L'école romantique en France (1902)

II.

L'oeuvre maîtresse de Georg Brandes sont, nous l'avons dit, les "Courants directeurs de la littérature au XIX® siècle" On peut préférer sans doute ä ce vaste monument en six volumes tel essai, comme l'admirable étude sur Sören Kierkegaard, où l'auteur ne peint pas en fresque, mais où il prend corps k corps une tête, un tem- pérament, un caractère, et l'étudie avec la plus extrême minutie, en pénétrant jusqu'aux derniers plans de sa construction intellectuelle, en sondant jusqu'aux sources les plus lointaines et les plus secrètes de sa sensibilité. Mais il n'en reste pas moins vrai que c'est surtout par les "Courants directeurs" que Brandes a conquis la maîtrise.

Le fondement théorique de l'oeuvre est la conception critique de Taine. L'histoire littéraire est, en dernière analyse, une oeuvre de psychologie, une étude d'âmes. un roman, un drame, une oeuvre historique est une |XII| galerie de figures, un "magasin" de pensées et de sentiments révélateurs de la personnalité de son auteur et du milieu historique dans lequel il a vécu. "Plus les sentiments exprimés dans l'oeuvre d'art sont importants, plus les pensées grandes et compréhensives, plus les caractères individuels et représentatifs, plus la valeur de l'oeuvre est considérable, plus elle nous montre distinctement ce qui, à un moment donné de l'histoire, agita les âmes". De cette conception de l'histoire littéraire naît pour le critique une triple obligation. Tout d'abord, il s'agit d'analyser scrupuleusement les caractères du drame et du roman, les mélodies et les harmonies des poèmes lyriques, les idées de l'oeuvre historique et philosophique. Puis, de l'oeuvre il faut aller à l'auteur et le suivre patiemment, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, à travers tout le drame et toute la comédie de sa vie. Enfin, il faut pousser l'enquête plus loin, situer l'auteur dans son milieu historique, se rendre compte des passions politiques, des tendances sociales et des doctrines esthétiques prédominantes et mesurer l'action exercée par le milieu sur l'auteur étudié et la réaction exercée par l'auteur sur ce milieu. C'est bien, on le voit, la théorie de Taine, nuancée par celle de Sainte-Beuve. Il y a entre cette conception historique et psychologique de la critique et la conception esthétique, qui est tout aussi légitime, des différences profondes dont Brandes se rend et nous rend clairement compte. "Esthétiquement, une oeuvre d'art €st un tout, valant par elle-même, sans contact avec son milieu: elle a son centre en elle-même. Historiquement, une oeuvre même parfaite, est toujours un fragment arbitrairement détaché d'une trame infinie, aux mailles inséparables". Sans doute, la distinction entre le point de vue historique et le point de vue esthétique ne saurait être absolue. Il arrive un moment où l'historien est obligé de faire le départ entre les différentes manifestations artistiques d'une époque, de se demander pourquoi l'une l'emporte sur l'autre dans l'admiration des contemporains et de la postérité et de décider si ce triomphe est légitime. En d'autres termes, le critique psychologue est obligé, lui |XIII| aussi, de se préoccuper cVun cntenum de 1« ^ ^^^ Celui de Bi-andès est celui-là même de Ta.ne. Il » app o pne la formule de l'admirable étude sur Lord By» ' ■ , »^;"'™'' nù fist la vie même bestiale ou maniaque, est la beauté . Pour BldS comme pour Taine, l'oeuvre d'art yentab e est ceuè qui concentre dans toute sa prodigieuse intensité e da. tiute sou inépuisable richesse la vie eparse qui cris 1 Use les mille facettes des tendances, des aspirations, des talg s, des sublimes espérances et des déceptions té e" d'iue époque historique dans laquelle comme dans un miroir magique qui à la fois grossit et piecise, niacrnifi" "simplifie, les hommes se retrouvent avec les SI essentiels 'et les nuances les plus ^8«»- de leu, être et saluent comme réalité ce qui, eu <^«. » «'^'t 1^^ rpve trouble et pressentiment imprécis. Sans doute on nourrat opposer à cette conception du beau considère comme le vLnt, le moderne, l'actuel, plus d une objection Un poète qui, c mme Goethe, se détourne a un moment Sount délibérément, de la réalité politique et soci^ ferme les veux à toutes les images et loieille a toutes e clameurs du présent pour s'enfoncer dans l'impassible Irntt^Sion d'e la nature on .[l« ''.nüqni^ J.t-il vraiment manqué à son devoir artistique? Et 1 Iphigenie, oôru'incarner aucune des grandes tendances de la vie aïèmaidè à la fin du XVIIP siècle, en est-elle moins souverainement belle .^ . , ,

La question mériterait discussion, mais ce n st pas ici le lieu de l'engager. Au critique, comme a 1 autem flrimatioue il faut accorder son postulat. Oeliii ae Brandes ei la conception de l'oeuvre d'art eu tant que s ^le de l'état mental d'une époque, en tan que pro- dut d'un milieu bistorique. ,Mon -^"...on dit-il es^d donner nar l'étude de certains groupes et de certains mou4me^ s dominateurs de la littérature européenne rsnui^e d'une psychologie des premières années du MX siTc ë'' Notez d-ms ce programme l'expression de i e- rature européenne: elle est de la plus haute impoi- ïauce Si a critique littéraire doit être vraiment psycho- W^le et historique, elle sera nécessairement comparée. |XIV| Au point de vue psychologique tout crabord, la comparaison est le meilleur, est au fond le seul moyen de nous ri^ndre compte des choses: l'esprit humain ne peut définir un objet quelconque que par rapport, c'est-à-dire par compa- raison avec un autre. Pourquoi cette loi générale de l'esprit humain ne vaudrait-elle pas pour les oeuvres littéraires aussi bien que pour les choses inanimées et les créatures vivantes? Au point de vue historique ensuite, la comparaison s'impose tout aussi impérieusement au critique. L'histoire, surtout l'histoire moderne, constitue un tout dans lequel toute division est arbitraire et factice, «st vraiment cette trame aux mailles indissolubles dont nous avons entendu parler Brandes. A proprement parler, il n'y a pas une histoire de France, une histoire d'Angle- terre ou d'Allemagne, il y a une histoire d'Europe et bientôt il y aura une histoire mondiale. Même les historiens qui prétendent écrire des monographies nationales sont toujours obligés de par les guerres, les traités, les relations économiques, de pénétrer dans le domaine des nations voisines. Et ce qui vaut pour l'histoire des évé- nements, vaut naturellement pour l'histoire des idées et des formes d'art. Cette littérature européenne que Goethe, au déclin de sa vie, avait appelée de ses voeux, existe. La facilité et la rapidité des voies de communication in- tellectuelle rendent plus sensible aujourd'hui l'existence d'un sens oriura artistique commun à toutes les nations civilisées. Mais, pour être moins visible et pour avoir été à plus longue portée, l'influence mutuelle des littéra- tures et des formes d'art de l'Europe cultivée n'a jamais cessé de s'exercer. Au Moyen-Age, ce sont les mêmes thèmes qui sont traités dans tout l'occident. Une légende née au pavs de Galles, est recueillie et adaptée par les trouvères anglo-normands, tourangeaux et bavarois. La gloire de Charlemagne et de Eoland rayonne de la France en Italie, en Allemagne, en Espagne et jusqu'en Islande. Ce sont les mêmes cathédrales qui, partout en Europe, dressent vers le ciel leurs flèches dentelées et ce sont les mêmes mystères que l'on célèbre dans leurs parvis. Pen- dant la Renaissance, le parfum ressuscité des chefs-d'oeuvre |XV| de raiitiqiiité enivre tous les savants et tous les artistes. Au XVII ^ siècle les moules créés par nos grands drama- tistes sont adoptés universellement et au XVIII ^ , l'An- gleterre et la France travaillent de concert à la grande oeuvre de l'émancipation de l'esprit humain. Enfin, la grande crise de la Kévolution française ébranle jusque dans ses fondements le vieil édifice lézardé de tous les Etats européens. Napoléon promena ses légions victori- euses des Pyramides au Kremlin et faillit créer un nouvel empire d'Alexandre où eût régné une langue, un code, une civilisation unique. Le credo révolutionnaire devint pour un moment le credo universel de toute l'humanité, et lorsque la réaction éclata, elle fut univer- selle, elle aussi. Quoi d'étonnant si toutes les frontières littéraires s'effacent et toutes les barrières artistiques s'effondrent? Un Suisse, écrivant en France, transforme profondément la littérature de l'Allemagne et infuse à celle de l'Angleterre un sang nouveau. Le mouvement romantique, né du même Kousseau, éclate d'abord en Allemagne par l'insurrection du Sturm et du Drang, puis s'apaise, se rassérène, devient le classicisme goethéen et schillérien, pour réapparaître sous une forme nouvelle, passe de là en Angleterre et y produit la plus merveilleuse flore poétique et revient enfin en France, son pays d'origine, enrichi de toutes les conquêtes réalisées dans sa marche triomphale. Est-il possible de séparer ce qui, en réalité, est inséparé? N'est-ii pas nécessaire et naturel, si l'on veut vraiment se rendre compte des courants littéraires, de leur direction, de leur but et de leur portée, de les étudier ensemble, de remonter jusqu'à leurs sources communes, de montrer jusqu'à quel point ils cheminent ensemble, puis se séparent, se modifient sous l'influence des terres qu'ils traversent et des paysages qu'ils reflètent, ])Our toujours se rapprocher à nouveau, pour toujours mêler à nouveau leurs flots. —

Georg Brandes a eu le sentiment le plus vivace de l'indissolubilité de la littérature européenne. Herder, avant lui, et les critiques romantiques, notamment |XVI| Auguste-Guillaume Sclilegel, l'avaient pressentie. Villemain, Renan et surtout Taine en avaient eu conscience, et l'on trouve dans l'H istoire de laLittérature Anglaise des pages admirables de littérature comparée, comme dans l'étude sur Lord Byron, la comparaison entre le Faust et Manfred, comme, dans le chapitre sur Tennyson, le magistral parallèle entre la poésie anglaise, incarnée dans le doux poète de In Memoriam, et la poésie française incarnée dans le chantre trouble, morbide, mais magnifiquement passionné de Rolla. Mais ce n'avaient été là que des vues fragmentaires. Brandes fait de la littérature comparée le centre même de ses études, et sa connaissance approfondie des langues étrangères, naturelle et nécessaire chez un citoyen d'une petite nation, sa mémoire prodigieuse, son étonnant don d'assimilation le rendaient particulièrement propre à la tâche qu'il s'était assignée.

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