L'école romantique en France (1902)

|VIII| I.

Georg Brandes est né à Copenhague le 4 février 1842. A peine sorti de l'Université de sa ville natale, il se lance dans la bataille littéraire et, dès sa première oeuvre, "Dualismen i vor nyeste Philosophi" (1866), il révète une hardiesse de conception de vie et une intrépidité dans la position et la solution des problèmes les plus dangereux qui firent de lui l'un des plus valeureux champions du radicalisme européen. Rapidement, il s'était affranchi des lourdes entraves delà doctrine hégélienne qui pesait encore sur les esprits danois, alors que, partout ailleurs, elle n'était plus qu'un souvenir lointain. Après avoir manifesté des sympathies pour la gauche hégélienne, il prend conscience que cette gauche elle-même reste embarrassée dans les liens de l'École et il prend définitivement congé de la logomachie creuse qu'était devenu l'hégélianisme entre les mains des épigones du Maître. Il comprit qu'entre l'orthodoxie et le libre examen aucune conciliation n'était possible et qu'il fallait se décider pour l'une ou pour l'autre. Pour lui son choix était fait. Les inspirateurs de sa pensée furent désormais non plus les métaphysiciens et les théologiens allemands, mais les psychologues et les sociologues français et anglais: Auguste Comte, John Stuart Mill, Sainte- Beuve, Eenan et Taine. C'est ce dernier qui exerça sur son esprit l'influence la plus profonde et la plus durable. Avec ce guide tjTannique mais sûr, il abandonna à jamais les landes grises de la spéculation, pour se vouer tout entier à l'esthétique et à la critique. Les "Aesthetiske Studier" (1868), les "Kritiker og Portraiter" (1870), et surtout "Den franske Aesthetik i vor Dage" (1870) — ouvrage consacré à Taine — sont tout imprégnés des idées du grand maître français même quand il semble s'en éloigner.

A partir de ce moment, la voie de Brandes est tracée et il y avance avec une sûreté, une hardiesse et un succès toujours croissants: il sera esthéticien et critique, c'est-à-dire psychologue et historien. Pour se préparer à sa tâche, il sent qu'il lui faut quitter le Danemark: là, |IX|)) son centre de perspective était nécessairement trop étroit et s'il pouvait s'y documenter par des livres, il n'y trouvait pas cette atmosphère excitante et vivifiante que l'on ne respire que dans les grands centres où se forgent les idéals et où s'élaborent, comme dans de gigantesques usines intellectuelles, l'art et la science de l'Europe. Aussi üt-il de longs séjours en Italie, en Allemagne, en Angleterre et à Paris où il se lia avec les artistes et les penseurs les plus éminents. Revenu à Copenhague avec le fervent désir de communiquer à ses compatriotes le riche butin qu'il avait accumulé, il tombe au milieu de la plus ardente réaction politique et religieuse. Mais les obstacles De font qu'aviver son humeur combative et, en 1871, il commence à l'Université de Copenhague ses fameuses conférences sur les "Courants directeurs de la Littérature du XIX^eme^ siècle", conférences qui furent imprimées dès l'année suivante et qui, achevées et réunies, formèrent le grand ouvrage en six volumes qui est le titre le plus solide de Brandes à la notoriété européenne. Le succès de ces conférences fut prodigieux. Les auditeurs de Brandes, enfermés jusqu'ici dans La prison des abstractions et dans les dédales de la dialectique, se trouvaient transportés tout à coup en plein jour, en pleine lumière, en plein air. Comme par un coup de baguette magique, les pays Scandinaves qui s'étaient tenus loin du grand mouvement européen et qui cherchaient encore des inspirations dans la flamme éteinte des formules du romantisme allemand, se rouvrent aux courants intellectuels de l'occident. Darwin, Stuart Mill, Max Müller, Taine, Kenan, Flaubert, toute la science, toute la critique, tout l'art moderne pénètre comme un souffle régénérateur dans le monde du Nord. Des continents d'idées nouvelles se découvrent aux yeux éblouis des septentrionaux assoupis. Étudiants, professeurs, littérateurs, artistes, tous sont entraînés. La littérature danoise s'éveille de son rêve, quitte la table de thé autour de laquelle elle s'était attardée à "esthétiser" alors que, partout en Europe, se livraient les plus mémorables batailles, pour reprendre «contact avec la réalité vivante. Et le mouvement imprimé |X| par cette parole ardente, ne s'arrête pas au Danemark, La Suède et la Norwège suivent le petit pays qu'elles avaient eu jusqu'ici la prétention de devancer. Un écrivain aussi illustre que l'était déjà alors B. Bjørnson, troublé jusqu'au plus intime de sa conscience artistique par les horizons illimités évoqués par le jeune enchanteur, éprouve- le besoin d'arrêter, pendant plusieurs années, sa production pour lire, pour s'élargir, pour s'approfondir, pour se renouveler.

On imagine sans peine la fureur des orthodoxes: si l'on n'y mettait bon ordre, toute la jeunesse Scandinave allait être irréparablement séduite, corrompue et perdue à tout jamais pour la bonne cause. Ils manoeuvrèrent si bien que les portes de T Université furent fermées à l'initiateur. Brandes cependant fait tête à l'orage. Sans désemparer, il lance sur le marché littéraire des monographies psychologiques de tout premier ordre: "Ferdinand Lassalle" (1877), "Sören Kierkegaard" (1877), "Danske Digtere" (1877), "Esajas Tegner" (1877), "Benjamin Disraeli" (1878) qui auraient suffi à illustrer n'importe quel écrivain d'un grand pays. Rien n'y fit. L'orthodoxie ne désarma pas. Plus l'ennemi faisait preuve de talent, plus il était dangereux et plus il était méritoire de le combattre sans merci. Brandes fut obligé d'abandonner la partie et d'aller vivre à. l'étranger.

Il se fixa d'abord à Berlin. Il connaissait sans doute dès lors admirablement la littérature et la langue allemandes. Mais il s'agissait maintenant pour lui de se faire une nouvelle patrie intellectuelle, de penser et d'écrire dans une langue étrangère. La persévérance de fer de Brandes réussit à cette tâche difficile. Son volume d'Essais "Moderne Geister" (1881), comprenant des études sur Paul Heyse, Max Klinger, Renan, Flaubert, les Goncourt, Tourguenef, Stuart Mill, Andersen, Esaias Tegner, Björnson et Ibsen, eut un succès retentissant. Alors vers la fin de- 1882, on eut honte à Copenhague d'avoir laissé échapper un tel esprit et on lui fit une rente annuelle avec la. charge de faire des conférences publiques sur la littérature-|XI|universelle, rente qu'il refusa d'ailleurs de toucher dès le jour où sa réputation grandissante lui permit de vivre de sa plume. C'est donc à Copenhague qu'a élu domicile depuis lors l'errant. C'est de là qu'il a lancé en 1885, "Mennesker og Vaerker", un recueil d'essais sur Holberg, Oehlenschlager, Nietzsche, Zola, Maupassant, Pouschkine, Lermontow, Dostojewski Tolstoï, Kielland, Jacobsen, Strindberg, Sudermann et Hauptmann, en 1885 "Ludwig Holberg" trois volumes, considérés par ses compatriotes comme la couronne de son oeuvre, sur les Littératures d u N o r d, un volume sur la P o l o g n e, un autre sur la R u s s i e , un volume de p o è m e s lyriques, et enfin son "Shakespeare." Mais il n'a garde de s'enfermer dans son pays. Comme devant, on le rencontre sur toutes les routes de l'Europe, à l'affût de toute oeuvre significative, de toute individualité rare, de toute manifestation artistique intéressante. Son nom est devenu l'un des plus connus et des plus appréciés de la "ghilde" des critiques. Les revues et les journaux de tous les pays se disputent sa signature et l'on est d'accord parmi les gens de métier pour reconnaître Georg Brandes comme le maître de la littérature comparée en Europe.

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