant que d'autres s'y enrichissaient. Il en fut de même quand, pendant son séjour à Gênes, en 1837, il s'avisa que les anciens Romains étaient loin d'avoir épuisé les mines d'argent de la Sardaigne. Il communiqua son idée à un Génois et résolut de reprendre l'exploitation ; mais, lorsque, l'année suivante, dans un voyage fatigant en Sardaigne, il trouva ses suppositions confirmées et qu'il demanda à Turin l'autorisation de rouvrir l'es mines^ le Génois l'avait depuis longtemps devancé et était en train de s'enrichir. Assurément beaucoup d'entreprises qui germèrent dans la tête de Balzac ne furent que des chimères; mais, jusque dans ces chimères son génie se révèle. De même que Goethe était en communion si parfaite avec la nature que son oeil poétique, en regardant par hasard un palmier, découvrait le secret de la métamorphose des plantes dans le type primitif de toutes les parties de la plante, de même qu'en observant un crâne de mouton à demi-brisé il y voyait le principe de l'anatomie philosophique, de même Balzac avait les yeux ouverts sur tout. Il avait le don que le peuple attribue aux chercheurs de trésors de pressentir oii les richesses étaient cachées; il possédait une baguette magique qui les découvrait toujours comme le héros sans nom et sans sexe de ses oeuvres. H ne parvint point pourtant à les exhumer il fut un grand magicien mais pas un homme d'affaires. Son premier projet était aussi beau que vaste : il voulait être à la fois fondeur de caractères, imprimeur, libraire et auteur; lui-même écrivait les introductions de ses éditions classiques et il était tout feu et tout flamme pour son entreprise. Mais, après qu'il eut décidé ses grands -parents à lui prêter une partie de leur fortune, qu'il eut, avec cet argent, fondé son imprimerie et publié de belles éditions illustrées de Molière et de La Fontaine, tous les libraires français se coalisèrent contre ce collègue-

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importun. Ils ne voulurent point cependant lui faire ouvertement la guerre, ils attendirent patiemment sa banqueroute pour reprendre son idée et en tirer profit. Au bout de trois ans il fut obligé de vendre ses livres, comme vieux papiers, et de céder son imprimerie avec une perte considérable. Il a donc lui-même éprouvé toutes les souffrances du pauvre libraire entreprenant qu'il a peint dans "Eve et David".

Il ne sortit pas seulement appauvri de cette catastrophe; toute sa vie il dut travailler sans trêve ni repos pour se délivrer des dettes qui l'accablaient et rendre à sa mère l'argent qui lui avait été prêté. Car les dettes dont il ne pouvait se débarrasser qu'avec sa plume n'étaient pas un ennemi facile à réduire, elles croissaient tellement que, pendant longtemps, il ne put les couvrir qu'en en contractant de nouvelles. C'est ainsi qu'il fut amené à faire la connaisance de divers usuriers de Paris qu'il a représentés d'une manière si saisissante dans Gobseck et d'autres figures semblables. Il aime à répéter que "ses dettes sont ses créancières" : c'est là son refrain habituel qui revient presque dans ses lettres intimes à ses amis et amies oii il épanche librement son coeur ardent et torturé. "Les remords, dit-il quelque part dans un de ses romans, ne sont pas aussi à craindre que les dettes, car ils ne conduisent pas en prison." C'est qu'en effet il fut pendant quelque temps enfermé pour dettes et qu'il dut souvent, pour échapper à la prison, avoir plusieurs refuges, changer de domicile, et recevoir ses lettres sous un faux nom. Excité et aiguillonné constamment par ses dettes, il vivait avec elles comme près d'une source éternelle d'exaltation ; à son réveil il croyait voir ses lettres de crédit s'abattre sur lui comme une invasion de sauterelles surgissant de tous les coins de sa chambre.

Il entreprit donc son oeuvre colossale et travailla pour ainsi dire sans interruption pendant toute sa jeunesse et tout son âge mûr jusqu'à ce que, à cinquante ans, il tombât subitement d'épuisement comme un taureau blessé dans

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l'arène. Le travail était loin d'être pour lui une jouissance, parce que l'activité de son imagination n'était pas soutenue par son talent d'écrivain. Pour la maîtrise de la forme, il ne peut être comparé à ses contemporains; il n'était pas capable de composer une poésie harmonieuse (celles qui se trouvent dans ses romans viennent de Madame de Girardin, Bernhard, Lasailly et Gautier), et c'est lui-même qui a écrit ce vers si raillé pour ses hiatus, par lequel, sous le nom de Louis Lambert, il commence son poème héroïque sur les Incas:

"0 Inca! ô roi infortuné et malheureux!"

Après avoir publié sous des pseudonymes divers tant de romans qu'il renia ensuite, il fut obligé de lutter opiniâtrement pour se rendre maître de sa langue et se créer un style; et ce fut un grand chagrin de sa vie de voir les jeunes romantiques de l'école de Hugo le dédaigner longtemps comme artiste. Gautier, âme délicate et facilement enthousiaste, fut le seul qui lui témoigna de la bienveillance et de la sympathie. Mais l'étonnement de Balzac ne connut plus de bornes quand un jour Gautier écrivit sur le bord d'un pupitre, sans préparation et sans la moindre correction, quelques pages irréprochables pour la forme comme pour le fond. Il crut longtemps qu'il avait été l'objet d'une mystification, que Gautier apportait son travail tout achevé dans sa tête, jusqu'à ce qu'enfin il comprît qu'il existe un talent inné d'écrivain qui lui avait été refusé.

Comme il a travaillé pour remplacer ce talent ! Comme il a admiré Gautier, quand il eut reconnu sa puissance pittoresque et créatrice! J'en trouve une preuve frappante dans le roman "Béatrice" de l'année 1839, où Balzac a imité presque littéralement dans la peinture de ses principaux personnages féminins des articles de Gautier parus deux ans plus tôt (sur les actrices George et Jenny Colon)*) On sent à cette comparaison combien Balzac

*) Gautier. Balzac.

Les cheveux ... sein- [ Cette cbevelure au lieu

tillent et se coutournent d'avoir une couleur iudëcise,

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aurait désiré s"ai)i)roprier quelque cliose de la langue imagée de Gautier, ou le comprend doublement quand on voit comme les descriptions qu'il tire de son propre fonds sont ternes et générales.

Sur ce terrain il devait être forcément vaincu par Gautier dont la manière de voir et de sentir est toute différente. Gautier est un écrivain de premier ordre, mais, avec de très grandes qualités, c'est un poète froid et souvent pauvre; c'est un talent extraordinaire qui appartient avant tout à la peinture et qui s'est conquis un domaine dans la poésie. Balzac, au contraire, est un écrivain médiocre, mais un poète de premier ordre. Il ne sait point caractériser ses personnages en quelques traits brefs et précis, parce qu'il ne les voit pas dans une seule position

scintillait au jour comme des filioranes d ' o r b r u n i , . . le nez d'un contour aquilin, mince, avecjenesais quoi de royal ... le visage, plus rond (ju'ovale, ressemble à celui de quehiue belle Isis des bas-reliefs ëginétiques. Au lieu de se creuser à la nuque, le col de Camille l'orme un contour renflé qui lie les é p a u 1 e s à la tête sans sinuosité, le caractère le plus évident de la force. Ce col pi'éseute par moments des plis d'une magnitlcence athlétique. L'attache des bras d'un superbe contour , semble appartenir à une femme colossale. Les bras sont vigoureusement modelés, terni i n é s p a r un poignet d'une délicatesse anglaise, par des mains mignonnes et pleines de fossettes.

aux faux jours en manière de filigranes d'or brun i

Le nez fiti et mince

d'un contour assez, aquilin et presque r o y a 1

Elle ressemble à s'y

méprendre à une . . . Isis d e s b a s-r e 1 i e f s éginéti<iu es. Une singularité remarquable du co l de Mlle George, c'côt qu'au lieu de s'arrondir intérieurement du côté de la niu(ue, il forme un conto u r r e n f 1 é et soutenu, qui lie les épaules au fond de sa tête sans aucune sinuosité, diagnostic de tempérament athlétique, développé au plus haut point chez l'Hercule Farnèse. L'attache des bras a quelque chose de formidable .... Mais ils sont très blancs, très ]Mirs, terminés ])ar un poignet d'une délicatesse enfantine et des mains mignonnes frappées de fossettes.

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plastique. Lorsque son imagination les évoque, leur forme extérieure ne se dégage pas peu à peu à ses yeux, il les voit tout d'un coup dans les diverses époques de leur vie et leurs divers costumes , il embrasse d'un seul regard toute leur existence, il observe la riche variété de leurs mouvements et de leurs actes, il écoute le son particulier de leurs voix qui suffit à les distinguer nettement et à les camper devant nous. Une simple description, belle mais sobre, ne met point le personnage en lumière comme chez l'écrivain de profession; il faut à Balzac de longues descriptions détaillées, des personnages riches comme la nature elle-même, comme l'homme réel dont le corps et l'âme sont constitués par un mélange singulier d'éléments physiques et intellectuels. Il est inutile de donner des exemples de la puissance incomi)arable avec laquelle Balzac sait animer une figure par une simple réponse, par un simple mouvement de main : on en pourrait remplir tout un livre. *) Mais la grande difficulté pour lui était souvent de trouver une expression à toutes les idées qui se présentaient en foule à son esprit. Ou bien il les résumait en deux mots (comme quand il parle d'une femme qui avait des oreilles de mère et d'esclave), ou bien il se sentait tenté d'exposer toutes les observations et toutes

*) La courtisane .Tosépba demande au vieux baron Hulot un des généraux de Napoléon, s'il a l'éellement causé la mort de son Irère et de son oncle, précipité sa famille dans le malheur et trahi son pays pour satisfaire son amante. ^Le baron inclina tristement la tête. — Eh bien! j'aime cela! s'écria Josépha, qui se leva pleine d'enthousiasme. C'est un brûlage général! C'est Sardanapale! c'est grand ! c'est complet! On est une canaille mais on a du coeur. Eh bien! moi, j'aime mieux un mange-tout passionné comme toi pour les femmes que ces froids banquiers sans âmes qii'on dit vertueux et qui ruinent des milliers de familles avec leurs rails .... Ça n'est pas comme toi, mon vieux, tu es un homme à passions, ou te ferait vendre ta patrie! Aussi, vois-tu, je suis prête à tout faire pour toi ! tu es mou père, tu m'as lancée ! c'est sacré. Que te faut-il l-" Veux-tu cent mille francs? On s'exterminera le tempérament pour te les gagner."

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les idées qui lui étaient venues en peignant son personnage^ et il se perdait dans une longue description où le lecteur avait peine à se retrouver, parce que, dans l'esprit de Balzac, ces idées étaient parfois incohérentes. Lui-même en avait bien conscience et il en souffrait amèrement puisqu'il se remettait jusqu'à dix fois à corriger ses épreuves. Comme, à cette époque, il n'avait point de collaborateur, pas même de secrétaire, on peut se faire une idée du travail qu'il dut fournir pour achever en vingt ans plus de cent romans et drames plus ou moins étendus.

Pendant que Hugo écrit, comme les artistes de la Renaissance peignaient, entouré de jeunes disciples qui l'admirent, Balzac travaille solitaire dans son atelier. Il ne s'accorde guère de sommeil; il se couche vers huit heures, se lève à minuit, et, après avoir passé son froc de moine, et sa chaîne d'or en guise de cordelière, il se met à la besogne jusqu'au matin. Alors, pour se donner un peu d'exercice, il va lui-même à l'imprimerie porter ce qu'il a écrit et corriger les épreuves. C'est qu'en effet il lui faut toujours jusqu'à huit ou dix épreuves parce que la sûreté de l'expression lui manque, parce qu'il ne peut pas trouver sur le champ la forme définitive, et aussi parce qu'il ne voit d'abord que l'ébauche du roman et qu'il ne découvre les détails que successivement. La moitié, souvent même plus de la moitié de ses honoraires, est consacrée à payer les frais que nécessitent ces épreuves multipliées; la misère la plus grande ne peut le déterminer à publier son oeuvre avant d'en être à peu près satisfait. 11 fait le désespoir des compositeurs, et la correction est pour lui-même un terrible souci. Dans le premier tirage, on prend bien soin de lui réserver de larges marges et de grands intervalles entre les divers chapitres, et peu à peu cependant, l'épreuve se remplit à un tel point d'étoiles, de ratures et d'arabesques de toutes sortes qu'elle finit par ressembler à un véritable feu d'artifice.

Au bout de quelques heures, on voit sortir de l'imprimerie un homme trapu, au regard fulgurant, les vêtements

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en désordre et le chapeau tout hossué, et plus d'un passant, qui devine en lui un génie, le salue respectueusement. Arrivé chez lui, Balzac reprend son travail. Avant de se mettre à table, il rend visite à ([uelque dame jolie et spirituelle ou bien fait une razzia de meubles rares et de vieux tableaux chez les antiquaires. La journée s'écoule ainsi très vite et l'énergique travailleur va goûter un peu de repos.

"Quelquefois, raconte Gautier,'") le matin, il nous arrivait haletant, épuisé, étourdi \n\v Fair frais, comme Vulcain s'échappant de sa forge, et il tombait sur un divan; sa longue veille l'avait affamé et il pilait des sardines avec du beurre en faisant une sorte de pommade qui lui rappelait les rillettes de 'J'ours, et qu'il étendait sur du pain. C'était son mets favori ; il n'avait pas plutôt mangé qu'il s'endormait, en nous priant de le réveiller au bout d'une heure. Sans tenir compte de la consigne, nous respections ce sommeil si bien gagné, et nous faisions taire toutes les rumeurs du logis. Quand Balzac s'éveillait de lui-même, et qu'il voyait le crépuscule du soir répandre ses teintes grises dans le ciel, il bondissait et nous accablait d'injures, nous appelant traître, voleur, assassin ; nous lui faisions perdre dix mille francs, car, étant éveillé, il aurait pu avoir l'idée d'un roman qui lui aurait rapporté cette somme (sans les réimpressions). Nous étions cause des catastrophes les plus graves et de désordres inimaginables. Nous lui avions fait manquer des rendez-vous avec des banquiers, des éditeurs, des duchesses; il ne serait pas en mesure pour ses échéances; ce fatal sommeil coûterait des millions. Mais nous nous consolions aisém.ent en voyant ses belles couleurs tourangelles reparaître sur ses joues reposées." Si, à l'aide de la biographie de M. Ch. de Lovenjoul, on suit de semaine en semaine les travaux de Balzac, si, en lisant la correspondance même du grand romancier, on le voit élever courageusement la pyramide

*) Tliéo])hile Gautier : Portraits contemporains.

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de son oeuvre colossale*) sur la plus large base possible, sans se laisser troubler par les distractions de la vie parisienne auxquelles il se laissait pourtant prendre parfois, et sans se laisser eft'ra^'er par les coups de feu de ses envieux et de ses critiques, on est saisi d'un profond respect pour cet homme si énergique et si vaillant. Balzac était débonnaire, "mal dégrossi" et bruj^ant, mais pas un Titan. 11 reste attaché à la terre, tandis qu'autour de lui croît une génération de géants prête à escalader le ciel, mais il est de la race des Cyclopes : c'est un architecte puissant, travaillant sans relâche à l'édifice de sa gloire et qui finit par l'élever aussi haut que les deux génies lyriques de cette époque, Victor Hugo et George Sand, se sont élevés sur les ailes de la poésie.

Eichement doué, Balzac, n'a jamais douté de son talent, et sa confiance en lui-même, si bien justifiée, qui n'était qu'une vanité naïve mais non un misérable orgueil, soutint son courage pendant les premières années de lutte, et dans les moments de défaillance, que connaissent tous les artistes, il fut, comme ses lettres nous le laissent deviner, consolé et fortifié par un amour secret et fidèle. Une femme,**) qu'il ne nomme jamais devant ses amis, et dont il ne parle qu'avec le plus grand respect, comme d'un "ange", comme de son "soleil moral", qui était pour lui "plus qu'une mère, plus qu'une amie, plus qu'une créature peut être pour une autre", l'assista de ses conseils et l'entoura de son affection dévouée dans tous les orages de sa jeunesse. Il a fait sa connaissance en 1822, et pendant douze ans, (elle mourut en 1837), elle a su souvent mettre de côté les bienséances, oublier sa famille,

*) Gautier dit de même: (Portraits contemporains'): "Le "monument n"est pas achevé, mais, tel qu'il est il effraye par "son énormitë, et les ge'ne'rations surprises se demanderont "([iiel est le ge'ant qui a soulevé seul ces blocs formidables et "monté si haut cette Babel où bourdonne toute une société."

**) Elle s'appelait Madame de Berny — Voir les lettres à Louise. I et XXll, la lettre à sa mère du premier janvier 1836 et la lettre à Madame Hanska (octobre 1836).

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ses devoirs, renverser tous les obstacles, pour passer chaque jour deux heures avec lui, sans que personne pût découvrir leur amour, Balzac, qui exagère toujours quand il loue, doit nécessairement emploj'er les expressions les plus fortes quand il veut traduire sa passion. Mais ce qui est remarquable chez lui, en dépit de son cynisme et de sa sensualité, c'est la délicatesse des sentiments, l'amour qui revêt la forme de l'admiration et de la reconnaissance.

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