L'école romantique en France (1902)

III.

Cette tâche, nous l'avons dit, fut d'esquisser la psychologie de l'Europe depuis le commencement du siècle jusqu'en 1848. Les mouvements intellectuels, politiques, sociaux et artistiques de ce demi-siècle, innombrables, incohérents et divergents en apparence paraissent à Brandes obéir à une loi et à une loi simple. Mer descendante et mer montante, reflux et flux — voilà le rythme de cette vaste symphonie. Tout d'abord, le flot des idées européennes semble s'éloigner des terres hautes que peu à peu, à travers mille obstacles, il avait gravies à la fin du XVIIP siècle. Tout ce que les théoriciens, à coups de chefs-d'oeuvre, et les hommes de la Kévolution, à coups de guillotine, avaient conquis sur le fanatisme et sur la tyrannie semble à jamais compromis. La réaction se réinstalle, victorieuse, sur les trônes, dans les chancelleries et dans les cabinets de travail des spéculatifs. Mais ce retour offensif des fantômes du passé n'est que momentané. Les revenants ne vont pas tarder à aller rejoindre leurs sépulcres. Les idées d'émancipation religieuse, politique et sociale, font réentendre leur voix, d'abord sourde et étouffée, puis de |XVII| plus en plus haute, de plus en plus hardie, de plus en plus pressante jusqu'à, ce qu'en 1848éclate, avec une irrésistible puissance, le concert des mécontentements et qu'une nouvelle ibis s'écroulent les trônes.

Ce grand drame se décompose pour Brandes en six actes auxquels correspondent les six volumes des "C o u r a n t s directeurs de la littérature du XIX<^ siècle". D'abord c'est la Littérature de l'Emigration. La réaction commence à lever la tète, mais de peur de terrifier les hommes si elle se découvrait dans toute sa hideur, elle emprunte le masque de Rousseau dont elle interprète le sentimentalisme chrétiennement et dont elle oppose l'enthousiaste nostalgie et la mélancolie sublime au "hideux sourire" de Voltaire. Les protagonistes de ce prologue sont le Chateaubriand des Natchez et de René, nourri de la Nouvelle-Héloïse et de Werther, Sénancour, Nodier, l'auteur de l'Adolphe, Barante et la créatrice de Delphine et de Corinne, l'àme la plus passionnée et le cerveau le plus compréhensif de toute l'époque. M'"'' de Staël. Puis c'est le Romantisme allemand. La réaction gagne du terrain et conquiert les disciples du grand Olympien de Weimar. Elle s'insinue d'abord dans les imaginations sous guise de "prédilection artistique" et de rêverie mystique pour devenir, à la fin de la période, obscurantisme conscient, rente par la S^° Alliance. Et c'est tout rhôpital romantique qui défile devant nos yeux: Novalis, le frère morave phtisique, d'une sensualité hectique et d'une nostalgie supra-terrestre, c'est Tieck, l'ironiste mélancolique aux hallucinations morbides, c'est Frédéric Schlegel, le génie impuissant bouffi d'orgueil et de vanité, Hoffmann, le fantasque noctambule plein de rêves effrayants et de visions terribles puisés dans l'ivresse, Zacharias Werner, notoirement atteint de folie m3^stique, et Henri de Kleist, le génial suicide. C'est l'incapacité de forger des formes concrètes, le triomphe de la i)oésie musicale, l'aspiration maladive vers un idénl imprécis, la "tleur bleue", la Stimmung, la Waldeinsamkeit, le subjcctivisme intransigeant, la phobie de la réalité, les rênes ((XVIIl ))

lâchées, dans le clair-obscur psychique où errent les âmes, à toute la frénésie des passions, le mariage des fièvres sensuelles et des visions mystiques, et enfin, jeté sur toutes ces aberrations sensuelles et intellectuelles, le grand manteau noir de la superstition ressuscitée. Ensuite c'est la Réaction en France. La réaction atteint son point d'apogée. Elle ne se contente plus de se montrer sous le masque d'oeuvres littéraires et de "revenir" sous l'aspect inoifensif du rêve et de la vision. Elle prétend s'asseoir sur une doctrine philosophique. Après que Rousseau eut servi à réfuter Voltaire, c'est lui qui est battu en brèche. De Bonald, de Maistre, Chateaubriand échafaudent la théorie de l'ordre, fondent l'Etat sur le principe d'autorité et le principe d'autorité lui-même sur Dieu dont découle tout pouvoir: c'est la tlièse politique de Bossuet outrée, enfiévrée, empourprée par le reflet du torrent de sang qu'avaient fait couler la Révolution et Napoléon, c'est la RoA^auté étayée par le couperet du bourreau, le pape rouge de cette nouvelle chrétienté. FA les artistes suivent docilement l'impulsion donnée par les théoriciens, aussi bien le Lamartine des Méditations religieuses que le Victor Hugo des Odes et des Ballades, aussi bien le jeune de Vigny que le grand fanatique des Paroles d'un Croyant. Cependant le réveil se prépare. Courrier lance ses pamphlets, de Vigny va vers la philosophie, Victor Hugo entrevoit des horizons esthétiques nouveaux, Chateaubriand, renié par les siens, se rallie à l'opposition et le Corse aux cheveux plats revient hanter les imaginations de la nation qu'il avait si terriblement surmenée, mais qui n'en avait pas moins conservé à son cavalier surhumain une tendresse indélébile.

Avec le Naturalisme en Angleterre, le réveil s'accentue, le drame "tourne", le "revirement" s'opère. Le mouvement débute par une révolte contre les traditions littéraires, mais celle-ci ne tarde pas à se transformer en rébellion contre la réaction religieuse et politique, rébellion qui se propage rapidement de toutes parts et d'où émanent toutes les idées libérales et tous les actes libérateurs qui |XIX| vont bouleverser l'Europe: une fois de plus l'Angleterre fut fidèle à sa noble mission éinancipatrice. On réapprend à regarder et à sentir la nature, la nature non seulement dans ses aspects sublimes, mais dans ses beautés les plus humbles et les plus accessibles à tous. Un Wordswortli promène ses lecteurs à travers la campagne anglaise et sait tirer des sites les plus familiers, des personnages les ])lus modestes, d'un bouquet d'arbres et d'une fleur des champs toute la poésie puissante ou exquise que recèlent, pour qui sait les regarder, toutes les créations et toutes les créatures de l'artiste universel. Et de l'amour de la nature naît naiurellement et nécessairement l'amour de la liberté. L'homme, échai)pé à la geôle des villes, acquiert, dans la solitude des landes et des grèves, toute la conscience de son Moi, supérieur à toutes les conventions sociales, oii nul ne peut pénétrer, que nul ne peut étoutfer, ni le roi, ni le juge, ni le prêtre. Et c'est ainsi qu'après Wordsworth, Coleridge et Southey chantent tour à tour Walter Scott, Keats, Moore et Shelley, le poète le plus pur et le plus noble non seulement de l'Angleterre, mais de tout le X1X° siècle et lord Byron enfin, véritable Titan poétique, disposant souverainement de tous les claviers de l'orgue lyrique, créant, du même souffle animateur, ses Manfred, ses Gains, ses Lara et son incomparable Don Juan et couronnant le drame magnifique de sa destinée par ce dénouement splendide: sa vie sacrifiée à la cause de la liberté hellénique. Et, à partir de ce moment, le mouvement ascendant de la pensée et de l'art ne s'arrête plus. D'Angleterre, il va d'abord en France, et c'est le Romantisme français. Une sève nouvelle et ardente court à travers les vieilles esthétiques. La grande lumière du jour chasse les revenants. La perruque de Boileau va rejoindre sur le même bûcher la grande robe rigide de de Bonald et la souquenille du bourreau de de Maistre. L'art reprend contact avec la nature, matrice éternelle des formes et inépuisable créatrice de vie. Et de la France le mouvement passe en Allemagne : à la suite des grands artistes latins, les Germains |XX|

s'aifraiichissent à leur tour. La Jeune Allemagne (lit adieu aux rêves morbides, aux visions extati(|ues, aux hallucinations religieuses et, avec des hommes de talent comme Ruge, Börne, Gutzkow et Laube, elle produit un génie européen de tout premier ordre qui avait bu dans la coupe romantique et s'était assimilé tous les exquis sortilèges de ce troublant breuvage, mais qui, de là, s'était résolument tourné vers la réalité et en avait dit les atroces douleurs et les voluj)tés brèves, bâtard de Goethe et fils de Lord Byron, chevalier sans peur, sinon sans reproche, de l'Esprit, — Henri Heine. Et comme conclusion du grand drame qui avait commencé par les coups de canon des batailles napoléoniennes, les coups des fusil de 1848.

Voilà l'oeuvre réduite à ses lignes schématiques. J'espère que le lecteur en aura senti, rrialgré la nécessaire sécheresse de mon analyse, la puissance et la richesse. Ou dirait d'une fresque gigantesque, fourmillant de personnages, regorgeant de couleurs, tantôt peinte à larges touches et tantôt poussée jusqu'au plus intime détail et conservant toujours, en dépit de l'accumulation des événements et des caractères, une unité et une vigueur de construction admirables. D'aucuns ont même trouvé cette construction tro]) rigide avec son double rhythme de la réaction triomphante et du libéralisme ressuscité. Mais Brandes, en dépit de la fermeté de ses convictions politiques et sociales, n'est pas un esprit systématique dans le mauvais sens du mot. Son critérium esthétique, c'est-à-dire psycho-historique, n'est jamais obscurci par set convictions théoriques. C'est ainsi que pour peindre ce romantisme allemand, dont les tendances mystiques es l'esthétique ennemie de la vie répugnaient profondément à son esprit assoiffé de progrès, affamé de réel, de concret, de vivant, il a trouvé sur sa palette des tons amortis et éteints d'une extrême finesse, rendant merveilleusement le trouble des âmes et des intelligences. C'est que Brandes sait s'accommoder merveilleusement à l'atmosphère des sujets qu'il représente: à une grande vigueur intellectuelle | XXI| il joint une extrême souplesse, une sensibilité quasi féminine et" un don d'assimilation extraordinairement développé qu'il doit peut-être à ses origines sémitiques. On a reproché encore aux "Courants directeurs" d'être un peu superficiels. J'accorde volontiers que toutes les parties n'en sont pas également poussées et que l'auteur passe parfois un peu cavalièrement sur des difficultés qui auraient longuement arrêté des critiques micrograplies. Mais étant donnée l'étendue de l'oeuvre, cela était inévitable et, à procéder autrement, elle serait devenue interminable et intolérable. J'accorde encore qu'il est déconcertant de voir tels écrivains comme Nodier, Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo et d'autres, figurer dans plusieurs volumes avec des traits ditTérentset même contraires et que nous avons quelque peine à rajuster ces caractéristiques divergentes et à obtenir des physionomies complètes. Mais cela encore était exigé par la conception générale de l'ouvrage. Enfin je ne conteste pas que la manière de Brandes soit parfois trop nerveuse, son allure trop trépidante, qu'il nous fasse passer par des styles trop différents, qu'il pique avec trop de coquetterie parfois, dans ses pages les plus solidement construites et les i)lus vigoureusement menées, une anecdote ou un souvenir pei>onnel, qu'il use peut-être un peu trop prodiguément de ces raccourcis du style que sont les exclamations, les interrogations et les ellipses. Mais ce sont ces défauts ou ces qualités, je ne sais au juste, qui donnent aux Courants directeurs leur note caracté- ristique, parce qu'en (Uix se révèle le grand don que Brandes prise par-dessus tout dans les oeuvres qu'il étudie, peut-être parce qu'il le possède lui-même au plus haut degré: le don de la vie.

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